Identités remarquables

Bshirt, la belgitude au second degré. © SCA/ART Photography / sdp

Afficher fièrement ses origines, de préférence provinciales et populaires, c’est désormais tendance ! Des marqueurs identitaires qui restent inoffensifs tant qu’ils sont inclusifs. Mais qu’il convient toutefois de manier avec prudence en ces temps troublés…

La mode a toujours servi de marqueur social. Le sac affichait son monogramme, le polo son croco et tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes régi par les logos : ces voyants synonymes d’un pouvoir d’achat supposé confirmaient l’appartenance à la classe supérieure, celle des vainqueurs. Il s’agissait de montrer où on était arrivé, certainement pas d’où l’on venait, surtout si l’on estimait  » honteux « , aux yeux des bien nés de son nouvel entourage, le point de départ de sa trajectoire. A voir il y a quelques jours à peine le chroniqueur Camille Combal – né à Gap – s’afficher sur le plateau de Touche pas à mon poste avec, sur son sweat-shirt, le mot  » Provincial  » qui lui barre le torse, on se dit que les choses ont furieusement changé. Dans le même ordre d’idées, la très parisienne maison d’édition Plon vient de publier L’encyclopédie du Baraki – sous-titrée De l’art de vivre en jogging en buvant de la bière et signée Philippe Genion – qui semble instaurer la beaufitude que l’on aurait masquée hier en art de vivre enviable.

Chez nous, on ne compte plus les petites marques qui se lancent dans le sportswear chic et décalé à connotation régionale. Chez TShirt Mania, c’est le Pays noir qui est en ligne de mire, avec ses phrases bien senties, en wallon mais pas que. Lancée en 2014, la griffe Belge Non Peut-Etre affiche sans complexe ses expressions en pur brusseleir. Son ambition ?  » Perpétuer ce patois que l’on parle encore dans les familles, parfois même sans s’en rendre compte, explique Isabelle Franses, cofondatrice du label. Nous sommes sans cesse à l’affût de nouvelles « perles » que nous nous efforçons de récolter lors de manifestations auxquelles nous participons. A nos yeux, il s’agit vraiment d’un patrimoine à préserver.  » Une manière aussi pour le Bruxellois, premier client de cette gamme de textiles et de petits accessoires,  » d’affirmer son identité, ses racines « , jusqu’à son appartenance à l’un des quartiers les plus historiques de la ville, les Marolles en l’occurrence, dans lequel ces vêtements sont fabriqués.

Même ambition chez BShirt et sa filiale The Belgian Shirt qui a fait du cornet de frites son emblème, assumé mais plus discret qu’un slogan rigolard.  » Nous ne sommes pas du tout une marque gadget destinée aux touristes de passage sur la Grand-Place, insiste Nicolas Pruvost, à la tête de la ligne depuis 2015. Les gens ont envie de se réapproprier leurs racines nationales, régionales, voire sous-régionales parfois. Ils affichent des symboles comme l’Atomium ou le Manneken-Pis, mais détournés. En cela, ça n’a rien de chauvin. Nous avons toutes les raisons de porter haut et fort les couleurs de la Belgique, au lieu de penser que c’est toujours mieux ailleurs. Mais comme notre fierté reste empreinte d’une certaine pudeur, nous l’affichons au second degré.  »

Un défilé de santons

Le phénomène est d’ailleurs loin d’être belgo-belge. Des griffes françaises, dont Maison Kitsuné ou Commune de Paris, s’assument comme pleinement parisiennes et s’amusent aussi des clichés qui peuvent coller à la peau des habitants de Paname et à leur réputation pas toujours exemplaire. Lancé en 2014, le tout jeune label Club Pétanque glorifie, avec une pointe d’humour, sur une panoplie de basiques made in Europe, l’un des sports les plus populaires du sud de la France, symbolisé par un petit joueur de boules n’ayant rien à envier au célèbre joueur de polo de Ralph Lauren.

Et dans les hautes sphères de la mode également, les origines tiennent lieu d’ADN. En octobre dernier, c’est au son de la musique du film Jean de Florette (Claude Berri, 1986) que Simon Porte Jacquemus a fait défiler ses silhouettes inspirées par l’imagerie du santon de Provence. Des pièces aujourd’hui en boutique et qui, prises séparément, n’ont rien du costume folklorique : seul le stylisme du show clamait ouvertement l’amour du jeune créateur pour sa région natale. Dans la même veine, le maroquinier Delvaux (lire par ailleurs) lancera dans quelques jours une collection de miniatures en hommage aux racines belges de la marque, passée en 2011 sous pavillon chinois à la faveur du rachat d’une partie majoritaire de son capital.

 » Cela n’aurait bien sûr aucun sens de taxer de régionalisme au sens dangereusement idéologique du terme ceux qui proposent aujourd’hui ce type de produits, pointe Bruno Humbeeck, professeur de psychopédagogie à l’université de Mons. Mais l’émergence de cette nouvelle forme de sous-culture ne doit rien au hasard. Ce qui sépare ce courant du régionalisme à relents nationalistes, c’est que l’on propose ici de construire son identité de manière inclusive en affirmant qui l’on est sans pour autant s’opposer à l’autre. Le slogan politique fait place à l’ironie. Par ailleurs, oser affirmer une identité longtemps perçue comme négative en faisant preuve en prime d’autodérision, c’est le signe plutôt sain que l’on possède une estime de soi suffisamment forte. Une identité qui se vit comme humiliée est incapable de manier l’autodérision. On ne peut en tout cas pas la lui imposer sans la pousser vers l’auto-affaissement de soi.  »

En périodes d’incertitudes, politiques comme économiques, il est aussi de bon ton de sanctifier – parfois même sans les pratiquer véritablement – des loisirs simples, perçus comme les derniers bastions d’une certaine douceur de vivre d’antan. Ce sera la colombophilie ou les courses cyclistes chez Antwrp, les parties de  » je tire ou je pointe  » du dimanche de Club Pétanque.  » Nos grands-pères y jouaient, nous aussi quand nous étions gamins, développe Charlie Caumon, l’un des deux fondateurs de la marque française. Au travers du pétanqueur, c’est tout l’univers populaire et ses codes jusqu’ici encore peu approchés par la mode que nous voulions revaloriser. Nous avions envie de les moderniser. Mais derrière Club Pétanque, il y a surtout l’idée de l’amitié, de la bande de potes qui se retrouve pour partager de bons moments.  »

Une gentrification culturelle

Ces  » squads  » si chers aux Millennials qui ne jurent que par eux sur la Toile ont toutes les caractéristiques d’une tribu dont les limites dépassent largement celles du clan familial et dont les règles ont été fixées par celles et ceux qui ont choisi de partager un certain nombre de traits sociaux clairement assumés.  » C’est très positif tant que cela rassemble, poursuit Bruno Humbeeck. Pas si c’est une manière de dénigrer l’autre, de le pointer comme n’étant pas nous et donc un petit peu moins humain que nous, une attitude qualifiée aujourd’hui par les psychologues d’infra-humanisation.  »

Contrairement au bon vieux snobisme à l’ancienne, la notion de classe sociale, ici, n’a pas lieu d’être.  » Se revendiquer du peuple, c’est très en vogue, en politique notamment, mais pas seulement, précise encore l’expert. Les marqueurs sociaux dérisoires longtemps associés à la beaufitude – le béret et la baguette en France, le cornet de frites en Belgique -, maniés avec humour, deviennent une sorte de respiration dans la complexité du monde actuel. Traités de manière textuelle, ils flirtent en revanche avec la caricature et risquent même de devenir des marqueurs d’identité « pure », brandis par certains comme autant de remparts contre le multiculturalisme.  »

Pour le professeur de l’université de Mons, oser affirmer sa fierté régionale – en assumant pleinement son statut de provincial dans son nouveau milieu parisien, par le biais d’un tee-shirt par exemple – reste une belle manière de rééquilibrer des rapports sociaux jusque-là souvent vécus dans l’écrasement. A l’inverse, se prétendre Baraki de Kermesse lorsque l’on habite Lasne et que l’on n’a jamais de sa vie mis les pieds à Charleroi s’apparenterait presque à une nouvelle forme de gentrification.  » Comme on s’installe dans un quartier populaire et qu’on le transforme, on récupère des traits culturels – sports, loisirs, patois… – que l’on assume pleinement parce qu’ils viennent enrichir une culture existante. Afficher fièrement le symbole d’une identité tribale qui n’est pas la sienne mais dont on partage les valeurs, c’est un luxe que n’a pas celui qui n’a pas le choix.  » A méditer, sans se gâcher pour autant la partie de pétanque, au moment de commander le pastis qui  » ira avec  » cet été…

PAR ISABELLE WILLOT

 » PAS D’AUTODÉRISION POSSIBLE SANS ESTIME DE SOI.  »

 » IL Y A UNE DIFFÉRENCE ENTRE CLICHÉ ET ARCHÉTYPE.  »

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