Psycho: Et si on arrêtait d’annuler ?

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Qu’ils soient professionnels, amicaux ou amoureux, nos rendez-vous semblent de moins en moins inscrits dans le marbre. On n’hésite plus, désormais, à se dérober, et avec peu d’états d’âme. Explications.

Avoir littéralement les autres à portée de main. Les joindre avec un message tapé à toute vitesse sur le clavier de son téléphone ou se manifester par un  » like  » sur une photo. Entre recommandations d’amis sur Facebook, propositions de contact sur LinkedIn et relations de la  » vraie vie « , nos réseaux se multiplient à l’infini et se transforment en dédales de possibilités.

Séduits par ce fourmillement, persuadés qu’une vie riche se définit avant tout par un quotidien surchargé, nous sommes de plus en plus nombreux à être pris d’une frénésie de rancards, issus du monde virtuel comme de la real life.  » Cette tendance à l’accumulation est la conséquence d’une forme de pression, d’un culte de la performance particulièrement prégnant dans notre société. Prendre pléthore de rendez-vous est une manière de répondre à des impératifs personnels et professionnels toujours plus nombreux « , analyse Michael Stora, psychologue spécialiste des cultures numériques.

Une boulimie que connaît bien Mathilde, juriste de 30 ans.  » Je prévois des soirées avec mes amis et des lunchs pros presque chaque jour. J’inscris tout ça au fur et à mesure dans mon téléphone. En le consultant, j’ai le sentiment de m’organiser un futur bien rempli, donc forcément épanouissant.  »  » Il n’y a là rien de très nouveau, explique Jérôme Lèbre, professeur de philosophie et directeur de programme au Collège international de philosophie, en France. L’étymologie latine du terme « agenda » signifie « choses à faire ». Et le fait qu’il soit très riche témoigne depuis toujours d’un certain rapport au temps, où vivre, c’est être actif.  » La nouveauté, en revanche, réside dans une nouvelle tendance à annuler ces engagements, et à le faire, bien souvent, au dernier moment.

Le fait qu’un agenda soit tru0026#xE8;s riche tu0026#xE9;moigne d’un certain rapport au temps, ou0026#xF9; vivre, c’est u0026#xEA;tre actif.

Excuses désincarnées

Face à la multiplicité des possibles, s’engager semble, pour beaucoup, une attitude quasi obsolète qui vient faire obstacle à nos envies mouvantes et à nos désirs subits.  » Programmer un rendez-vous témoigne d’un sentiment d’obligation.

Ce que l’on note nous contraint, cela rompt le continuum de notre existence et nous limite « , note Jérôme Lèbre. Cette propension à annuler indique une défiance farouche vis-à-vis de la notion d’engagement. Cette réticence face à ce que nous ne choisissons pas nous permet d’affirmer notre individualité, de montrer que l’on ne s’en laisse pas conter.

Et l’illusion de liberté qui en découle se trouve largement nourrie par les nouvelles technologies. Celles-ci nous fournissent de multiples parades, à moindres frais, qui nous permettent de nous dérober. Mode de communication désincarné par excellence, le SMS permet de prévenir sans même avoir à parler à son interlocuteur.

Désormais, la disgrâce sociale ne consisterait plus à manquer à sa parole, mais à paraître désoeuvré en public : rien de pire qu’être délaissé et de battre le pavé sous l’oeil des passants, comme au temps des téléphones fixes.  » Pour éviter cela, je décommande d’un SMS une petite heure avant, histoire d’être sûre que la personne que je devais voir n’est pas encore partie « , avoue Mathilde, quand même un peu gênée par son stratagème.

C’est sans doute pour se prémunir contre cette indélicatesse généralisée que les médecins, coiffeurs et autres esthéticiennes s’octroient aujourd’hui les services d’entreprises de communication mobile pour envoyer des messages rappelant l’imminence d’une séance.

Il faut parfois calmer son narcissisme et accepter de ne pas toujours faire partie des prioritu0026#xE9;s des autres.

Plutôt que de passer un moment potentiellement décevant, nous sommes également nombreux à préférer nous défausser en nous persuadant qu’il y a toujours mieux ailleurs, plus séduisant et plus intéressant. Si beaucoup s’imposent des sauts de puce d’une fête ou d’un dîner à l’autre, c’est pour  » en être « , ne rien rater. Ce syndrome a même un nom, le Fomo (fear of missing out, soit la  » peur de rater quelque chose « ).  » Il n’y a rien de pire pour moi que de n’avoir rien à faire un samedi soir, confie Paul, 32 ans, comptable. Dès l’après-midi, je suis vissé à mon téléphone pour m’organiser avec mes amis. Mais au moment même où l’on se retrouve, je vérifie sur Facebook et Instagram qu’il n’y a pas une fête plus intéressante. Et si c’est le cas, je n’hésite pas à tout bousculer.  »

A la soif d’interactions s’ajoute l’idée que la rencontre doit être  » rentable « . D’une date à l’autre, nous cherchons à peaufiner une version plus glamour de nous-même, qui nous aide à nous valoriser aux yeux des autres… et de nous-mêmes.  » Agender des rencontres en cascade permet de se percevoir comme quelqu’un de cool.

Pouvoir dire « Je ne peux pas, j’ai déjà quelque chose » donne l’impression que nous sommes très demandés, donc socialement désirables « , ajoute Paul.  » Mais plus on est occupé, plus on craint de se retrouver face à soi-même, décrypte Michael Stora. Lorsque l’on ne va pas très bien, on utilise son téléphone pour créer un contact quasi permanent avec les autres et conforter le sentiment de faire partie d’un groupe. Ce n’est rien d’autre qu’une fuite en avant.  »

Une blessure narcissique

Et pourtant, cette recomposition en temps réel de notre planning, cette réactivité permanente – comme si rien n’avait vocation à être figé – ne s’opère pas sans un lot de sentiments ambivalents : nous nous en voulons de passer notre tour, tout en refusant de nous soumettre à une règle imposée.  » C’est un cercle vicieux, confirme Jérôme Lèbre.

On se sent coupable mais non responsable. Dans le même mouvement, on culpabilise en tâchant de se dédouaner.  »  » Je déteste me sentir obligée de faire quelque chose quand je n’en ai pas envie. Résultat ? Je me conditionne pour ne pas donner prise à la culpabilité. Pour m’y aider, je préfère me dire que la personne « résiliée » va forcément trouver une autre activité « , lance Rose, 29 ans, commerciale.

Nous sommes également – bon gré mal gré – les victimes consentantes des annulations des autres. Ce jeu de chaises musicales, en passe de devenir chronique, ne provoque-t-il pas le désagréable sentiment de se sentir rejeté ?  » Il y a un peu de cela, confirme Paul. Quand je reçois un lapidaire « finalement, je ne peux pas » sur mon portable, je ne peux m’empêcher de m’interroger sur les raisons de ce revirement soudain.

Que s’est-il passé dans la vie de mon interlocuteur ? Quelle opportunité plus intéressante s’est présentée à lui ?  » De quoi alimenter les fantasmes et créer une véritable blessure narcissique.  » Bien sûr, ce n’est pas agréable d’essuyer une fin de non-recevoir, mais, avec le temps, je me découvre beaucoup plus tolérante que je ne l’imaginais, nuance Mathilde. Après tout, ce n’est pas pour ça que je ne compte pas dans la vie de mes proches. Il faut parfois calmer son narcissisme et accepter de ne pas toujours faire partie des priorités des autres « , ajoute-t-elle, philosophe.

Toutefois, des voix se font de plus en plus nombreuses pour prôner le retour à une juste maîtrise de nos agendas. Une façon, en somme, de mieux respecter l’autre. Cela passe par des choses toutes simples, et notamment par le fait d’opérer un tri dans le foisonnement de nos obligations.

Ce travail de sélection permettra aussi de retrouver la valeur et la rareté d’une rencontre qui compte. Celui que l’on attend et que l’on n’imagine pas du tout décommander.  » Il faut garder à l’esprit que les rencontres qui nous sont chères, on ne les oublie pas. On n’a, souvent, même pas besoin de les noter. Dans ce contexte, ces moments programmés avec ceux que l’on aime sont surtout de précieux rendez-vous avec nous-mêmes « , conclut Jérôme Lèbre.

Par Leslie Ressoug

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