Harry Gruyaert: La couleur des sentiments

Ce qui frappe en premier lieu, ce sont ses yeux. Deux grands mondes encerclés de binocles à la Lennon. Visiblement, il ne distingue pas grand-chose de près. Quoi qu’il en soit, Harry Gruyaert (Anvers, 1941) aime prendre de la distance. À tout point de vue. C’est ainsi qu’il s’est construit : au loin. Loin de son enfance, d’abord. La famille est nombreuse, dominée par une austère trinité, « Jésus-Christ, le pape et mon père » résume ce Parisien d’adoption, avec le sourire de l’évadé qui a refait sa vie sur une île de rêve. « Je suis né dans un environnement assez tendu et j’en suis heureux, ça m’a donné un sentiment de révolte, l’envie de partir. » L’ironie de l’histoire veut que le gardien lui ait filé un double des clefs de la cellule. « Il y avait toujours des appareils à la maison, mon père était technicien chez Gevaert (NDLR : AGFA, aujourd’hui). J’ai pourtant dû me bagarrer pour devenir moi-même photographe, il ne trouvait pas ce métier très sérieux… » Harry se veut du bien. A 18 ans, il quitte sa province.

Les sixties sont sweet, on aime le mot « expérience ». Il puise la sienne dans les salles obscures davantage que sur les bancs de l’INRACI (Institut de radioélectricité et de cinématographie), à Bruxelles, où il s’est inscrit. « Mes influences viennent clairement du cinéma. J’ai été fortement marqué par la nouvelle vague, Le Désert Rouge d’Antonioni au premier plan. » Il sera directeur de la photo à la BRT. Mais la Belgique l’ennuie, la suite sera nomade. Paris notamment où il bosse pour Elle, époque Peter Knapp, Londres aussi, New York et puis le Maroc, surtout, son grand choc avant l’Egypte, l’Inde ou encore le Mali. Comme Matisse et Klee avant lui, Gruyaert est subjugué par les lumières et l’opulence chromatique d’Afrique du Nord. Elles le confortent dans son choix d’avoir délaissé le noir et blanc des débuts au profit de la couleur.

Vu d’aujourd’hui, ce choix semble anodin. Dans le cercle des pros du boîtier, on frisait l’iconoclasme. En précurseur et cousin européen des grands coloristes américains des années 70, les William Eggleston et Joel Meyerowitz, Harry Gruyaert apporte un sursaut arty à une pratique réservée jusqu’alors aux clichés des vacances et de la communion du petit. Malgré les réticences de certains purs et durs de l’agence Magnum, il intègre la prestigieuse famille au début des années 80.

Dix ans avant d’entrer dans le clan, son mentor, Henri Cartier-Bresson – lui qui trouvait la couleur vulgaire, incontrôlable – ne s’y était du reste pas trompé : « Il m’a un jour demandé de colorier ses tirages pour voir ce que ça allait donner ! Vous imaginez ce que ça aurait valu… Bref, cela veut surtout dire qu’Henri avait vu en moi quelque chose qu’il ne voyait pas ailleurs. » Ce « quelque chose » se ressent plus qu’il ne se décrit. Quoi que laisse supposer son sens du cadre et de la composition, il n’y a rien de cérébral chez Gruyaert. Chez ce « street photographer » contemplatif, aucune mise en scène, juste une patience évidente complétée par une sensibilité délicate, un don pour deviner quand la beauté va se lever, comme dans ce cliché merveilleux, où une femme voilée se détourne, timide, et offre à l’objectif l’enfant qu’elle tient dans son dos. « Cette magie m’aide à vivre, je suis malheureux sans boîtier. C’est aussi un bouclier. » Une protection en bandoulière, pour toucher au plus près la couleur des sentiments. Un jeu d’approche particulièrement remarquable dans le regard doux-amène qu’il porte depuis trente ans sur son pays (1) « a priori si terne, si gris, dont je n’ai commencé à détecter la subtilité des pigments que depuis l’étranger. » Loin des yeux, près du coeur.

En Belgique, Harry Gruyaert est représenté par la Box Galerie.

B.G.

(1) Version augmentée du livre Made in Belgium à paraître aux éditions Cannibale.

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