Éloge de l’imperfection

Loin de la tyrannie du corps parfait et de l’uniformisation ambiante, émerge une approche d’une beauté singulière et puissante.

Sur l’écran, une jeune fille nue se prélasse sur un lit. Silhouette onduleuse, hanches pleines, ventre arrondi, cuisses cellulitiques, seins discrets et nez en trompette. C’est Lena Dunham, 26 ans, auteur et personnage principale de Girls, l’une des séries télévisées américaines du moment. Déjà qualifiée de phénomène, cette fiction recueille tous les suffrages.

Lena y incarne Hannah, une jeune New-Yorkaise au physique  » normal « . Ou plutôt éloigné des canons de la beauté actuels. Son léger penchant à l’exhibitionnisme a valu à l’actrice une flopée de critiques. Au cours des derniers Golden Globe Awards, en janvier dernier, la présentatrice Tina Fey, pourtant féministe revendiquée, lui a gentiment reproché sa fréquente nudité.

Et pas juste par réflexe puritain. L’esthétique volontairement  » anti-glamour  » de Girls – comme son propos réaliste sur le quotidien des jeunes fauchés – fait débat, jusque dans les pages du New York Times.  » Ce n’est pas le corps nu de Lena Dunham qui choque les téléspectateurs, mais son imperfection « , analysait récemment un journaliste du quotidien US.

Les commentaires féroces sur la plastique de l’actrice sont autant de preuves que la vision du corps de  » vraies femmes  » nous est devenue insupportable. Plus besoin d’énumérer les normes de la beauté contemporaine tant nous les avons assimilées depuis notre plus jeune âge. La femme 2013 ressemble à une épouse de footballeur, à une chanteuse de r’n’b ou à Jennifer Lawrence, la dernière coqueluche d’Hollywood. Aujourd’hui, on se doit d’avoir les dents blanches et alignées, un petit nez droit, des lèvres charnues, la peau lisse, la taille fine, des seins affirmés, des fesses rebondies. Et, si l’on n’est pas filiforme, on veille au moins à rester ferme.

Des mannequins à personnalité

 » On nous apprend depuis l’école à être parfaits, c’est un mauvais message, car on ne le sera jamais. Notre culture occidentale est une culture masochiste de l’effort et du volontarisme, déplore Charles Pépin, philosophe et auteur de Quand la beauté nous sauve (Robert Laffont). Kate Moss n’a pas un visage ni un corps parfaits, et elle est pourtant sublime, poursuit-il. Sa beauté nous touche, encore plus qu’un physique irréprochable, qui serait une caricature de la vie. »

Pour être heureux, faut-il alors cultiver notre singularité, accepter nos défauts et même les transformer en qualités ? A l’instar d’une Diana Vreeland, la mythique rédactrice en chef d’Harper’s Bazaar et de Vogue US, cette « belle laide » dont le talent fut, notamment, de lancer une génération de mannequins  » à personnalité « . Richard Avedon, qui a beaucoup travaillé avec Diana Vreeland, racontait qu’elle recommandait aux photographes d’accentuer les défauts des modèles. Elle a ainsi sublimé les dents du bonheur de Lauren Hutton, le profil de Barbra Streisand avec son nez à la Néfertiti, la gracilité de Twiggy, le visage émacié de Cher, le côté sauvage de Veruschka. Et propulsé la carrière d’Anjelica Huston et, avant elle, celle de Lauren Bacall, qu’elle repéra dans la rue. Cette dernière avouait ne pas comprendre qu’on la trouve jolie  » avec ses dents et ses sourcils tordus « … devenus cultes.

Paradoxalement, les « plus belles filles du monde » sont aussi souvent les plus atypiques. Kate Moss, du haut de son petit mètre septante, a révolutionné l’esthétique des années 90 par son allure de brindille, magnifiée dans les campagnes Calvin Klein. La Brésilienne Gisele Bündchen – toujours le top-modèle le mieux payé du monde – aime à rappeler qu’elle a longtemps couru les castings sans succès, les agences lui reprochant son nez et sa bouche trop « chevalins ».

Dans les années 70, on a d’abord conseillé à l’actrice du mythique Love Story, Ali MacGraw, de corriger ses dents légèrement décalées. Elle n’en a rien fait. Bien lui en a pris : son sourire est devenu sa signature. A l’inverse, Jennifer Grey, star du cultissime Dirty Dancing, ratiboisa son nez busqué sitôt le film sorti. On attribue l’échec de sa carrière à ce faux pas : le public ne la reconnaissait plus !

A Hollywood comme ailleurs, de nombreuses actrices militent aujourd’hui pour une féminité naturelle et vraie. En 2011, Kate Winslet est même allée jusqu’à créer une « ligue britannique anti-chirurgie esthétique ». L’Américaine Amy Adams affirme, quant à elle, qu' »une femme n’est jamais aussi belle que quand elle reste elle-même ». Comprenez, sans artifices et sans retouches.

Même si, dans le monde des paillettes, les actes ne suivent pas toujours les paroles, ces stars ont bien compris que les petits accidents font le charme et, souvent, la pérennité d’une beauté. Il n’y a qu’à observer les canines affirmées de Kirsten Dunst ou le sourire mal aligné de l’incontournable Laetitia Casta (qui soutient qu’elle ne touchera jamais à sa dentition) pour s’en convaincre.

Comme des oeuvres d’art

Les grandes marques de cosmétiques adaptent leur discours à cette envie de vérité. Les savons Dove avaient dégainé les premiers, il y a une dizaine d’années, avec une campagne axée sur l’acceptation de soi. L’Oréal Paris concentre désormais ses messages sur la confiance en soi. Make Up For Ever a lance une campagne sans retouches photo avec un casting de filles  » normales « . Quant à la griffe canadienne M.A.C, elle a fait de la différence sa marque de fabrique. Parmi ses égéries figurent la chanteuse obèse Beth Ditto, la nonagénaire Iris Apfel, l’artiste transformiste Cindy Sherman et, plus récemment, Jelena Abbou, championne de bodybuilding, aux bras scandaleusement musculeux.

Serait-on en train de dépasser l’identification primaire à une idole ? Pas tout à fait, mais les choses évoluent. « La plupart des égéries possèdent encore une beauté très consensuelle, car les marques internationales doivent plaire au plus grand nombre, de la Chine aux Etats-Unis, explique Brice Compagnon, spécialisé dans le casting sauvage. Les équipes marketing sont désormais tellement impliquées dans le processus de création qu’il reste moins de place pour l’instinct ou la prise de risque dans le choix d’un modèle.

Mais on a gagné en mixité : des beautés asiatiques ou indiennes émergent. » On assiste aussi à un « effet d’ouverture ». « Les griffes cosmétiques aiment s’associer un mannequin qui a une caution mode et branchée. » Et, souvent, c’est ici que les physiques non calibrés sont récompensés. L’Oréal Paris a ainsi choisi la troublante Coco Rocha, qui avait été lancée par le photographe Steven Meisel. Chez Dior, le top néerlandais Daphne Groeneveld offre sa moue lippue au gloss de la maison. Même chose pour Calvin Klein et le mannequin Lara Stone, à l’imposante mâchoire carrée et aux dents du bonheur. « L’avantage pour les marques, c’est que ces visages atypiques ne s’oublient pas, on s’en souvient ! » ajoute le maquilleur de studio Adrien Pinault.

Ce dernier ne cesse de louer cette tendance. « Les beautés classiques sont plus faciles à maquiller, car ce sont des pages blanches. Mais les profils originaux sont plus bien intéressants. Lorsque le mannequin a déjà une  » gueule « , l’enjeu est de valoriser une personnalité.

On maquille souvent moins et plus subtilement. En ce moment, les mâchoires très fortes sont à la mode. Ces déséquilibres apportent une touche de modernité à des make-up classiques. L’association mascara et rouge à lèvres a été vue des milliers de fois, mais, sur le visage de Lara Stone, par exemple, c’est une vraie révolution! »

L’étrangeté de ses traits déplaît aux uns ou bouleverse les autres. Et c’est tant mieux. « Ce plaisir esthétique, du même ordre que celui éprouvé face à une oeuvre d’art, nous aide à apprivoiser nos propres imperfections et à accepter notre complexité, voire nos paradoxes », rappelle Charles Pépin. On vous le dit, petits défauts et autres entorses aux standards en vigueur sont des trésors insoupçonnés qu’on aurait grand tort de ne pas exploiter.

Valentine Pétry & Marion Vignal

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