Le zeste qui sauve

© DR

Du cédrat au yuzu, les agrumes dégainent une palette gustative bluffante.

Dans la petite cuisine de son hôtel restaurant de Portivy – Le Petit Hôtel du Grand Large – Hervé Bourdon fouille les frigos à la recherche de son magot. Avec un soin jaloux, cet ancien fils de pub reconverti dans la gastronomie manipule d’étranges caisses comme si elles contenaient des lingots d’or.

Le vent et les embruns qui s’écrasent sur la vitre – on se trouve sur la presqu’île de Quiberon – confèrent à la scène un air de flibuste. Pour mieux camper l’atmosphère, l’oeil malicieux, le noir du sweat-shirt No Sousaï Corporation et le bouc sombre du chef s’amusent à lui donner des allures de Jack Sparrow du fourneau. D’un petit cageot en bois, il exhibe un bouquet de formes oblongues. Des doigts d’enfants ? Non, il ne mange pas de ce pain-là… il s’agit en réalité d’une main de Bouddha.

Un cuisinier déicide ? Un taliban en exil, fébrile de pouvoir enfin exhiber une relique extirpée parmi les décombres des géants de Bâmiyân ? La nouvelle risque de faire couler de l’encre à la une du Ouest-France – édition du Morbihan. Du bout de l’ongle, l’apprenti pirate rassure le visiteur : la chair qu’il gratte délicatement ne dégage aucune odeur de meurtre, au contraire un agréable arôme citronné-orangé, plutôt doux, vient chatouiller les narines. La main de Bouddha – en latin le Citrus Medica Digita – n’est en réalité rien d’autre qu’un agrume originaire du Sud-Est de l’Asie.

Depuis qu’il l’a découvert, Hervé Bourdon le vénère. Au point que ce fruit étrange est devenu en peu de temps un ingrédient essentiel de sa cuisine. Satisfait de la surprise qu’il vient de créer, Hervé Bourdon sort un autre doigt du cageot, plus potelé celui-là. De couleur rose brillant, le Citrus australica est un autre de ses protégés.

Il l’ouvre prudemment pour en exhiber une multitude de vésicules colorées semblables à de petites perles. « Si l’on exerce une légère pression avec les dents, ces vésicules libèrent un jus rafraîchissant dont le goût citrique est teinté d’une note subtile de térébenthine. Grâce à cette particularité, cet agrume offre au naturel ce que la cuisine moléculaire obtient à travers le processus de sphérification inversée, soit la gélification contrôlée d’un liquide. C’est cette texture particulière qui vaut à ce fruit le nom de citron caviar. »

Une palette épatante

Estimant en avoir dit assez, Hervé Bourdon range ses protégés dans la chambre froide, non sans les avoir bordé d’un papier protecteur. Il n’ira pas plus avant aujourd’hui. Pourtant, il aurait pu parler du cédrat épais et aromatique, sorte de gros citron verruqueux dont on travaille le zeste plutôt que la chair.

Celui qui est considéré – à juste titre – comme le meilleur chef de la presqu’île aurait pu également raconter le calamondin, étrange croisement entre la mandarine et le kumquat. Sûr que l’évocation l’aurait rendu lyrique au moment d’en détailler les affinités particulières avec le lait de coco, les fruits de mer grillés ou la sauce soja.

En revanche, sans doute qu’il n’aurait rien dit sur le yuzu, agrume originaire du Japon dont le zeste a converti déjà pas mal de pays européens. Peut-être se serait-il contenté d’en réchauffer un dans ses énormes paluches pour en faire découvrir la fragrance singulière. Il ne nous aurait sans doute pas fait l’offense de se fendre d’un couplet sur le kumquat à la notoriété bien balisée.

Probablement aurait-il proposé à la place l’un de ces blind-tests qu’il affectionne au cours duquel il aurait fallu reconnaître l’étonnant mélange entre l’arôme doux-amer de la peau et le fort goût citronné de la pulpe.

En guise de compensation, il livre en primeur le nouveau credo de sa cuisine depuis qu’elle a croisé l’énorme potentiel que constituent les agrumes dont 2500 variétés ont été répertoriés à ce jour – un classement en constante évolution dans la mesure où l’hybridation permanente continue de venir en grossir les rangs. « 

Ils sont tellement nombreux qu’il est difficile de dire exactement, sans être restrictif, quel intérêt ils représentent en cuisine. C’est un peu comme les épices. On peut aujourd’hui trouver, en cherchant un peu, des agrumes dont la diversité est telle que l’on peut s’affranchir de leur utilisation courante. Au-delà de la pointe d’acidité qu’ils apportent, on peut aussi chercher la suavité, l’amertume, la complexité des parfums ou la sophistication d’une texture. Pulpe, jus, zeste, albédo, chauds, froids, glacés, sucrés, confits, imprégnés, grattés… on peut tout faire. C’est très subtil car en plus, les huiles essentielles de leur peau ont une odeur, un goût différent de leur pulpe. »

C’est à ce moment précis que l’on se doit de poser la question qui fâche : à l’heure des circuits courts et de l’importance de l’empreinte carbone d’un produit, est-il bien raisonnable de baser son art culinaire sur des fruits exotiques ? « Tous ces agrumes sont produits en France », la réponse est sans appel. Hervé Bourdon renvoie à la Pépinière Bachès, située à Eus, en terre catalane. Cette adresse du sud de la France s’est spécialisée depuis une quinzaine d’années dans les agrumes. Les propriétaires, Bénédicte et Michel Bachès parcourent le monde pour ramener oranges rayées du Brésil ou mandarines de Satsuma.

Ils expliquent le gros malentendu qui colle au zeste de ces fruits. « Il faut arrêter d’associer les agrumes au soleil et au monde méditerranéen. Ils proviennent de zones subtropicales. Ce dont ils ont surtout besoin, c’est d’eau. Ils peuvent résister jusqu’à des températures allant de – 4 à – 12°c en fonction des espèces. » Voilà qui devrait faire réfléchir de l’autre côté du Quiévrain. Au moment où le combawa fait une timide percée sur les assiettes belges, chefs, pépiniéristes et cuisiniers en herbe ont un trésor de saveurs à portée de main – de Bouddha.

Le Petit Hôtel du Grand Large, 11 quai de Saint-Ivy, Portivy, 56510 Saint-Pierre-de-Quiberon, T. +33 2 97 30 91 61. www.lepetithoteldugrandlarge.fr

Mas Bachès, 66500 Eus, T. + 33 4 68 96 42 91. www.agrumes-baches.com

En Belgique, on peut trouver une belle variété d’agrumes chez

Rob, 28 boulevard de la Woluwe, 1150 Bruxelles, T. 02 771 20 60. www.robfinefood.be

M.V.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content