Fatou Diome

Inassouvies, nos vies : en cette ère morose, le roman de Fatou Diome est une bouffée d’oxygène. L’auteure nous distille sa philosophie avec son franc-parler et son rire contagieux.

L’héroïne de Inassouvies, nos vies, Betty, soigne son mal-être solitaire en imaginant la vie de ses voisins d’en face. Parmi eux, une veille dame, avec laquelle elle tisse un lien plus fort que tout.

Votre plus beau souvenir d’enfance?
Fatou Diome : La sieste, au Sénégal. Je m’endors sur ma grand-mère… Notre lien est puissant. Je l’appelle  » Nakony », qui signifie maman chérie. Elle est ma mère, ma terre. A 94 ans, cette femme coquette a toute sa tête. Je lui traduis mes romans oralement.

Au sein d’une famille analphabète, avez-vous l’âme d’un scribe ?
J’ai été abandonnée deux fois par des êtres chers. Ils m’ont laissée à ma grand-mère et ne peuvent pas rentrer dans mon univers. Or l’écriture est fondamentale dans ma vie. Parfois, je me sens étrangère aux miens…

La plus belle leçon de vie de votre mamy ?
Se faire confiance à soi-même, se donner à fond et avancer. De là, mon côté passionné et excessif. Craignant de mourir, ma grand-mère m’a appris à me battre. Nous trimballons tous nos fardeaux, mais j’ai du mal à demander de l’aide.

« Chacun porte son destin seul ». Pourquoi ?
Quand mon ex-mari m’a quittée, je me suis retrouvée seule au monde. En France, mon compagnon était un balai de femme de ménage! L’Europe vit dans l’illusion de la communication. Tous ces bisous sur l’écran d’un ordi ou d’un téléphone ne font que renforcer la solitude. Je préfère un vrai bisou sur la joue. Dans la vie, on a besoin les uns des autres. Or ici, chacun cache ses failles en étant inassouvi dans ses manques affectifs. Je n’aime pas me lamenter, mais j’ai beaucoup galéré pour avancer. Mon parcours encourage à être positif : la vie étant changeante, il ne faut pas perdre espoir.

L’écriture, n’est-ce pas l’acte solitaire par excellence ?
Oui, mais il ne me condamne pas à la solitude permanente. Comme j’écris la nuit, cela ne m’empêche pas d’avoir une vie sociale. La nuit, j’aime le calme, la sincérité avec soi-même, l’impossibilité de se fuir. Mais elle me fait aussi peur, car elle décuple les sensations et les émotions.

Pourquoi écrivez-vous en musique ?
Parce que c’est ma bulle. La musique contient tous nos états d’âme. Ma vie s’est partagée entre une petite île sénégalaise, Strasbourg, Munich et le Brésil. L’alliage entre l’Europe et l’Afrique fait partie de moi. Je ne les dissocie pas, je les conjugue. Cet univers composite se retrouve dans mes goûts.

La musique qui vous inspire?
Les instruments à cordes, comme la kora, le piano ou le violoncelle. Bach est universel, mais je suis aussi branchée sonorités africaines, comme Youssou N’Dour. J’adore les impros de Keith Richards. Explosif et doux, il respire la créativité.

Qu’assouvit l’écriture ?
Rien, si ce n’est la conscience d’un grand vide. En comprenant ses manques, on les vit mieux. L’écriture est mon cocon, mon espace de liberté et de vérité. Je suis totalement sincère quand j’écris. La vie me regarde droit dans les yeux. Je me nourris de la banalité des êtres humains. Leur psychologie m’intrigue. Comment habitent-ils ce monde ?

L’écriture, « béquille » ou « plongée en apnée » ?
Plutôt une respiration. Si je n’écrivais pas, je serais à l’asile (rires) ! Grâce à elle, j’apprends à vivre et à survivre. Je ne suis pas porte-parole, mais si un lecteur y trouve un écho à sa vie, c’est le plus beau des cadeaux.

Quelle lectrice êtes-vous ?
J’aime lire et relire les mêmes livres pour voir si j’ai grandi. L’enfant brûlé de Stig Dagerman incarne ce vide et cet absolu que nous cherchons. J’essaye de l’interroger. Pour accepter de voir les choses, il faut oser se brûler.

Auteurs fondateurs?
La poésie orale de ma grand-mère. Ses mots sont si colorés qu’ils se mettent debout pour danser ! J’aime l’ironie caustique de Voltaire et Giono ou Marivaux. Fanatique de Marguerite Yourcenar, je suis en quête de la phrase millimétrée, qui traduit exactement ce que je ressens.

Betty imagine la vie des autres. Une métaphore de l’écrivain ?
Oui, elle regarde le monde avec une loupe grossissante, attrape un fil pour en faire un pull. L’imaginaire est parfois plus juste que la vraie vie. Il traduit une sensibilité, que les gens ont peur d’assumer.

Qu’est-ce qui lie Betty & la vieille Félicité ?
Un petit fil tendu suffit à tisser un lien. Il s’agit d’un moment fragile, où tout peut se nouer ou se casser. A force d’oublier de dire les choses, on se rate. L’humain est si compliqué que je l’interrogerai toute ma vie.

Qui dit amitié dit…
Confiance et douceur, quel que soit l’âge ou le sexe. Les amis sont rares. Avec eux, je baisse les armes, mais il n’est pas facile de se laisser aimer.

Pourquoi Betty a-t-elle peur d’aimer ?
Parce qu’elle a déjà trop perdu en amour. Elle ne fait que souffrir… Les sentiments frôlent la beauté extrême et la catastrophe absolue. Betty a besoin d’une délicatesse, qui magnifie les choses. Belles, sa sensibilité et son intelligence la brisent. Betty nous représente. Ne devons-nous pas tous tenir, lutter ?

Que pensez-vous de cette société jeuniste ?
Je suis effrayée par son hypocrisie, ses excès nuisibles. Les femmes aux lèvres botoxées ressemblent à des steaks (rires) ! Un visage dépourvu de vraies expressions ne peut pas être fiable. La société nous dénature, alors que les rides font partie de notre histoire. La population européenne vieillit. On ne peut pas l’enfermer !

En quoi « les vieux sont des pédagogues qui s’ignorent » ?
Ils contiennent des trésors en voie de disparition. En les muselant, on se prive de leur mémoire. Comme ils n’ont plus de projets, ils se replient sur le passé et se délectent de le revivre. Leur regard nous renvoie à notre devenir. J’ai presque l’âge de ma pointure (rires). Or dans cette société de compétition, on doit avoir un beau mec, un superappart, un boulot parfait. Nul n’est satisfait et bon nombre d’entre nous sont célibataires. Jeune d’esprit, ma grand-mère m’a appris que chaque âge a sa beauté.

A quelle vieille dame aimeriez-vous ressembler ?
A elle ou à Rosa Parks. Un jour, cette femme Noire a refusé de se lever dans le bus. J’admire la spontanéité d’une vérité intérieure. Nous l’avons tous en nous. Je suis aussi fascinée par la Callas et par Simone de Beauvoir, qui prône la dignité humaine.

La beauté c’est…
Se sentir bien dans sa peau. Je me fous de la mode. Si un vêtement me va, il est branché ! On doit obéir à sa morphologie et non aux magazines. Les mentalités doivent encore évoluer… Quand il y aura de grands créateurs Noirs, on verra plus de top model noirs.

Préférences vestimentaires?
Au Sénégal, je dessine des robes sur-mesure. Elles sont réalisées par ma soeur, couturière, car je ne trouve pas ma taille ici. Les marques sont hors de prix, mais j’admire Jean Paul Gaultier. Underground et plein d’humour, ce poète prône une liberté créatrice.

Couleurs fétiches?
Du noir avec une touche de mauve : mélange de rouge et bleu, de chaleur et de froid, d’Afrique et d’Europe, des brûlures et des joies de la vie.

Vos bijoux?
Je les dessine moi-même. Cette petite et cette grande bagues évoquent mon lien avec ma grand-mère. Séparées, mais proches, nous sommes reliées par une chaîne de liberté.

Qu’est-ce qui embellit votre vie ?
La possibilité d’écrire et l’humour, qui rend la vie plus supportable. Les larmes de clown permettent de faire passer une réflexion dans un sourire.

Des rêves ?
Ne plus avoir envie d’écrire un livre, fonder une grande bibliothèque en Afrique et avoir des triplés ! Contrairement à Betty, je n’entasse pas mes rêves.

Courrez-vous aussi derrière le bonheur ?
Non, je m’affale sur le canapé. Le bonheur n’a qu’à venir à moi s’il en a le courage. La vie se compose de petits bonheurs successifs, qu’il faut apprécier. Même si aujourd’hui, des gens lisent mes livres, je n’oublie pas que j’ai fait des ménages pour survivre. Nous devons accepter nos fragilités pour s’émerveiller de la vie.

Propos reccueillis par Kerenn Elkaïm

Inassouvies, nos vies, par Fatou Diome, Flammarion, 271 pages.

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