Les maîtres de l’orge 2.0

Pour Yvan De Baets de la Brasserie de la Senne, à Bruxelles, ce nouvel engouement nous arrive en droite ligne de l’étranger.  » C’est aux États-Unis que l’on doit cette effervescence, explique le père de la Jambes-de-Bois, une triple qui s’est taillé une jolie réputation dans la capitale. Il existe là-bas un véritable culte de la bière qui se traduit par une curiosité sans bornes. Avec son passé glorieux, la Belgique a titillé l’intérêt des amateurs sur le mode  » plus le produit est pointu, mieux c’est « . Cette émulation a incité de nombreux brasseurs, dont beaucoup d’autodidactes, à retrouver le goût de l’audace en concevant des cuvées avec de vraies signatures gustatives et des complexités aromatiques inédites. Pour répondre à la demande pressante, nombreux sont les petits malins qui ont fouillé le passé brassicole de notre pays pour exhumer des recettes enfouies. C’est un fait avéré que la majeure partie du chiffre des micro-brasseries actuelles se fait à l’export. À la demande des États-Unis, il faut également ajouter les nombreuses sollicitations venues d’Italie, marché plus que favorable aux bières belges « .

Pour comprendre cet essor, il faut aussi se tourner vers une nouvelle génération de consommateurs, âgée grosso modo de 25-35 ans, qui s’est prise de passion pour la mousse. Profil ? Très souvent universitaires, ces fans ont découvert les plaisirs de la bière dans les bars étudiants qui ont émaillé leurs cursus. Ainsi de Matthieu, 27 ans, ingénieur chimiste, qui organise régulièrement des week-ends en Gaume afin de dénicher de nouvelles brasseries avec ses amis.  » Il y a un jeu entre nous à qui fera découvrir aux autres l’étiquette la moins connue, s’enthousiasme-t-il. Pour cela, on écume les bars à la recherche de la perle rare. Le plus chouette cas de figure consiste à mettre la main sur une bouteille derrière laquelle se trouve une micro-brasserie de chez nous. On prend alors rendez-vous pour organiser une visite en groupe, ce sont des moments de convivialité inoubliables « .

Ces geeks qui font malt

Ce profil de fous de bière belges trouve un écho international à travers le phénomène des beer geeks. Souvent scandinaves mais également originaires d’Europe de l’Est et du monde anglo-saxon, ces fondus de houblon essaiment sur le Net à coup de blogs et de vidéos postées sur YouTube – à l’instar des sessions de dégustation de Peter alias Master of Hoppets, un jeune Danois fan d’heavy metal qui a mis en ligne jusqu’ici plus de 660 séquences au cours desquelles il commente patiemment les bières de son choix.

Pour satisfaire leur infatigable curiosité, ces accros vont jusqu’à traverser l’Europe par le biais d’itinéraires sur mesure que leur consacrent des tour-opérateurs spécialisés dans le tourisme brassicole. Les yeux rivés sur la Belgique en raison de l’abondance de bouteilles mythiques – Orval, par exemple, mais aussi Cantillon ou Westvleteren -, ils sont à l’affût de la moindre étiquette made in Belgium.  » Il s’agit d’un public extrêmement averti qui connaît les moindres détails des procédés de fabrication d’une bière, analyse Thierry, beer geek namurois de 34 ans. Je suis sûr que certains d’entre eux pourraient en remontrer à certains brasseurs dont c’est le métier. Sur les forums, ils peuvent passer des heures à discourir sur la longueur d’une trappiste, à ergoter sur l’acidité d’une gueuze ou à pérorer sur la forme d’un verre pour telle ou telle dégustation. Ils suivent des tendances dont on ignore comment elles voient le jour.

À l’heure actuelle, les beer geeks se distinguent par leur propension aux unités EBU (European Bitter Unit) qui marquent l’amertume d’une bière. Si une pils fait environ 15 EBU, tandis qu’une Orval en compte 28, eux se délectent de breuvages qui affichent parfois jusqu’à 215 EBU… autant dire inaccessibles au commun des mortels. Toujours est-il qu’ensemble, ils possèdent une force inouïe, capable de faire évoluer le goût général. Il n’y a qu’à voir l’actuelle ruée des grands groupes industriels vers des cuvées spéciales présentant davantage d’amertume…

Les beer geeks peuvent également, du jour au lendemain, faire d’un petit label ignoré de tous une boisson culte en perpétuelle rupture de stock », Mais leur impact sur le monde brassicole n’est pas que positif.  » Le pouvoir d’achat qu’ils représentent attire des aventuriers peu scrupuleux alléchés par l’odeur de l’argent », dénonce Thierry. C’est ce que l’on appelle les bières d’étiquette, derrière lesquelles on ne trouve pas de brasserie en tant que telle : il s’agit d’une sorte de produit blanc brassé sur demande pour le compte d’un tiers par une maison ayant pignon sur rue. Celles-ci ne véhiculent aucune histoire, ne possèdent pas forcément de recette propre et donc ne font parfois valoir aucune particularité organoleptique distincte

Les pionniers

Loin des visées opportunistes, il existe aux quatre coins de Belgique des purs et durs du houblon qui ont contribué à redorer le blason national. C’est à Blaugies, dans l’entité de Dour, que l’on trouve la famille Carlier qui s’est lancée la première dans l’aventure du micro-brassage. Ici, les lettres de noblesse remontent à 1988.  » Au départ, c’était un hobby, explique Marie-Noëlle Carlier. De formation scientifique, mon mari et moi avions trouvé une recette pour faire de la bière dans un vieux Larousse ménager de 1928. Le résultat était désastreux. Piqués au vif en raison de notre background de professeurs de chimie et de biologie, on s’est dit que ce n’était pas une bête fermentation qui allait nous arrêter. On s’est entêté tant et si bien qu’on a fini par installer des cuves dans la maison. « 

Vingt-quatre années plus tard, quelques changements sont intervenus. Si les cuves squattent toujours la même pièce aux allures d’atelier clandestin, c’est désormais les fils – et les belles-filles – Carlier qui ont repris le flambeau. Autre évolution notoire, les cuvées – elles sont aujourd’hui au nombre de quatre : La Moneuse, la Spéciale Noël, la Darbyste et la Saison d’Épeautre – ne sont plus seulement vendues aux amis et aux amis d’amis. Désormais, la Brasserie de Blaugies exporte et une importante partie de sa production s’écoule vers l’Italie. La raison de ce succès ? Les bières brassées par les Carlier se distinguent par leur authenticité, elles sont non filtrées et refermentées en bouteille sur levure. Elles sortent également du lot en raison d’une grande pureté due à une eau exceptionnelle – il s’agit d’une des rares établissements en Belgique à ne pas devoir en corriger le PH – ainsi que par le refus d’utiliser quel qu’additif que ce soit.

Très emblématique de la limpidité du style Blaugies, la Darbyste sort du lot en affichant 5,8% volume d’alcool. Celle-ci remet au goût du jour une recette de grand-mère « qui au vu du peu de teneur en alcool auraient attribué cette boisson aux darbystes (disciples du pasteur anglican Darby) vivant dans le Borinage « . Pour permettre aux amateurs d’apprécier ses créations dans leur contexte, la famille Carlier a ouvert Le Fourquet, un restaurant installé en face de la brasserie. On peut y savourer des produits du terroir ainsi qu’une fine sélection de bières venues d’autres micro-brasseries.

Le radical

On ne peut s’empêcher de penser à Harpagon en voyant Grégory Verhelst plonger sa tête dans un vaste congélateur. Il en extirpe un précieux sac argenté.  » On peut tout me voler mais pas ça, s’exclame-t-il. Il s’agit d’houblon Amarillo en pellets, il provient des États-Unis et développe des notes d’agrumes. » Ingénieur agronome fort d’une spécialisation de brasseur et de malteur, ce Tournaisien installé en Gaume par amour d’un terroir  » avec une identité forte  » a également contribué à la notoriété belge avec sa Brasserie artisanale de Rulles et les bouteilles sans compromis qui en sortent.

 » Pour moi, la bière n’est pas seulement un assemblage d’ingrédients, il s’agit d’un lieu, d’une appartenance qui se synthétisent en un goût « , lâche le brasseur en guise de profession de foi. Grégory Verhelst a toujours eu une vision précise de ce qu’il voulait faire : dès ses premières bouteilles, en 2000, alors que cela ne se pratique pas trop à l’époque, il cherche produire des spécialités avec une amertume marquée. Trois ans plus tard, il connaît un premier succès hors frontières avec la Rulles Triple, une bière qui est aujourd’hui une référence auprès des amateurs. À l’heure actuelle, 60% de sa production est vendue à l’étranger – l’Italie à elle seule représente 35% des ventes. En plus de sa triple, Grégory Verhelst peut compter sur sa Rulles Estivale pour accroître sa notoriété. Cette  » légère  » délicieuse réussit le pari de concilier caractère (45 EBU) et degré d’alcool modéré (5,2%).

L’éleveur

La démarche de Pierre Tilquin est sans doute la plus pointue et la plus révélatrice des possibilités générées par cette lame de fond. Cet ingénieur agronome de 38 ans, lassé de la recherche, s’est tourné vers la gueuze, véritable rareté brassicole, mythe belge, qui résulte de l’assemblage de lambics, soit des bières de fermentation spontanée exclusivement produites dans la vallée de la Senne et le Pajottenland.  » En travaillant pour Cantillon à Bruxelles et 3 Fonteinen à Beersel, j’ai pu me rendre compte à quel point la gueuze était prisée par les amateurs, confie Pierre Tilquin. Il y avait un créneau à prendre… « .

Implantée près de Rebecq, la Gueuzerie Tilquin est la seule gueuzerie, un néologisme imaginé par l’entrepreneur, de Wallonie. Depuis 2009, celui qui se définit comme un  » éleveur  » achète des moûts chez différents producteurs et les met en fût pour une durée qui s’étend de un à trois ans. Le résultat est remarquable. Pour preuve, l’association qui regroupe les coupeurs de gueuze flamands l’a autorisé à utiliser l’appellation  » Oude Gueuze  » –  » Gueuze à l’ancienne  » – qui sacre l’excellence en la matière.

M.V.

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