La recherche du bien-être, oui, mais pas à tout prix

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Face à une société qui nous dicte des règles toujours plus strictes pour atteindre le bien-être, certains décident de lâcher du lest et d’arrêter de culpabiliser au moindre écart de conduite. Et s’ils avaient raison ?

La recherche du bien-être, oui, mais pas à tout prix
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« Je suis fumeur. Je m’adonne délibérément, tous les jours, à une activité que j’adore et dont je sais qu’elle me détruit. Vous me parlez de cancer, d’impuissance, de mauvaise haleine ou d’AVC, mais vous ne m’apprenez rien. Et vous me cassez les oreilles à dire que si je n’arrête pas, je vais mourir, puisque je le sais déjà. D’ailleurs, vous aussi, vous allez mourir, alors ne faites pas trop les malins avec le rose imaginaire de vos poumons… »

Ces mots provocateurs sont ceux de Raphaël Enthoven, lancés sur Europe 1, l’automne dernier. Dans son billet radio La morale de l’info, le philosophe imaginait ce que pourrait rétorquer un accro à la cigarette face à la campagne relativement paternaliste de l’agence Santé publique France, intitulée « Moi(s) sans Tabac : en novembre on arrête ensemble ». L’homme de médias, qui ne précisa pas à l’antenne s’il était lui-même concerné par cette dépendance, conclut en ces termes : « Je refuse que mes enfants grandissent dans un monde où il est interdit de se nuire. »

Si cette tirade peut, dans un premier temps, choquer l’opinion bien-pensante et tous ceux qui passent leur vie à nous convaincre – à raison – de faire attention à notre santé, elle est par ailleurs le reflet d’un ras-le-bol latent qui, peu à peu, s’invite dans le débat. Car à force de nous répéter que nos moindres gestes peuvent nous rendre malades et malheureux, nous ne savons plus par où commencer pour devenir des êtres parfaits, respectueux de leur corps et de l’environnement.

« Même un végétarien se sent fautif… parce que ses fruits bio ne sont pas locaux ou parce que les légumes qu’il mange sont bourrés de pesticides. A l’heure actuelle, tout ce qui est dit autour de l’alimentation est culpabilisant. Question développement personnel, c’est la même chose : il faut méditer dix minutes par jour, il faut faire du yoga, il faut, il faut… De nouveau, des injonctions nous tombent dessus », constate Yves-Alexandre Thalmann dont le livre Au diable la culpabilité ! nous invite à prendre un peu de recul (1).

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Et de pousser son raisonnement plus loin : « Certaines personnes finissent par s’en vouloir perpétuellement, le point ultime étant de culpabiliser d’exister. Car si on regarde cela avec un peu de cynisme, un bon éco-citoyen serait un citoyen mort puisque ce premier a, malgré tous ses efforts, une empreinte carbone. Etre en vie dans un pays prospère serait déjà un problème en soi. »

Une obligation morale

Suivre au pied de la lettre l’ensemble des recettes dont nous sommes bombardés pour atteindre la félicité relèverait donc de la mission impossible… Et pourtant, cette voie tracée, aussi fastidieuse et absurde soit-elle, nous serait non pas proposée, mais imposée par la société. Et c’est précisément ce qui agace certains experts. « Aujourd’hui, s’occuper de son bien-être est devenu une obligation morale », assènent Carl Cederström et André Spicer dans leur bouquin Le syndrome du bien-être (2).

La recherche du bien-être, oui, mais pas à tout prix
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Les deux professeurs scandinaves ne rejettent pas en bloc l’importance de prendre soin de soi mais regrettent que ces conseils virent à l’idéologie. « Dès que le bien-être passe du sentiment d’une chose agréable à une exigence impérieuse, que nous devons satisfaire pour être heureux, il bouleverse notre manière de vivre dans son ensemble et nous pousse à voir le monde sous un jour menaçant », déplorent les deux enseignants.

Nous sommes donc amenés, malgré nous, à suivre ces diktats aveuglément… et pire, à juger ceux qui sortent du sentier balisé. Car, comme l’explique le duo, « le curseur de la nocivité s’est déplacé de l’activité vers l’individu. La tyrannie du bien-être nous exhorte de blâmer celles et ceux qui refusent de se mettre au diapason. » Ce qui pousse à stigmatiser les fumeurs, les gens obèses ou les alcooliques, au lieu de se pencher sur la source de leur addiction et les problèmes sociaux et sociétaux qui ont mené à cette situation. Pour le tandem de chercheurs, « dans notre société néolibérale, ces personnes ne sont plus considérées comme des dangers pour elles-mêmes mais pour la société entière, puisqu’elles risquent, à terme, de devenir inaptes à travailler. »

C’est d’ailleurs plus que probablement pour cette raison inavouée que nombre d’entreprises multiplient les formations en développement personnel et autres disciplines estampillées « feel good » pour booster le moral de leurs troupes. Pour les auteurs, cette volonté du monde de l’entreprise d’insuffler de tels principes à ses employés permet de façon insidieuse de les rendre responsables de leur situation, le patron se dédouanant ainsi du rôle qu’il jouerait dans le mal-être de ses équipes.

Wellness Business

Corollaire de tout ça : la recherche de bien-être à tout prix vire au business. Selon l’International Coach Federation, on dénombrerait officiellement dans le monde près de 65 000 coachs pour un chiffre d’affaires de 2 milliards d’euros par an. Mais on ne parle ici que des pros, auxquels doivent s’ajouter une multitude d’experts aux talents plus ou moins avérés, qui souvent s’appuient sur la psychologie positive pour développer leurs préceptes.

Cette discipline date de la fin des années 90 et est, comme le résumait assez bien le moine bouddhiste Matthieu Ricard sur son blog, « un domaine de recherche scientifique qui s’est donné pour but d’étudier et de renforcer les émotions positives, celles qui nous permettent de devenir de meilleurs êtres humains, tout en éprouvant une plus grande joie de vivre ». Une bonne chose en soi… « Je ne doute pas des bienfaits de certaines techniques mais, de nos jours, les recherches en la matière sont souvent interprétées à la sauce psychopop, et ressemblent étrangement aux discours « magiques » des guérisseurs et gourous qui nous promettent un bonheur illimité comme s’il s’agissait d’une marchandise dans un catalogue », met néanmoins en garde Marie-Claude Elie-Morin dans son ouvrage La dictature du bonheur (3).

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Un avis partagé par Yves-Alexandre Thalmann : « En deux générations, on a glissé d’un mode de culpabilisation à un autre. Avant, elle provenait des principes religieux transgressés. Les gens se sentaient coupables de ne pas aller à la messe, de pécher… Aujourd’hui, dans le monde occidental, on a réussi à se libérer de ce poids. Mais désormais, le prêtre est remplacé par des diététiciens, coachs et autres colporteurs de bonne conscience qui, pour mieux nous manipuler, nous font culpabiliser. Le but final étant de vendre un maximum de bouquins, de stages, etc. »

Un tableau bien négatif, qui met évidemment tous les théoriciens dans le même sac, mais qui a le mérite d’insister sur l’importance d’être prudent lorsque l’on ouvre l’un de ces grimoires aux messages persuasifs et de se demander si on en a réellement besoin.

Un gendarme à demeure

La pression qui nous incite à vouloir toujours mieux pour notre petite personne vient également des réseaux sociaux. Sur ceux-ci, chacun parade sous son meilleur jour, à coups de petites phrases d’autosatisfaction et de photos full paillettes. En surfant sur ces plates-formes, on a vraiment l’impression que l’herbe est plus verte ailleurs… Et ce constat est d’autant plus cruel qu’il est fait au sein même de notre cercle « d’amis ». Face à tant de joie étalée, notre réflexe est fatalement de tout faire pour suivre la norme, ne pas déroger aux règles et viser encore davantage de plénitude… quitte à surjouer à son tour sur le Web et à culpabiliser derrière son écran de ne pas être à la hauteur de cet avatar.

Nombre d’applis nous rendent également accros à ce désir de bonheur ultime, nous invitant à mesurer nos données biométriques, à faire du sport, à surveiller notre ligne ou notre sommeil… Cette multitude de possibilités donnent, à la longue, l’impression d’avoir un gendarme à demeure, nous obligeant, encore et toujours, à surveiller notre corps en permanence. Et à céder à nouveau à l’appel d’une certaine littérature et à des spécialistes de la positive attitude sans limites… Et ce sans jamais être vraiment apaisé.

Mon beau miroir

Cependant, au-delà du fait que cette pression nuit à notre liberté de penser, nous inflige un sentiment perpétuel d’insatisfaction, nous empêche d’exprimer que parfois, oui, on est malheureux, et déleste l’air de rien notre portefeuille, le plus préoccupant est que cette obligation morale nous pousse finalement à devenir complètement nombriliste !

« De la recherche effrénée du régime parfait à la quête paranoïaque du bonheur, en passant par les séances de sport obligatoires en entreprises, les sessions de coaching qui n’en finissent jamais, le suivi et l’archivage minutieux de nos données biométriques, etc. Toutes ces mesures extrêmes entraînent des dérives narcissiques qui nous amènent à nous replier sur nous-mêmes et à ne nous préoccuper que de notre corps. Tandis que perdure le problème des inégalités sociales, de la discrimination ou de l’autoritarisme, l’optimalisation du bien-être collectif tend à devenir le nouvel horizon de la politique », synthétisent Carl Cederström et André Spicer.

Mais alors, face à de tels arguments, comment résister à la pression ? Comment prendre du recul et arrêter de culpabiliser au moindre verre de vin ingurgité à l’apéro, à la part de gâteau recouverte de chantilly avalée d’un trait au goûter, à la petite cigarette grillée en soirée et aux deux semaines de vacances passées dans le transat, sans avoir enfilé une seule fois ses baskets ?

Pour répondre à cette question, Marie-Claude Elie-Morin cite une chercheuse en sciences humaines américaines, Brené Brown : « Les individus qui rapportent être le plus satisfaits de leur vie sont ceux qui acceptent non seulement de ressentir mais aussi de dévoiler leurs vulnérabilités et de se montrer au monde dans leur imperfection. Il faut reconnaître la honte et la vulnérabilité qui affleurent en nous lorsque nous avons l’impression de ne pas être à la hauteur ou d’être exclu de la norme sociale. » Au bac, donc, les bonnes résolutions prises il y a deux semaines et intenables sur la longueur ! Place à un peu plus d’indulgence et de lâcher-prise, sans bien sûr oublier de prendre au moins un peu soin de soi, cela va sans dire… Voilà un beau défi pour 2017 !

(1) Au diable la culpabilité !, par Yves-Alexandre Thalmann, Jouvence.

(2) Le syndrome du bien-être, par Carl Cederström et André Spicer, éditions L’Echappée.

(3) La dictature du bonheur, par Marie-Claude Elie-Morin, VLB éditeur.

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