Tourisme en cuisine: à la rencontre des restaurants isolés de Belgique

Marie-Charlotte Portois et Thomas Troupin, aux fourneaux de la Menuiserie. © ELISABETH DEBOURSE
Elisabeth Debourse Journaliste

Ils ont fait le choix d’installer leur restaurant gastronomique dans les régions les plus reculées de notre pays… pour le meilleur et pour le pire. Récits.

Le village de Champagne se profile au terme de deux heures de route. Quelques minutes plus tôt, la courte traversée de Malmedy a permis de confirmer deux hypothèses: toutes les petites villes de notre pays ont bien une « rue de la gare » et au moins une pizzeria nommée « Mamma Mia ». Peu sont celles en revanche qui comptent à leurs abords un restaurant étoilé. Depuis 2013 et le succès de la Menuiserie, c’est toutefois le cas de celle-ci. C’est le chef Thomas Troupin qui ouvre la porte du restaurant. « C’est grand la Belgique, pas vrai? » lâche-t-il en guise d’accueil.

Ce toqué de 30 ans n’a pas grandi dans le coin, à l’inverse de sa compagne, Marie-Charlotte Portois, la sommelière et responsable de salle. L’ancienne menuiserie où ils ont installé leurs 28 couverts appartenait à ses grands-parents. « Moi, j’étais plutôt citadin dans l’âme », se décrit le maître des fourneaux. Leur histoire, où tout se décide en un claquement de doigts, les a pourtant menés dans ce minuscule patelin des Hautes Fagnes. Et le couple y fait preuve d’une étonnante capacité d’adaptation, même s’ils le concèdent: travailler à Champagne ne convient pas à tout le monde et certains de leurs employés ont pu souffrir de problèmes d’acclimatation, parce qu' »ici la nuit, quand il fait noir, il fait noir ».

Au début, ils s’étonnaient de ne pas voir de pommes de terre arriver avec le plat principal.

L’étoile du berger

Mais l’astre au Michelin glané l’année de son ouverture déchire, en partie, les ténèbres qui peuvent parfois entourer l’enseigne. Car à 160 kilomètres de la capitale, cette récompense fait la différence. Si les promeneurs, les frontaliers et les voisins viennent bien s’attabler à la Menuiserie, « ce n’est pas forcément dans la mentalité des Belges d’avaler des kilomètres pour manger. Alors que paradoxalement, ils adorent aller dîner en France ou aux Pays-Bas », observe Peyo Lissarrague, journaliste gastronomique originaire de l’Hexagone mais installé dans nos contrées. Heureusement, contrairement aux guides urbains, le Bibendum s’aventure encore au-delà du ring et les restaurateurs peuvent ainsi s’appuyer sur leur réputation pour attirer la clientèle. « Avec l’étoile, on a fait un bon de trois ans », confirme Thomas Troupin. A ses côtés, « Marcha » Portois poursuit: « Quand on a ouvert, c’était le resto de village de deux jeunes qui se bougent. Avec la médiatisation, c’est devenu la table à laquelle on s’invite pour une belle occasion. Mais on a fait attention à ne pas faire flamber nos prix. On veut rester accessibles pour les gens d’ici. » Des habitants généralement fiers de l’attractivité de la cette maison de bouche, même si « au début, ils s’étonnaient de ne pas voir de pommes de terre arriver avec le plat principal », raconte Thomas. Le tubercule ponctue donc désormais presque toujours la proposition de la maison. « Ici, on aime l’auberge ardennaise typique, explique Peyo Lissarrague. L’Eau Vive (NDLR: deux étoiles, à Profondeville), par exemple, fonctionne très bien parce qu’il y existe un tourisme local et qu’on y sert des plats en cohérence avec la région. Mais d’autres ont pu se sentir limités dans leur créativité, du fait de leur localisation et de la clientèle du coin. C’est une réalité: la Wallonie est moins ouverte à une cuisine qui bouscule. En revanche, les produits y sont tels qu’il s’y passe des choses très intéressantes. On est aussi aujourd’hui face à une nouvelle génération prometteuse qui secoue les habitudes. »

Vilhjalmur Sigurdarson, à la tête de Souvenir, à Gand.
Vilhjalmur Sigurdarson, à la tête de Souvenir, à Gand.© ELISABETH DEBOURSE

Choisir et renoncer

Il y a un an cependant, Vilhjalmur Sigurdarson et sa partenaire Joke Michiel ont décidé de déménager leur restaurant Souvenir en plein coeur de Gand. Et on lit de la nostalgie dans sa description de l’ancienne localisation: éthérée et calme, dans la machine à voyager dans le temps d’Ypres, à des années-lumière de ce réseau de rues gantoises éclairées au néon, le « red light district » de la ville. « Mais on ne peut pas bâtir une affaire comme Souvenir sur une clientèle locale, se reprend le cuisinier. Il faut compter sur le fait que les gens se déplacent. A Ypres, c’était difficile de faire venir des gastronomes. Parfois, le restaurant était rempli et on ne savait plus où donner de la tête. D’autres fois, on vivait de longues journées sans voir un chat. » Pour Bernard De Myttenaere, chercheur en aménagement du territoire à l’ULB, certains coins du pays sont en effet plus propices à ce genre de proposition. Les Ardennes, par exemple, en tant que région très peu fertile, ont mis en place dès les années 50 et 60 d’autres stratégies de développement économique: « Cela explique pourquoi on y trouve à la fois un modèle de spécialisation agricole et du tourisme, qui est souvent mobilisé comme levier pour contrecarrer une crise locale. »

La cuisine de Souvenir, toujours nature, même à la ville.
La cuisine de Souvenir, toujours nature, même à la ville.© ELISABETH DEBOURSE

En 2017, Vilhjalmur et Joke ont, de leur côté, décelé un signe dans le retard des travaux de rénovation de leur restaurant. « On a tout minutieusement calculé, et ce que les chiffres nous ont révélé, c’est que l’adresse de Gand marcherait probablement mieux que ce que ne pourrait jamais le faire celle d’Ypres, décrypte-t-il. Ça a été un choix très difficile pour nous. Mais il fallait qu’on se donne la chance de réussir. » Et le visiteur de mieux comprendre la devise de la maison, inscrite sur la devanture: « Le souvenir des joies perdues vaut mieux que les désirs inassouvis. »

Une fierté locale

Ici, on travaille avec les gens autour de soi, on fait vivre le village.

« Quand on dit que ce sont les montagnes de la Belgique dans notre région, c’est vrai, raconte Thomas Troupin, de retour à Champagne. Ici, on travaille avec les gens autour de soi, on fait vivre le village. » C’est qu’en venant s’installer dans les Cantons de l’Est, Thomas a découvert les artisans du cru. Très vite, il est devenu inconcevable pour lui de ne plus cuisiner local et de saison. Une tendance pour certains, devenue une radicalité à la Menuiserie – qui fait notamment partie du club « Génération W », un réseau de chefs et de producteurs terroiristes belges. « C’est du bon sens. Je ne peux pas passer du temps avec ces gens puis acheter de la pluma ibérique. Ce serait comme trahir un ami », explique-t-il. Comme pour cette collaboration avec l’éleveur de veau limousin Lothar Vilz, qui soigne autant ses bêtes que sa terre, « parce qu’il sait que ce qu’il fera aura un impact sur le sol pour trois générations ». Ou le pisciculteur d’Ondenval, qui suit un plan de carrière sur quinze ans, soutenu par le restaurant. « Pour que l’artisanat perdure, il faut lui donner du temps », estime Marie-Charlotte Portois, alors qu’on peut désormais trouver les truites jusque chez Bouchéry à Bruxelles. « Les producteurs aussi recherchent une démarche chez les chefs, parce que c’est plus intéressant d’avancer ensemble », ajoute Thomas Troupin.

Le jambon confectionné à la Menuiserie.
Le jambon confectionné à la Menuiserie.© ELISABETH DEBOURSE

Pour le chercheur Bernard De Myttenaere, les retombées sont en effet positives tant pour les cuisiniers que les habitants: « On a là la possibilité pour des locaux d’orienter leur travail en fonction des attentes des restaurateurs. L’impact environnemental est minimisé et on génère des bénéfices économiques locaux en privilégiant ces circuits courts. On partage aussi une certaine fierté. » Avec 80% de ses légumes qui proviennent du « jardin » – en fait, un artisan du coin dont trois serres sont dédiées à la Menuiserie -, la table de Thomas Troupin renoue avec ce que pleurait dans les années 90 le sociologue de l’alimentation Claude Fischler, dans son livre L’homnivore: « Un système agro-alimentaire caractérisé par le fait qu’une partie importante des ressources consommées [sont] produites sur place. » Un véritable écosystème, qui pousse également cet établissement à préparer son propre jambon et à s’intéresser à d’anciennes formes de conservation des aliments, comme la fermentation.

Le cadre de la Menuiserie, dans les Hautes Fagnes.
Le cadre de la Menuiserie, dans les Hautes Fagnes.© ELISABETH DEBOURSE

Terroir et terreau

Mais derrière les rideaux de leur maison, certains habitants voient encore d’un mauvais oeil l’installation d’une adresse de fine restauration dans leur quartier jusque-là tranquille. Spéculation, augmentation des loyers, embouteillages, parkings là où il y avait auparavant des champs… « S’il n’y a pas de règles, les transformations peuvent avoir des conséquences négatives sur les populations locales, analyse Bernard De Myttenaere. Il n’y a pas de développement sans effets. Mais les territoires gagnants sont ceux où la communication a lieu et de réelles relations se créent. »

Si Vilhjalmur Sigurdarson a profité de son installation « à la ville », pour supprimer la carte de son menu – une chose impossible avec « la clientèle plus conservatrice » d’Ypres, selon lui – chez Souvenir, on se fournit d’ailleurs toujours auprès des fermiers des débuts. L’Islandais parle de loyauté et de responsabilité envers « ses » producteurs. « Ils sont importants pour nous et sont une grande part de notre identité. Et très honnêtement, quand on travaille avec de bons ingrédients, c’est facile de faire de la bonne cuisine. Aujourd’hui Souvenir ne s’épanouit que parce que ses racines, ce sont ces producteurs. » Et puis, comme l’observe Peyo Lissarrague, « contrairement à la France et à de grandes villes comme Paris, en Belgique, quoi qu’il arrive, les producteurs sont plutôt proches des centres urbains. Valoriser le terroir y est donc une tendance générale, qui n’a pas lieu qu’à la campagne. »

Le restaurant Souvenir, tout en sobriété.
Le restaurant Souvenir, tout en sobriété.© HEIKKI VERDURME

Les distances sont d’ailleurs quelque chose de tout relatif chez nous, puisque l’autoroute n’est jamais loin. « En France, faire le choix de quitter le xe arrondissement de Paris pour aller s’installer au milieu de nulle part, c’est une vraie radicalité », explique Peyo Lissarrague, en citant le récent sacre de la jeune Amélie Darvas. Avec sa comparse Gaby Benicio, elles ont quitté la capitale pour reprendre une table perdue dans le Sud. En six mois seulement, leur Äponem a gagné une étoile et l’enthousiasme de la presse. Une démarche de plus en plus fréquente outre-Quiévrain.

En expert expatrié de la question, Vilhjalmur Sigurdarson renchérit: « L’isolation, ça peut avoir son charme. Il faut faire un effort pour se rendre dans certains lieux, parce que quand on choisit une bonne table, on est à la recherche de quelque chose de plus que la cuisine. On veut du temps. C’est ce qu’on a de plus précieux. Et c’est probablement ça, la vraie hospitalité de nos restaurants: donner aux gens le luxe de profiter du temps qu’ils n’ont pas toujours. » Un temps à distance du quotidien.

La menuiserie, 12, Champagne, à 4950 Waimes. www.lamenuiserie.eu

Souvenir, 134, Brabantdam, à 9000 Gand. http://souvenir.gent

Le gîte et le couvert

Le trajet de Bruxelles jusqu’à la Grappe d’Or de Clément Petitjean et Monia Aouini, en Gaume, peut prendre plus de deux heures en voiture, et près de cinq en transports en commun. Pour rentabiliser les kilomètres de ses clients, le restaurant propose donc une vingtaine de chambres et table sur des séjours d’un week-end, avec formule adaptée. Même son de cloche du côté de L’Air du Temps (lire par ailleurs) ou du Cor de chasse en Ardenne, où l’éloignement veut devenir un argument de vente pour une escapade loin des sentiers battus, logement inclus.

La Grappe d’Or, 18, rue de l’Ermitage, à 6767 Torgny (Rouvroy). www.lagrappedor.com

Le Cor de Chasse, 16, rue des Combattants, à 6940 Wéris. www.lecordechasse.be

« Un potager, c’est un trésor »

Arabelle Meirlaen.
Arabelle Meirlaen.© ELISABETH DEBOURSE

S’il n’y avait pas eu ce grand terrain en bordure de Huy, la chef Arabelle Meirlaen n’aurait probablement pu cultiver que quelques aromates pour sa « cuisine intuitive ». Son éloignement lui a offert un grand espace bâti en fonction du soleil et, plus que tout, un jardin ponctué de serres. « Avoir mon propre potager, ça me tenait vraiment à coeur », raconte celle qui en tire la plupart de ses ingrédients et une certaine flexibilité culinaire, puisque tout est à portée de main. A la manière du doublement étoilé Sang-Hoon Degeimbre, installé au creux de Liernu: il a profité de l’espace qui va de pair avec l’isolement pour aménager un gigantesque potager au pied de L’Air du Temps. Et son jardinier Benoît Blairvacq d’être désormais aussi indispensable qu’un bon second de cuisine.

Arabelle Meirlaen, 7, chemin de Bertrandfontaine, à 4570 Marchin. www.arabelle.be

L’Air du Temps, 2, rue de la Croix Monet, à 5310 Aghezée. www.airdutemps.be

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