La leçon de cuisine de Magnus Nilsson

Il est 19 heures précises en cette belle soirée du printemps nordique. En cuisine du Fäviken Magasinet, Magnus Nilsson et ses deux assistants Sebastian et Johnny sont prêts à envoyer le premier plat. Johan Agrell, le directeur du restaurant, invite les convives qui viennent de prendre l’apéritif en terrasse à rejoindre la salle à l’étage. Au menu de l’apéro ? Champagne ou vin régional de rhubarbe, tous deux excellents. En accompagnement, cinq amuse-gueule : un fromage caillé durant cinq minutes dans une présure de veau ; deux lichens agrémentés, l’un de jaune d’oeuf saumuré dans un mélange de sel et de sucre, l’autre de râpures de truite séchée ; des copeaux de ventrêche de truie ; des coupelles – comestibles, il s’agit d’une interprétation d’un boudin local, réalisé à base de sang et de graisse de porc et de farine de seigle – contenant des oeufs de truite sauvage…

14 couverts et uniquement le soir

L’établissement fait partie du domaine forestier de Fäviken, avec pour horizon le versant sud des pistes de ski du mont Åre Skuttan. Il est situé à 63°33′ de latitude nord. L’aéroport le plus proche – celui de Trondheim, en Norvège – est à 150 km. Le restaurant accueille au maximum 14 couverts, et uniquement le soir. Il est niché au premier des trois niveaux d’une ancienne grange à orge, un magnifique bâtiment rouge daté de 1740 et construit avec des grosses poutres en pin. La salle carrée aux plafonds bas est aérée, mais close. Seules de minuscules fenêtres ouvrent sur l’extérieur.

Pas de nappe, mais les serviettes en lin – de celles qu’on utilise pour essuyer la vaisselle – sont méticuleusement alignées. Sur chaque table, Hanna, l’assistante de Johan, a joliment disposé un bouquet de fleurs de saison et une motte de beurre salé, déposée sur un carré en pierre brute extraite dans la carrière de Handöl, non loin d’ici. Le beurre est à température de la pièce :  » comme pour un fromage, de manière à développer tous ses arômes « , précise Magnus. À 28 ans, le chef fait preuve d’une grande maturité, qu’il a notamment acquise à Paris en passant près de trois années auprès de Pascal Barbot, un autre grand nom de la cuisine de l’instant.  » Je suis arrivé à l’Astrance alors que Pascal avait une étoile. Je suis rentré en Suède deux semaines avant qu’on lui décerne la troisième. Il m’a appris beaucoup, mais surtout ce qu’était un produit d’exception. »

De retour dans son pays, Magnus occupe un poste de chef à Stockholm, mais cette expérience sera de courte durée.  » Je me voyais trop comme une copie de l’Astrance. Et, surtout, je ne pouvais pas trouver la même qualité de produits.  » Il change d’orientation et, tout en travaillant, entreprend une année de sommellerie, pour devenir écrivain du vin. Grâce à cette formation, il débarque à Fäviken au début de l’hiver 2007. Fondé à la fin du XIXe siècle, le domaine – quelque 10 000 ha de forêts et de lacs – avait été racheté en 2003 par le financier suédois Patrick Brummer. L’ancienne grange à orge était déjà transformée en restaurant, spécialisé en fondue d’élan (la viande est cuite dans un bouillon), doté d’une cuisine bien équipée et d’installations frigorifiques comprenant des chambres de congélation, le tout permettant de stocker les 4 tonnes de gibier qu’on abat ici chaque saison de chasse.

Patrick, qui a engagé Magnus pour un trimestre, le temps de se constituer une cave à vin personnelle, se rend rapidement compte du potentiel que révèle le curriculum de son sommelier. C’est ainsi qu’en janvier 2008, Magnus commence, seul, en cuisine et au service. Le restaurant nouvelle formule compte une table de 8 personnes dressée au rez-de-chaussée de la grange. Dix mois plus tard, il passe à 14 couverts en se hissant au premier étage.

Un grand sens de la mise en scène

Les convives installés, le service se met en mouvement. Du rez-de-chaussée monte un bruit de pas, comme une cavalcade. De l’escalier jaillissent tels des chevaux fougueux Magnus, Sebastian et Johnny, chacun muni d’un grand plateau qui sera déposé sur une des dessertes, en fait des troncs de bouleau. Sur un lit de mousses et de conifères, dont du genévrier en fruits, les coquilles Saint-Jacques sont accompagnées d’un morceau de braise encore fumant. Les noix nagent dans un consommé clair réalisé avec leurs parures.

Le repas se poursuit, orchestré par cette alternance de claquements de pas et de folk scandinave. Johan assure un service des vins de grande qualité. En cuisine, le ballet des plats à venir – il en reste neuf – est strictement chronométré car tout, jusqu’aux cookies de farine d’écorce de pin du premier dessert, est réalisé dans l’instant. Pour confectionner ses recettes époustouflantes, Magnus dispose d’un four (combiné vapeur), d’une plaque de cuisson et d’un gril au charbon de bois. Ce gril est utilisé à plusieurs reprises : avant de cuire – 2 à 3 minutes suffisent – les coquilles Saint-Jacques, il permet de conférer au pain frais du jour un subtil goût de braise. On y toaste aussi les croûtons qui accompagnent le plat de moelle et ses dés crus de coeur de boeuf, carottes d’hiver râpées et sel aux herbes.

En salle autant qu’en cuisine, ce plat est l’un des plus spectaculaires. En effet, la cuisson de l’imposant jarret arrière est réalisée en le déposant à même la braise du charbon de bois. Devant les convives, la surprise est totale : à l’aide d’une scie de boucher, Magnus fend la pièce de viande en deux. La moelle est ensuite récupérée et mélangée aux autres ingrédients, pour être tartinée sur les croûtons.

Magnus s’illustre aussi dans l’art de chambrer les viandes et même les poissons, en les plaçant à température de la pièce durant plusieurs heures avant leur cuisson. S’agissant du boeuf, le menu de Fäviken Magasinet précise la durée de mortification de la viande, qui se compte ici en mois, six au maximum !  » Deux fois l’an, chez le fermier, nous sélectionnons une bête sur pied qui a été uniquement nourrie à l’herbage. Et nous transformons l’entièreté de la carcasse.  » En trois ans, le jeune chef a non seulement réussi à monter tout un réseau de fournisseurs de produits d’exception dans un environnement proche, mais il est aussi gagné sa place dans le cercle très restreint des grands de la planète gastronomique.

Le goût unique de l’éphémère

Né à 80 km de Fäviken, sur l’île de Frösön (Östersund), Magnus connaît bien la province du Jämtland : une bande d’une centaine de kilomètres de largeur qui jouit d’une climatologie particulière, car elle bénéficie des influences du Gulf Stream, qui passe au large de la Norvège. « Près des deux tiers de nos ingrédients sont produits sur le domaine et par trois agriculteurs installés dans un rayon de quelques kilomètres seulement. Outre le gibier fourni par la chasse, nous élevons nos agneaux et nous capturons des truites sauvages qui sont placées dans un grand étang à côté du lac. À partir de juillet, le potager nous approvisionne en légumes. Et puis il y a la cueillette, des lichens aux baies en passant par les plantes sauvages et les champignons. Les poissons et coquilles viennent de Hitra, une île norvégienne au large de Trondheim. »

Depuis 2010, Magnus s’est voulu plus radical encore. Les seuls ingrédient exogènes sont le sel français et le sucre danois. Le vinaigre d’alcool, qui garantit le goût typiquement suédois des marinades de légumes, de harengs, etc, est acheminé, quant à lui, du sud de la Suède.  » Ces limites constituent un stimulant pour la créativité. Nous devons à la fois accommoder dans l’instant ce qui est à notre disposition et, par ailleurs, mettre en oeuvre des techniques de conservation, comme les fermentations, le séchage, les conserves en bocaux. Je peux bien sûr m’inspirer de la tradition locale, mais en sachant que, pour des raisons de sécurité alimentaire, on utilisait autrefois beaucoup de sel ou de vinaigre, ce qui engendrait des goûts trop puissants. « 

Magnus élargit sans cesse son champ d’action : dans la prairie lorsqu’il sélectionne l’animal à abattre ; en pleine nature quand il cueille les fleurs de reine des prés ou les baies ; dans le potager au moment de trier les variétés de carottes à semer ; dans les frigos pour affiner les côtes de boeuf. Mais la préparation des repas, elle, se fait sans filet. Et c’est ainsi que le Fäviken Magasinet renoue avec la noblesse d’un métier qui, loin des mises en place élaborées, accepte de prendre des risques.

Tout son savoir-faire et sa passion pour la fraîcheur et le goût unique de l’éphémère, Magnus l’a consigné en détail dans le manuscrit d’un livre qui paraîtra à l’automne prochain. Son éditeur Phaidon – qui a aussi publié les livres best-sellers de grands noms de la gastronomie internationale – se dit fasciné par le talent de ce jeune chef qui voulait devenir écrivain du vin…

Photos et texte: JEAN-PIERRE GABRIEL

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