Habiter le ciel, désormais un luxe

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Fanny Bouvry
Fanny Bouvry Journaliste

Aujourd’hui, vivre dans un gratte-ciel est devenu un luxe. Et hipsters, artistes et architectes se bousculent pour acquérir un bien haut perché en ville. Mais il n’en a pas toujours été de même. Explications et aperçu des plus emblématiques géants de verre, de béton et d’acier de ce bas monde.

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Fin 2018, le chantier devrait être bouclé. C’est ce qu’espère Stéphan Sonneville, le CEO d’Atenor, société de promotion belge cotée en Bourse. Le nom de ce complexe qui pousse dans le quartier européen : The One. L’ensemble culminera à 92 mètres et comprendra des bureaux, des commerces et une nonantaine de logements.  » Ce bâtiment offre une relation particulière avec son environnement car, du dessus, on voit toutes les institutions, explique le dirigeant. Septante appartements sont déjà vendus et ce sont essentiellement des gens passionnés par cette idée de vivre en hauteur qui les ont achetés. D’ailleurs, 15 à 20 % des clients ont acquis, dans la foulée, une deuxième entité. Ils sont fans. La tour est définitivement un objet pour avant-gardiste.  »

Et l’homme n’en est pas à son coup d’essai. A son actif, la réalisation, le long du canal, du complexe Up-Site, qui marque depuis 2014 le skyline de notre capitale. Un gratte-ciel de logements qui a fait couler beaucoup d’encre lors de son développement.  » On le voyait comme un symbole du capitalisme, alors qu’il s’agissait d’une démarche novatrice « , se défend le promoteur, qui pendant cinq ans a remué ciel et terre pour faire aboutir la chose.  » J’ai dû plaider pour la réappropriation des quais, la densification nécessaire de nos cités, au travers d’interviews, de séminaires et de colloques singuliers, pas du tout plaisants, avec certains responsables politiques… On a dû affronter des périodes de doute ; on m’a dit plusieurs fois que cela ne se ferait jamais « , se souvient-il. Si la première mouture, découlant d’un concours privé, était signée par le starchitecte britannique David Chipperfield, c’est finalement la version plus sobre du Français Yves Lion qui parviendra à convaincre les instances locales.  » Je voulais une silhouette épurée, faite de volumes élémentaires blanc et gris. Regardez l’Empire State Building, il est simple et il a traversé les décennies « , décrit le CEO. Aujourd’hui, même si une véritable vie de quartier n’est pas encore présente au pied de ce géant bruxellois, l’édifice résume bien l’attrait que suscitent ces habitats haut perchés.

 » Les architectes ont réussi à relégitimer ces tours auprès d’une certaine bourgeoisie intellectuelle, donneuse de tendances urbaines, à les dissocier de l’image catastrophique des banlieues et à en faire à nouveau des icônes puisque des grands noms de l’art de bâtir, comme Jean Nouvel à Londres par exemple, en construisent. Ce phénomène percole, même en matière de logement social, constate Christine Schaut, professeur de sociologie à la Faculté d’architecture La Cambre-Horta-ULB. Il y a encore un débat sur la nécessité de détruire ou non les vieux immeubles. Mais certains sont convaincus qu’il y a une vraie qualité patrimoniale, mais aussi sociale, derrière ces projets anciens.  » Et Nicolas Firket, un concepteur bruxellois qui a élu domicile dans la tour Albert à Forest, de confirmer :  » Cela fait onze ans que j’ai acheté. A cette époque, même pour les architectes, ce type de bâtiment était répulsif. Il n’y avait pas cette nostalgie du moderne. Depuis, vivre en hauteur est devenu branché. Plus d’un quart de mes voisins sont d’ailleurs architectes « , fait-il remarquer.

La mise au ban

Mais si aujourd’hui l’intérêt est perceptible, ces mastodontes de béton, de verre et d’acier n’ont pas toujours eu bonne presse… Leur retour en grâce est même assez récent. Les premiers skyscrapers apparurent aux Etats-Unis, au début du xxe siècle, surtout à New York.  » Arcs, nervures, tourelles, gargouilles et clochers contribuaient alors à la verticalité d’un monument néo-gothique flamboyant qui célébrait la réussite financière de son promoteur « , raconte l’auteur belge Thierry Demey dans son ouvrage Des gratte-ciel dans Bruxelles – La tentation de la ville verticale (Guide Badeaux). Progressivement, les formes vont évoluer vers plus de sobriété et ressembler à  » des pièces montées « , l’exemple le plus emblématique restant l’Empire State Building, érigé en 1931. Après la Seconde Guerre mondiale, avec l’arrivée du modernisme et des principes fonctionnalistes, la course vers le ciel s’amplifiera outre-Atlantique. C’est à cette époque que Chicago verra se dresser, aux 860 et 880 Lake Shore Drive, deux jumelles dessinées par le maître Mies van der Rohe.

De notre côté de l’océan, la conquête des cieux sera plus lente mais le modèle s’imposera doucement. Dans notre capitale, on verra ainsi poindre, dans les années 30 déjà, des bâtiments hauts dédiés à l’habitat tels que le Résidence Palace de Michel Polak ou la Résidence de La Cambre, sur le boulevard Général Jacques, qui est imprégnée de l’Art déco new-yorkais.  » Avant 14-18, on avait des maisons de maître avec des domestiques. L’appartement est apparu, à Bruxelles, entre les deux guerres. Jusque-là c’était inconcevable d’habiter les uns au-dessus des autres ; ça paraissait saugrenu, voire antihygiénique : on allait entendre le voisin faire ses besoins… Entre-temps, on a inventé l’ascenseur et le modèle s’est peu à peu imposé parce que les domestiques sont devenus de plus en plus chers et revendicatifs « , résume brièvement Thierry Demey.

Les buildings plus élancés verront le jour, chez nous, à la veille de l’Expo 58, avec notamment les tours de la Prévoyance Sociale (P&V), face au Botanique, et Martini, sur la place Rogier, puis plus tard, la tour Madou ou encore celle de l’hôtel Westbury, mieux connue comme le siège de la Loterie Nationale…

Mais cette envie de se rapprocher des nuages ne durera pas. Le modernisme montrera ses limites et la crise économique des seventies donnera un coup fatal à cette typologie d’immeubles.  » C’était l’époque des barres de logements dites Etrimo, une forme abâtardie de ce que les modernistes avaient fait de beau, synthétise le professeur de l’ULB. Face à ces dérives, un contre-mouvement prendra de l’ampleur, avec la critique massive et radicale de la ville fonctionnelle et la dénonciation d’une  » bruxellisation  » ayant mené à la destruction du tissu ancien… Du côté des habitations sociales, on accusera même cette architecture d’être productrice de pathologies sociales. C’est ainsi que, en France, on assistera à des destructions médiatisées de ce symbole du mal des banlieues.  »

La nouvelle aura

Le balancier repartira dans l’autre sens lorsqu’une nouvelle génération d’architectes, avec le recul nécessaire, prendra la mesure de la richesse des oeuvres modernistes, alors que dans tous les domaines – mode, design… – les fifties et les sixties retrouveront droit de cité.  » Comme non-architecte et non-historienne, je vois le tournant, chez nous, avec la mobilisation autour du démantèlement de la tour Martini, en 2001, avance notre sociologue. Subitement, des concepteurs sont sortis du bois et ont repris leur place dans le débat urbain. Ensuite, ce sera la redécouverte de la Cité administrative, puis d’autres projets injustement décriés…  »

A l’heure où la densification des villes s’impose, pour répondre à la pression démographique et éviter l’étalement urbain, la question n’est donc finalement plus de savoir si on peut construire ou non de tels ensembles, mais plutôt de trouver comment éviter les erreurs du passé. Et cette réflexion passe avant tout par l’implantation :  » Quand elle est réussie, elle crée plus de jouissances que de nuisances, affirme Nicolas Firket. Lorsque je me balade près de chez moi, je croise des riverains qui habitent dans des maisons classiques et qui me parlent de leur vue sur la tour comme de quelque chose de positif, même si certains disent aussi que c’est une horreur. J’ai même rencontré des gens qui n’avaient jamais constaté qu’il y avait un tel building dans le coin. C’est une démonstration de sa relative discrétion. Sa situation en pointe d’îlot, en retrait du carrefour, n’est pas disharmonieuse. Si elle était au milieu d’une rue, la perception serait autre.  » Et Stéphan Sonneville d’aller dans le même sens :  » D’un point de vue urbanistique, c’est un outil dont dispose le politique et qu’il doit utiliser avec parcimonie. Je ne suis pas pour un agglomérat de gratte-ciel comme à Hong Kong… New York, par exemple, est contrastée car on a des quartiers élevés et d’autres plus bas ; c’est une ville bien pensée. De même, Up-Site se justifie là où elle est, au bord du canal, parce qu’elle a repositionné tout un quartier.  »

Mesure et démesure

Reste que construire de cette façon coûte cher – 20 % de plus qu’un projet classique, estime le patron d’Atenor – et que la tâche est pour le moins complexe.  » Il y a trois défis, dénombre Stéphan Sonneville. Technique tout d’abord, car une telle structure bouge et est exposée au vent : pour des plateaux de bureaux ce n’est pas très grave. Mais quand ce sont des murs de salle de bains, il faut résoudre ce genre de complexité. Le challenge est également financier car on ne peut phaser le chantier : il faut le construire en une fois et donc trouver les fonds nécessaires, d’autant que ces bâtiments sont souvent imaginés dans des périodes d’euphorie et terminés trois ou quatre ans plus tard, en pleine dépression. Enfin, le défi est commercial car on met sur le marché, d’un coup, de nombreux appartements…  »

On peut encore ajouter à cela l’aspect environnemental, crucial pour un ouvrage aux mensurations telles. Certains planchent sur l’autonomie énergétique de ces géants des villes mais d’autres y pensent de façon beaucoup plus littérale, en couvrant leurs façades… d’arbres ! C’est le cas des créations de l’Italien Stefano Boeri, qui a achevé un prototype, Bosco Verticale, à Milan. L’avenir dira si ces solutions verdoyantes s’avèrent efficientes ou s’il s’agit, comme le suggère un brin provocant, Thierry Demey, de  » green washing  » destiné à faire gober à la population le squattage de l’horizon.

Autant de considérations qui nécessitent en tous cas une vision politique forte… Et aussi de la mesure. Car si nos contrées européennes avancent à pas de velours sur la question, d’autres nations ont fait de ces skyscrapers un véritable outil de propagande… La compétition internationale dépasse parfois la raison et  » culminer  » rime plus que jamais avec  » dominer « . Alors que l’Arabie saoudite annonce l’arrivée d’un colosse de 1 km de hauteur sur son territoire, autour de Central Park, à New York, c’est à qui imaginera l’appartement le plus élevé – plus de 400 mètres d’altitude ! -, le plus luxueux et le plus cher – on parle de près de 80 millions d’euros pour un 700 m2.

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