Viki Geunes, en apesanteur

En 15 ans, il a calmement gravi les échelons de la gastronomie à la tête du ‘t Zilte, à Mol (2-étoiles). Viki Geunes monte dans les tours : dans un mois il s’installe avec toute sa brigade au dernier étage du flambant neuf Museum aan de Stroom (MAS), à Anvers.

En quinze ans, il a calmement gravi les échelons de la gastronomie à la tête du ‘t Zilte, à Mol (2-étoiles). Viki Geunes monte dans les tours : dans un mois il s’installe avec toute sa brigade au dernier étage du flambant neuf Museum aan de Stroom (MAS), à Anvers. Nous l’avons suivi en coulisses chez ses meilleurs fournisseurs. Dégustation à la clé.

Par Baudouin Galler / Photos : Julien Pohl

Parquet en bois clair, grands canapés moelleux, fières orchidées, l’appartement respire le neuf. Viki Geunes vient d’y emménager avec femme et enfant. À travers de grandes portes vitrées, la vue est imprenable sur l’Eilandje, quartier en pleine mutation des anciens docks où s’élève sur 60 mètres de verre et de grès indien le Museum aan de Stroom (MAS), nouveau phare culturel anversois. Dès la mi-mai, le chef fraîchement débarqué de sa campagne discrète officiera au sommet de cette tour flambant neuve signée par le bureau d’architectes néerlandais Neutelings Riedijk. Dans l’immédiat, le programme de la journée qu’il nous accorde entre deux cartons de déménagement s’annonce carrément alléchant : afin de mieux faire connaissance avec ce maestro dont on va beaucoup parler dans les mois qui viennent – en s’installant au MAS il devient en effet le seul 2-étoiles de la ville – nous lui avons demandé de nous emmener chez ses producteurs favoris et de retour chez lui de nous concocter une des recettes qui l’ont hissé parmi les meilleurs. Car c’est bien ce qu’il est.

Ascenseur gourmand
Il est pourtant parti d’en bas, Viki Geunes, avant de transformer la petite bourgade de Mol en étape gastronomique de tout premier plan. Il y a de l’American dream version diep Vlaanderen dans le parcours de ce Limbourgeois taiseux, tout en retenue et gestes méticuleux qui, à 38 ans, peut s’enorgueillir, mais ne le fait pas, de ses deux macarons au guide rouge. Formé sur le tas aux joies de la découpe et de la cuisson, aux peines des horaires difficiles et des clients ronchons, il se destine au départ à devenir ingénieur industriel quand en cours de cursus, mais contre l’avis de son père, ingénieur lui aussi, il prend finalement la lourde décision de décevoir sa famille. Une nécessité : « J’avais besoin de travailler de mes mains, confie-t-il en agitant ses doigts comme s’ils devenaient tout à coup incontrôlables. En revanche, j’ai promis à mon père d’atteindre un jour le top, il m’a donné son accord du bout des lèvres. »

Après une formation express aux bases du métier comme apprenti au Watermolen, à Kasterlee, le jeune autodidacte ouvre le ‘t Zilte, en 1996. Il a 23 ans. Le menu n’a rien de flamboyant : cuisine belgo-française classique, carrés d’agneau, soles meunières, asperges à la flamande. Les velléités avant-gardistes viendront plus tard. À l’esbroufe il préfère la sécurité. À la fanfaronnade des jeunes loups, la patience de la fourmi. Sa curiosité des saveurs doublée d’une rigueur héritée de sa première vocation le métamorphosent petit à petit en véritable encyclopédie du goût. Il consigne méthodiquement chaque découverte, chaque expérience dans son disque dur. Il dit : « L’arme d’un chef est sa mémoire. »

La sienne ne lui joue que de bons tours. Une vraie machine de guerre. Sa première étoile en 2004, suivie d’une deuxième en 2008 et du titre de meilleur chef de l’année de l’édition 2009 du guide Gault & Millau mettent en valeur le talent de cet alchimiste inventif et consciencieux, le palais toujours aux aguets, l’esprit ouvert aux tendances venues d’ailleurs, d’Espagne, bien sûr, d’Asie, beaucoup. Des récompenses qui achèvent de convaincre son père et tout ce que la Belgique compte comme gourmets : Viki Geunes n’est pas ingénieur et c’est tant mieux. Quant à sa promesse d’atteindre un jour le top, il la remplit plutôt deux fois qu’une. Le 22 février dernier, il livrait à guichet fermé sa dernière performance au ‘t Zilte à Mol. Les habitués voulaient vivre leur ultime expérience sur place avant que Viki Geunes s’en aille donc toucher le ciel à bord de son tout nouveau vaisseau, au neuvième étage du MAS, qui abritera les collections de la ville d’Anvers, folklore et art extra-européen. Un écrin tout indiqué pour son style aérien, chevillé à la qualité des produits venus du monde entier.

Chasse aux trésors
Des produits de la trempe de ceux qu’importe Luc Hoornaert du Japon. Première étape de notre balade gourmande, on retrouve ce dernier à Pulle, petit village à fermettes et pelouses coiffées comme un communiant des environs d’Anvers. Dans un grand garage gorgé de merveilles nippones, cet homme au verbe truculent et à l’humour nonchalant a tout lâché de sa première vie de consultant culturel pour la communauté flamande au pays du Soleil-Levant. Tombé en amour pour les aliments rares et racés des petits producteurs avec qui sa société baptisée Swaffood travaille en exclusivité pour l’Europe, Luc Hoornaert a pu nouer de précieux contacts sur place à la faveur d’amitiés locales et d’une empathie culturelle nécessaire : « Au Japon, il faut mériter le condiment haut de gamme. La première question que les paysans te posent, c’est de savoir ce que tu vas faire de leur produit. L’argent vient en second lieu. Question d’honneur. »

Nulle part ailleurs en Europe, vous ne trouverez des nouilles Udon ou du miso cru de ce tonneau. « Luc sait de quoi il parle, s’enthousiasme Viki Geunes, les bras chargés d’huile de coton, de moutarde miso, de vinaigre à sushi et de lie de saké. C’est du pain béni pour moi qui suis toujours à la recherche de saveurs inédites. Un vrai trésor. Il propose même des bouteilles d’eau iodée récupérée à 300 mètres de fond pour laver les huîtres. » Tout d’un coup, on entre dans une autre dimension, on commence à saisir que l’excellence s’accompagne toujours de secrets demeurant inaccessibles au commun des mortels. Luc Hoornaert abonde, Viki opine : « Il faut laisser un peu de place au mystère. Je ne vois pas l’intérêt d’écrire sur la carte que vous avez utilisé de la lie de Saké dans votre recette. Si vous détaillez le plus infime des ingrédients, de un les clients peuvent prendre peur, de deux ça brise la magie. » Et de trois, les intitulés à rallonge, c’est ringard.

Dans la BMW rutilante de Viki Geunes qui nous ramène en ville pour notre deuxième halte, on salive déjà à l’idée de goûter à cette préciosité intelligemment vantée. Tout autre est l’ambiance chez De Jager, poissonnier de gros depuis quatre générations. On enfile un tablier, une casquette et des chaussons en plastique pour aller au froid dans ce hangar planté dans un zoning sans âme. Peu importe le décor. L’arrivage quotidien sévèrement calqué sur les saisons et donc sur la qualité fait la réputation de cette maison sensible à la durabilité. Environnementale, bien sûr. Et partant, dans la relation de confiance avec les clients. « J’aime leur constance, avance Viki, en comptant une douzaine de langoustines triées à la main la veille, en Écosse ». Pour le coup, plus question de mystère. Pas de secret pour l’excellence, c’est comme le management en entreprise, un élément bien traité donnera plus de résultats. Langoustines, employés, même combat.

Il s’agirait d’ailleurs d’une des explications de la tendreté exceptionnelle du légendaire boeuf Wagyu, cette race élevée originellement dans les environs de Kobé et à laquelle le fermier dispense… des massages relaxants, des séances de musique classique et des dégustations de bière. Chez Benny Vermeulen, boucherie d’exception bizarrement encaquée dans les rayons d’un SPAR de Borgerhout, on trouve ce type de viande à 85 euros du kilo. Pas du Japon, c’est interdit à l’exportation, mais d’Australie, où l’on a appris à élever les bêtes selon la même tradition. 85 euros du kilo, tout de même. « Ce n’est qui pas encore trop cher, éclaire Viki. » En le goûtant dûment snacké dans une heure, on ne parlera plus d’argent. Pas seulement parce qu’on voudrait garder la bouche pleine ad vitam æternam. Parce qu’il est des dimensions où causer fric frise la vulgarité.

On a vidé les courses du coffre de la voiture, pris l’ascenseur, nous revoici dans la cuisine perso de Viki. On se sent comme à la maison. Saucisson et vin blanc pour se mettre dans l’ambiance. Pour nous. Pas pour le chef et son second, Michel De Bruyn, rivés sur leur oeuvre en cours comme deux artisans. Une fois de plus, une autre dimension s’ouvre. Le chef a beau nous expliquer chacune des étapes, quelque chose de magique échappe à l’observateur. Des ingrédients s’invitent sans crier gare, la gestuelle semble chorégraphiée même quand il se lèche les doigts, des silences s’imposent d’eux-mêmes. Le rythme est soutenu, il faut d’abord cuire la viande à 55 °C, détailler les légumes, couper les langoustines et les congeler légèrement, enchaîner sur mayonnaise à la mourtarde miso, faire mijoter une compote de poivrons. On est au coeur du réacteur. Tout est prêt. Il faut dresser. C’est un vrai spectacle. Le squelette d’abord : des morceaux de boeuf et de langoustines alternent pour former une espèce de toile de Rothko. Des quenelles de compote de poivrons viennent donner de la matière au tableau, vinaigrettes, mayonnaise de miso et garnitures de légumes achèvent ce petit chef-d’oeuvre méticuleusement troussé. En bouche, il y a de la douceur, de l’acidité, il y a la mer, la montagne, de la délicatesse et du plaisir bourguignon. Le 7e ciel, comme on dit.

Tataki de Wagyu, compote de poivrons grillés au sésame, langoustines marinées, vinaigrette au vinaigre de dashi Pour 4 personnes
300 g d’entrecôte de Wagyu, 3 poivrons rouges, 2 tomates Coeur de boeuf, 2 échalotes, 2 cuillères à soupe de sauce d’huître, 1 dl de vinaigre de sushi, 12 langoustines 6/9, 1 citron vert, 10 g de lie de saké, 10 g de sésame grillé, 1 cuillère à soupe d’huile de sésame, 1/2 l de bouillon oxtail, 1/2 dl de vinaigre de dashi, 10 g d’algues séchées, 3 champignons de Paris, 3 cuillères à soupe de moutarde miso, 1/2 dl de vinaigre de saké, 3 dl d’huile de coton, 1 oeuf, quelques navets, radis, coriandre.

Pour le tataki de Wagyu : assaisonner la viande de nanami torigashi, la cuire pendant 10 min à 55 °C, puis snacker rapidement dans une poêle brûlante et laisser reposer. Couper en fines tranches.

Pour la compote de poivrons grillés au sésame : griller les poivrons rouges jusqu’à ce que la peau se détache, peler et couper grossièrement, cuire avec les tomates pelées et l’échalote. Mouiller avec le vinaigre de sushi. Laisser évaporer complètement, assaisonner de sauce d’huître, huile de sésame et hacher le tout finement.

Pour les langoustines marinées : décortiquer les langoustines, en ôter le tube digestif et les couper en deux dans la longueur, les aplatir doucement dans du film plastique et congeler brièvement. Couper en rectangles de la même épaisseur que les tranches de viande. Saler, ajouter de la coriandre, du jus et du zeste de citron vert, de vinaigre de saké et de sésame grillé.

Pour la vinaigrette au vinaigre de dashi : griller les pinces des langoustines, et les laisser absorber dans le bouillon oxtail pendant une heure. Passer au tamis et laisser réduire fortement. Au dernier moment, ajouter un filet de vinaigre de dashi, les champignons de Paris hachés finement et les algues séchées. Mélanger avec un peu d’huile d’olive.

Pour la moutarde miso : Faire une mayonnaise avec la moutarde miso et l’oeuf, le vinaigre de saké et l’huile de coton.

Pour la garniture : différentes sortes de radis, petits navets, cuits et crus, feuilles de radis et tiges de coriandre.

Visualisez sur Weekend Web TV notre reportage sur Viki Geunes

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content