L’enfance de l’Art

Défilé Christian Dior, hiver 2013. © CHRISTIAN DIOR, FALL/WINTER 2013 BY RAF SIMONS, RED SQUARE, MOSCOW. © YURI PALMIN

Alexandre de Betak signe depuis 27 ans des défilés, des performances, des événements qui laissent leur empreinte dans les mémoires et dans l’histoire de la mode. Phaidon publie Fashion Show Revolution, la somme de cette oeuvre, sous le sceau de la lumière. Portfolio commenté.

Le New York Times l’a baptisé  » Le Fellini de la mode, le Cecil B. DeMille des podiums « . Ça le fait gentiment sourire, il sait ce qu’il y a derrière d’exigence, de ténacité, de clairvoyance et d’authenticité. Depuis vingt-sept ans, Alexandre de Betak imagine les mises en scène de défilés, de présentations, de performances et d’événements hors-normes. Dans cet univers en perpétuel mouvement, il trace sa route, entre instants de grâce et éphémères visions mutant en souvenirs indélébiles. Il n’avait pas 19 ans, il épaulait déjà Sybilla Sorondo, Espagnole basée à Paris qui marqua la fashion de la fin des années 1980. A ses côtés, il inventa un métier, le sien, mixant la narration serrée, la mise en scène inédite et la direction artistique aiguisée. Depuis, avec le bureau qui porte son nom sans la particule, il a signé plus de mille défilés, accompagné les premiers pas d’Anthony Vaccarello et des soeurs Mulleavy pour Rodarte, inventé une autre mode de concert avec Hussein Chalayan, fait exploser Internet avec le défilé Victoria’s Secret 2.0 et un Webcast entré dans l’histoire, mis en lumière les collections de Dior, Berluti, Viktor&Rolf, Isabel Marant ou Diane von Furstenberg. Mais quand on a écrit cela, on n’a encore rien dit de son langage lumineux ni de sa propension innée à magnifier la création, et donc la vie. Arrêt sur images.

Betak : Fashion Show Revolution, par Alexandre de Betak, introduction de Sally Singer, Phaidon, 292 pages.

Le jeu de miroirs

 » Ce jeu de miroirs est une obsession personnelle récurrente. C’est un matériau que j’adore, un moyen artistique et technique de s’insérer dans la ville sans la dégrader. La première fois que je l’ai utilisé, c’était en 2003 pour Jil Sander à l’hôtel de Bourbon-Condé. J’ai grandi à Paris, j’ai toujours été sensible au lieu dans lequel je vis, je suis ravi qu’il se passe des choses mais très énervé quand, du Champ de Mars à la place de la Concorde, tout est totalement dénaturé. Je préconise, dans la mesure où l’on en a les moyens, de faire en sorte d’essayer des « objets » qui deviennent intéressants pour la ville. J’ai longtemps travaillé sur cette idée de boîte en miroirs avec angles reflétant les alentours de manière diffractée. Dans le cas de la place Rouge, à Moscou, je ressens une grande fierté : nous sommes les seuls à y avoir, avec succès, amené Dior. La diffraction calculée donne un effet de fractionnement de la réflexion du Kremlin et de la ville comme on ne les avait jamais vus auparavant. Nous avons utilisé le même procédé à Paris dans le musée Rodin et dans le jardin des Tuileries. Cela me tient à coeur, et c’est de ma responsabilité, quand on en a les moyens – et c’est le cas des grandes marques de luxe – d’intervenir au milieu des villes ou de n’importe quel environnement de façon à la fois artistique et totalement respectueuse.  »

L’inspiration

 » J’ai rencontré Laura et Kate Mulleavy, les créatrices de Rodarte, il y a dix ans. On a parlé de plein de choses sauf de show et de vêtements. Je leur ai proposé un endroit où défiler, la Dia Art Foundation, galerie dans laquelle est exposée une installation permanente en tubes fluorescents rouge et vert de Dan Flavin, un artiste que j’aime énormément. J’avais décidé de lui rendre hommage, de me servir de ces tubes comme outils permanents pour exprimer les influences de Rodarte de manière très brute et très moderne, en contraste total avec la collection très délicate, très féminine avec parfois des connotations vintage. Je voulais partir de ces tubes qui ne sont pas beaux en soi et en faire quelque chose de très beau. C’était une démarche semblable à leur travail : elles s’étaient inspirées des vautours et des lacs sulfureux de Californie, que l’on peut objectivement qualifier de laids, pour réussir à dessiner des vêtements extrêmement beaux. J’ai passé les dix années suivantes à proposer une évolution de ce même environnement à partir de ces mêmes éléments comme base, mais à chaque fois en l’agrémentant de nouvelles formes pour arriver à traduire la collection du moment. C’est une démarche que j’ai poussée à l’extrême pour Rodarte, mais il n’est pas rare que ce soit le cas aussi avec d’autres maisons. Pour des raisons de budget, d’éthique et de développement durable, nous avons réutilisé la totalité des éléments d’une saison à l’autre pendant une décennie.  »

L’enfance

 » Cela se passait au Musée des Arts Décoratifs à Paris, les chaussures Berluti suspendues par les ballons volaient vraiment. C’était très joli, avec une certaine liberté d’esprit et de l’humour, qui permettaient de s’amuser de l’histoire, de la collection, des chaussures, d’être enfant parfois. Mes inspirations sont un peu conscientes et beaucoup inconscientes. Pour cette installation, j’avais évidemment pensé au film d’animation Up et au Ballon Rouge – ce qui m’a touché petit revient sans cesse. J’ai de la chance qu’une grande partie de ce dont je me souviens soit qualitatif. Et quand je revois ce qui m’a plu alors, cela me plaît toujours.  »

La fidélité

 » J’ai la chance de travailler depuis longtemps avec de nombreux créateurs, c’est le cas d’Anthony Vaccarello, que j’accompagne depuis le début, de Hussein Chalayan, de Jacquemus, de Rodarte… Contrairement à ce que beaucoup pensent du milieu de la mode et de sa futilité, cela fait plus de vingt ans que je bosse avec Michael Kors, dix-huit avec Dior, avec John Galliano d’abord, puis Raf Simons et maintenant Maria Grazia Chiuri. C’est à la fois une loyauté, une fidélité et une persévérance. Je pense que les belles histoires vivent avec le temps. Je ne crois pas du tout à la superficialité ni sentimentale ni professionnelle. Plus on se connaît, plus on va loin. Le confort, dans le bon sens du terme, que procurent les relations plus installées, permet d’approfondir la créativité. A l’inverse de beaucoup d’autres métiers où le respect et l’estime naissent de la répétition des mêmes préceptes et idées, dans la mode, avec la vitesse à laquelle elle va aujourd’hui et la quantité d’images qu’elle génère, on est obligé de faire attention à ne jamais doublonner, à suivre l’image de la marque que l’on a aidé à mettre en place tout en innovant à chaque fois et en restant soi-même. C’est compliqué. Selon l’ADN du label, on peut faire sensiblement la même chose avec un peu de nuances ou, au contraire, prendre des virages à 90 degrés à chaque saison. En respectant la maison tout en surprenant le public, c’est le principal débat, plus encore depuis les réseaux sociaux et la quantité accrue de défilés. « 

La perfection

 » Je suis derrière le mur de droite, on voit mes mains. Malgré mes mille défilés, je continue à envoyer moi-même les mannequins, par habitude et par perfectionnisme maladif. Je leur transmets mes instructions au casque et de visu, je leur redonne l’impulsion d’énergie que j’attends d’elles. Je suis un chef d’orchestre. La majorité d’un show est construite en amont, pour le concept, la stratégie. Ensuite vient la production et, dans les jours qui précèdent, le casting, la synchronisation de la lumière, de la musique. C’est un événement live qui n’a lieu qu’une fois ; parfois, même pendant qu’il se déroule, il nous arrive de le rallonger, de l’écourter, de changer d’attitudes pour perfectionner plus encore. « 

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content