ENJOY THE SILENCE

Le casque Cork Helmet de Pierre-Emmanuel Vandeputte, pour vivre " une sensation acoustique et auditive inédite ". © MIKOMIKOSTUDIO

Le bruit et sa cohorte d’effets indésirables sur la santé sont encore trop peu pris en compte dans l’évaluation de la qualité de vie. Etat des lieux avec Marie Poupé, expert auprès de Bruxelles-Environnement, et pistes de solutions avec nos designers locaux.

Le 28 mai 2016, les trois cents écoliers du Jardin des fleurs, dans la capitale, gagnaient un jour de congé aussi ensoleillé qu’inopiné, dû à une grève des enseignants. La raison de leur mécontentement ? Un boucan infernal dans les réfectoires et salles de classes, dont ils se plaignaient depuis des mois, mais auquel le pouvoir organisateur local était resté sourd, même après une étude de la Ville de Bruxelles confirmant la souffrance du corps professoral – sept postes mesurés sur dix présentent des niveaux sonores excédant 85 décibels. Au-delà de son caractère inhabituel, l’événement a généré des réactions contrastées et finalement révélatrices de l’état d’esprit actuel au sujet de telles nuisances : quand un camp les voit comme un déplaisant impondérable auquel nous devons nous soumettre, surtout dans des milieux qui en génèrent  » par définition « , l’autre se félicite qu’un phénomène global aussi néfaste soit enfin dénoncé dans les médias.

LA MENACE FANTÔME

Le bruit s’est invité dans nos vies. Ou plutôt, il en a toujours fait partie, mais à peine commence-t-on à se donner les moyens de le dompter ; peut-être parce que dans la rue, au boulot ou à la maison, on en est arrivé au point de saturation. Alors, tiendrait-on là l’un des maux du siècle ? Une préoccupation légitime et très actuelle tout du moins, selon Marie Poupé, chef du service Plan Bruit de Bruxelles-Environnement :  » C’est d’ailleurs la deuxième nuisance environnementale citée par les habitants de la capitale, après la qualité de l’air, mais devant la propreté. Quand on a commencé les comptages au début des années 2000, on s’est même rendu compte que les Bruxellois étaient plus sensibles au bruit que le reste du pays.  » Difficile de savoir si c’est dû à une simple réaction proportionnelle ou à une véritable accumulation,  » sans doute un peu des deux « . Mais pourquoi s’est-on laissé envahir au point d’en souffrir ?  » C’est dû à un ensemble de choses, reprend Marie Poupé. Déjà, on dit toujours que  » le bruit, c’est la vie « , c’est bête, mais ça influence. Ensuite, on le considère comme une fatalité :  » On a choisi de vivre en ville, il faut bien s’en accommoder.  » C’est particulièrement frappant lors des Journées sans voitures, durant lesquelles même ceux qui croient habiter des quartiers calmes prennent conscience du vacarme qui les entoure au quotidien.  » Une affirmation que le plus acharné détracteur du dimanche désautomobilisé serait bien en peine de contredire.  » Le bruit est invisible et donc très insidieux, poursuit la spécialiste. Les gens ne réalisent pas toujours bien à quel point ça peut leur causer du stress, même à des niveaux peu élevés. Ils deviennent irritables, s’agacent et se mettent colère pour un rien, ou du moins pour une raison qui leur échappe, et c’est parfois dû à l’usure du brouhaha qui les assiège en permanence.  » En outre, ce qui empêche de cerner efficacement le problème, c’est aussi son caractère subjectif.  » Ce qui est considéré comme agréable pour l’un ne le sera pas nécessairement pour l’autre. Des cris de supporters, quand on est dans l’ambiance d’un stade, on trouve ça chouette, mais le voisin qui les subit ne sera pas du même avis – justement parce qu’il les subit. Pour un même niveau sonore, on peut accepter ou pas certains sons : on pousse la musique à fond avec plaisir, mais les répercussions sur la santé sont les mêmes que si l’on écoutait le trafic d’une autoroute.  »

Car, plus qu’un désagrément, ces nuisances sont un problème sanitaire qu’il est possible d’objectiver, malgré le manque de données et de statistiques à traiter au niveau belge. En la matière, c’est avant tout l’Organisation Mondiale de la Santé qui a la main.  » Elle a établi des relations entre niveaux sonores et effets sanitaires, et ses conclusions sont inquiétantes. Ce que l’on traite encore comme une simple gêne peut se traduire par du stress, de l’anxiété, des insomnies dont on ignore la cause, voire des maladies cardio-vasculaires. L’OMS estime qu’être soumis à un bruit de 50 décibels, soit celui d’une rue de quartier avec un peu de circulation – on ne parle pas d’une artère fréquentée – augmente de 40 % le risque de maladie cardio-vasculaire. A l’échelle de Bruxelles, cela concerne 56 % de la population, c’est énorme.  »

AU CALME : LUXE ET VOLUPTÉ

Face à ce constat alarmant, et à moins de déménager dans les Fagnes, à quoi peut-on faire attention ?  » Il faut déjà prendre garde à tout ce que l’on s’inflige de façon volontaire, mais pas forcément consciente. Et en premier lieu, la musique. On se lève, on met son casque, on écoute la radio dans sa voiture, puis au boulot, et le soir quand on sort, on va boire un verre ou en boîte… On s’inflige ce bruit permanent et on en oublie qu’il faut aussi mettre ses oreilles au repos, parce que notre corps doit encaisser tous ces sons cumulés. A la question de l’intensité s’ajoute donc celle de la durée : plus on va se soumettre à des niveaux importants, plus cette dernière devient déterminante. Cela se traduit d’ailleurs par une réglementation assez stricte dans la législation du travail. Mais le public est aussi exposé à des niveaux élevés pendant trop longtemps dans les salles de spectacle ou les bars.  »

A la maison, on se concentrera d’abord sur l’environnement extérieur, sur lequel on a peu d’emprise, en essayant de s’isoler autant que possible : double ou triple vitrage, rideaux ou volets, palissades ou haies, portes hermétiques et revêtements de murs ou de sols aux propriétés acoustiques favorables. Ensuite, on adoptera un comportement qui s’épargne un maximum de désagréments, bruits de fond, grésillement des télés allumées et appareils en stand-by, souffleries diverses et hottes de cuisine. Et on essaiera, bien sûr, d’opter pour des équipements les plus discrets possibles.  » C’est devenu un argument marketing pour tout l’électroménager et bien au-delà : on produit aujourd’hui des pneus silencieux – et les pouvoirs publics montreront bientôt l’exemple en équipant leurs véhicules avec ce type de dispositif « , annonce Marie Poupé.

Enfin, on ne saurait passer sous silence l’une des principales sources de chahut en milieu domestique : les enfants.  » Il faut leur faire comprendre, même si l’on connaît leur besoin de se défouler, que l’on a parfois envie de relâcher la pression avec un moment de calme. Inculquer ce recours à la pause les sensibilise aux bienfaits d’instants de détente. On sait qu’ils baignent dans un incroyable tintamarre à l’école, et ils se déchargent de tout ça en rentrant après la classe. Résultat : les parents, en revenant du boulot, finissent sur les rotules.  » Enfin, depuis l’invention du Walkman, on n’en finit plus de mettre en garde les ados : attention aux volumes trop élevés, à ne pas s’endormir avec ses écouteurs, autant de mauvaises habitudes qui risquent d’altérer leurs oreilles et leur santé, avec effets désastreux sur leur concentration et leurs résultats scolaires. Ce problème de déconcentration mine tant les écoles que les bureaux et administrations, et certains ont heureusement commencé à y apporter des réponses de plus en plus techniques et esthétiques : mobilier qui absorbe les ondes ou éléments plus spécifiques, type panneaux, surfaces ou modules à suspendre.

QUAND LE SILENCE EST D’OR

Ainsi, depuis plus de trente ans, l’entreprise serésienne ABV offre des solutions acoustiques de pointe, son fondateur Eric Dor se félicitant en outre d’amener le design au milieu des hauts fourneaux. Voyant sa spécialité gagner en considération, l’homme pointe toutefois un écueil majeur :  » Tout le monde ne demande pas de certification. Le fabriquant ne doit justifier ses déclarations de performance d’aucune preuve, une attestation suffit. C’est très commode pour certains, parce que de véritables nouveautés technologiques demandent énormément de recherches et de développement, et ont donc un coût. La réduction acoustique est avant tout une question de budget.  » Afin de compléter sa gamme, il a fait appel au designer belge Julien Renault (lire par ailleurs) pour lui confier la réalisation de baffles et d’éléments de correction, rassemblés dans la collection Surfaces, au parti pris graphique très réussi :  » Nous avons choisi des références universelles, qui parlent à l’imaginaire des architectes dans toutes les langues du monde – une palissade ou un nuage, ça ne demande aucune explication et ça peut aider à créer un environnement qui semble familier.  »

 » En fait, on ne s’est sérieusement penché sur le sujet qu’à partir du moment où l’on s’est rendu compte que cela coûtait de l’argent.  » On pourrait croire à une boutade mais, derrière son grand sourire, le designer belge Alain Gilles est très sérieux.  » C’est arrivé avec le débat sur les open spaces, développe-t-il. Ils ont pas mal d’avantages, comme ce côté sympa, moderne et coopératif, et permettent de caser plus d’employés sur une surface restreinte, donc à moindre coût. En contrepartie, on a accordé aux travailleurs des  » aires de jeu « , des espaces pour se mettre à l’aise, se divertir ou se rencontrer. Mais de nombreuses études ont démontré une perte d’efficacité et des difficultés à se concentrer à cause du bruit ambiant. Même à son poste, on est constamment interrompu et distrait. Le monde du travail avait donc besoin de solutions, fermées totalement ou partiellement, pour répondre à cette problématique tout en maintenant le côté convivial.  » Entamée il y a sept ans et riche de plusieurs familles qui continuent à évoluer, la collaboration entre Alain Gilles et BuzziSpace fait des étincelles et est très vite remarquée sur un marché encore balbutiant.  » Buzzi a rapidement senti qu’il y avait quelque chose à développer au niveau du mobilier ou du complément phonique, qui ne soit pas intégré au bâtiment. Et moi, c’est moins le côté nuisances sonores qui m’intéressait que la possibilité de réaliser des mini-architectures aux références très simples, qui n’évoquent pas un moment de travail, mais plutôt de vacances. Comme je suis l’un des rares designers à avoir connu ces open spaces, je comprends bien ces soucis « , dit l’ancien salarié d’Euroclear/JP Morgan, dont il fréquenta durant cinq ans les plateaux surpeuplés où 150 traders s’excitent, un combiné à la main.  » Quand une petite virgule mal placée peut coûter des millions, on a intérêt à maintenir élevé son degré d’attention « , précise-il avec malice.

On pointera encore le spécialiste néerlandais en acoustique Incatro, qui vient de remporter un Red Dot Design Award pour Soundleaves, une série de panneaux acoustiques muraux pour les entreprises ou les particuliers visant à rétablir le calme dans des lieux pollués par le bruit. Et, en guise de conclusion, on prendra le temps de s’attarder sur la trajectoire de Pierre-Emmanuel Vandeputte, designer dont la production, des plus singulières, trouve résonance avec le présent sujet. On pense à son Cork Helmet, casque intégral en liège, à l’alcôve Nascondino, voire aussi à la chaise Belvédère, dont l’assise perchée invite à prendre de la hauteur, ou encore au séparateur d’espace Diplomate. Pourtant, c’est un raccourci que l’intéressé tient immédiatement à tempérer :  » Je ne me retrouve pas exactement dans cette description. Certaines de mes productions ont obtenu beaucoup de presse, et m’ont tout à coup catalogué « l’homme du silence ». Or, je me vois plutôt en homme d’expériences et de partage de sensations, grâce ou à travers l’objet.  » Mais, Pierre-Emmanuel l’admet, les créations citées composent une  » collection inconsciente  » :  » Le Cork Helmet procure une sensation acoustique et auditive inédite, et revient à s’isoler un instant, comme la tête dans un coquillage. Avec Nascondino, j’ai voulu générer un petit cocon à l’abri des regards, pour rendre une intimité perdue dans une société où l’on décloisonne, on abat des murs, on vit dans des lofts et on bosse dans des open spaces. Le design répond à des besoins, et dans notre monde bruyant et pollué par les ondes, certains le font de façon très directe, comme ABV ou BuzziSpace. Avec mes objets-postulats, j’essaie aussi de répondre à des besoins criants, mais de façon moins frontale, avec une poésie et une sensibilité que l’on ne retrouve pas nécessairement chez les grands éditeurs.  »

PAR MATHIEU NGUYEN

 » ON POUSSE LA MUSIQUE À FOND AVEC PLAISIR, MAIS LES RÉPERCUSSIONS SUR LA SANTÉ SONT LES MÊMES QUE SI L’ON ÉCOUTAIT LE TRAFIC D’UNE AUTOROUTE.  »

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