la planète d’une sage

© DAVID S. HOLLOWAY

Elle est la première scientifique à avoir vécu seule parmi les chimpanzés, en pleine forêt, mais elle est aussi bien plus que cela. La primatologue et écologiste britannique était récemment en Belgique pour présenter Jane, un documentaire sur sa vie à Gombe, en salle le 7 février prochain. Rencontre sous le signe de l’optimisme.

Les documentaires consacrés à la vie de Jane Goodall ne manquent pas. Plus d’une quarantaine ont en effet déjà permis au monde entier de découvrir l’histoire de cette jeune Britannique qui a joué un rôle précurseur dans l’observation des chimpanzés dans leur milieu naturel, au début des années 60. Mais la primatologue ne s’arrêta pas à cette expédition. Lorsqu’elle constata, trois décennies plus tard, que la disparition de la forêt équatoriale, en Afrique centrale, menaçait l’existence de ces singes, elle se mit à voyager autour de la planète pour plaider en faveur de la protection des animaux, et plus largement de notre Terre. Avec Jane, bientôt sur grand écran, le réalisateur Brett Morgen se penche, à son tour, avec subtilité, sur cet incroyable périple àGombe, en Tanzanie. L’occasion pour nous de revenir sur cette belle histoire, et sur l’engagement d’une femme déterminée.

Je place mon espoir dans les jeunes. Ils portent un regard plus lucide sur le monde et sont formidablement persévérants.

Il a fallu de l’audace à la jeune fille que vous étiez à la fin des années 50 pour prendre seule le bateau, de Londres au Kenya, afin d’effectuer des recherches en pleine forêt tropicale. Brett Morgen vous a qualifiée de super-héroïne dans plusieurs interviews…

Je ne me trouve pas courageuse. J’ai simplement eu la chance de réaliser mon rêve d’enfance : partir en Afrique et travailler avec des animaux. Tout le monde disait que ce serait impossible. Ma mère était la seule à ne pas en rire. Elle m’a toujours encouragée dans mes passions, sans me pousser à faire ce que je ne voulais pas.  » Si tu le désires vraiment, travaille dur, saisis toutes les opportunités qui s’offrent à toi et n’abandonne jamais « , disait-elle. C’est ce que j’ai fait. Une ancienne camarade d’école m’a invitée dans la ferme de ses parents, au Kenya. J’ai travaillé un an comme serveuse et j’ai épargné le moindre centime. Je n’avais pas peur en partant, je me souviens surtout d’un sentiment de soulagement. L’aventure allait commencer !

Etait-ce votre premier voyage ?

Il y avait eu la guerre et nous n’avions pas d’argent. J’étais seulement allée en Allemagne – encore une sage décision de ma mère. Nous avions rendu visite à l’un de mes oncles qui travaillait là-bas pour le gouvernement britannique. Bien sûr, nous détestions Hitler et son régime, mais ma maman espérait que ce voyage me ferait comprendre que les Allemands ordinaires n’étaient pas tous des nazis.

Au Kenya, vous avez fait la connaissance de l’anthropologue Louis Leakey…

Il exhumait des fossiles humains et cherchait à faire la lumière sur notre passé préhistorique. Il pensait que la vie des autres primates enrichirait nos connaissances, mais elle n’avait jamais fait l’objet de recherches. Aujourd’hui, tout le monde m’associe aux chimpanzés, mais en réalité, ce fut le choix de Leakey. J’aurais de toute façon accepté avec plaisir d’étudier n’importe quel animal. Il m’a envoyée dans la forêt tropicale, mais en 1960, il était impensable qu’une jeune femme reste seule sous sa tente dans la brousse. Ma mère a proposé de me chaperonner, sans doute à la demande insistante de Leakey. Il voulait quelqu’un qui me laisserait faire au lieu de me concurrencer.

la planète d'une sage
© MICHAEL NEUGEBAUER

Il considérait comme un avantage le fait que vous étiez une jeune femme…

Pour lui, les femmes sont meilleures sur le terrain, car elles sont plus patientes et elles observent mieux. Une mère doit comprendre les besoins de son bébé et être à l’affût des signaux et des petits détails. N’oublions pas non plus que le régime colonial britannique touchait à sa fin au Tanganyika (NDLR : un territoire qui porte le nom de Tanzanie depuis son association avec Zanzibar en 1964). Il y avait beaucoup de ressentiment à l’encontre des hommes blancs. Mais une jeune fille sans défense ? Tout le monde était prêt à m’aider. Parfois, il est plus facile d’être une femme.

Partir seule dans la brousse pour observer des animaux qui peuvent vous tuer d’un coup de patte, cela demande une bravoure physique. De plus, votre travail de pionnière n’avait pas bonne presse dans le monde scientifique. Comment avez-vous tenu bon ?

Je n’avais pas été à l’université et ce genre de travail sur le terrain n’avait encore jamais été effectué. Nous manquions donc d’exemples. J’ai fait ce que je faisais déjà étant petite lorsque j’observais des écureuils et des vers de terre : je regardais et je prenais des notes. En 1965, à l’initiative de Leakey, j’ai été admise à Cambridge, où j’ai obtenu une maîtrise en éthologie. Franchement, je n’avais aucune idée de ce que c’était. Et à l’époque, on ne pouvait pas faire de recherches sur Google. J’avais un peu peur de ces professeurs érudits. Ils m’expliquaient que j’avais tout faux et que les chimpanzés n’avaient pas de personnalité ni de sentiments. Sauf que ce n’était pas ce que j’avais vu à Gombe. Ma mère m’a appris à avoir le courage de mes convictions. Il faut d’abord écouter ceux avec qui l’on n’est pas d’accord, car ils ont peut-être des arguments à faire valoir. Si vous pensez encore qu’ils se trompent, discutez avec eux. Ces profs étaient des puits de science, mais ils se fourvoyaient et je ne pouvais faire autrement que de le leur dire. Bien sûr, nous avons fait des erreurs – par exemple, nous ne nourririons plus aujourd’hui les animaux que nous observons. Mais nous en avons tiré des enseignements. C’est par hasard que mes recherches ont fait de moi une pionnière. Elles m’ont donné l’occasion de changer des conceptions scientifiques dépassées. Depuis, la science m’a donné raison. Les animaux sont des êtres doués de personnalité, de pensées et de sentiments.

Aujourd’hui encore, vous continuez à remettre certains principes en question, notamment en ce qui concerne les animaux de laboratoire…

J’ai passé les jours les plus terribles de ma vie dans ces laboratoires. Je voulais les voir de mes yeux, car beaucoup en parlent, sans savoir de quoi il en retourne. Aux États-Unis, plus de quatre cents chimpanzés vivaient dans ces salles d’expérimentation. Pendant très longtemps, la législation n’a que très peu évolué. Un soir, alors que je me trouvais assise à côté de Francis Collins, le nouveau directeur des Instituts nationaux de la Santé, aux Etats-Unis, je l’ai interrogé sur ces animaux de laboratoire.  » Je n’y connais rien, je suis généticien « , m’a-t-il répondu. Il a dès lors constitué une équipe de scientifiques chargés d’évaluer l’utilité de ces essais. Dix-huit mois plus tard, celle-ci a conclu qu’aucun test effectué sur des bêtes n’avait donné de résultats vraiment utiles. Absolument aucun. Ce n’est pas étonnant, quand on sait que même les chimpanzés, avec lesquels nous partageons 99 % de notre ADN, sont très différents de nous. Ils n’attrapent pas les mêmes maladies ou ne présentent pas les mêmes symptômes. Collins a donc décidé d’arrêter ces expériences, provoquant une extrême opposition : les scientifiques craignaient de perdre les subventions de l’industrie pharmaceutique. Mais il a tenu bon et la plupart des pays ont suivi. L’homme continue souvent à faire ce qu’il a toujours fait, sans trop réfléchir. Mais les essais sur les animaux disparaissent et je m’en réjouis. Cela ne veut d’ailleurs pas dire que les animaux ne peuvent pas nous être utiles. Regardez les rats que le Belge Bart Weetjens entraîne à détecter les mines et qui sont utilisés avec succès au Mozambique et en Angola. Je voudrais retrouver ma jeunesse, car notre époque est propice à l’étude du comportement animal. Les bêtes semblent être nettement plus intelligentes que ce que nous croyons. Les corneilles fabriquent des outils pour survivre, les pieuvres ont une forte personnalité et même les bourdons peuvent être entraînés et transmettre leur savoir à leurs congénères. Nous découvrons tant de merveilles, et dans le même temps, nous les détruisons. Il faut que cela cesse.

Aujourd’hui, vous voyagez aux quatre coins du monde pour transmettre ce message…

Il le faut bien. Les temps sont durs. On ouvre le refuge arctique aux forages pétroliers et gaziers, on réduit la taille des parcs nationaux, on minimise les changements climatiques… La politique de Donald Trump est indéfendable, et Theresa May, elle aussi, se soucie de la planète comme d’une guigne. La Chine semble sur la bonne voie, mais seulement chez elle. Ailleurs, elle agit comme les colons européens d’antan et les grandes entreprises d’aujourd’hui : elle exploite des ressources dans son propre intérêt. La puissance des grandes entreprises et leur alliance avec le monde politique posent un énorme problème. J’étais l’une des premières écologistes à parler de capitalisme, de pauvreté et de consommation non durable. Et puis, il y a la condition de la femme, qui est extrêmement importante. Plus les filles sont instruites, plus les familles sont peu nombreuses, un facteur à ne pas sous-estimer dans le développement durable. Bien sûr, je suis en colère et découragée, mais je redouble alors d’efforts. Il le faut bien, car nous mettons au monde des mômes et ce sont eux qui subiront les conséquences de nos choix. Je garde toujours en tête la citation biblique préférée de ma grand-mère :  » Que ta vigueur dure autant que tes jours.  » On dit que nous n’avons pas hérité de la planète de nos parents, nous l’avons empruntée à nos enfants. Eh bien, nous ne la leur avons pas empruntée, mais volée. Et nous ne pouvons pas rester sans rien faire.

Les animaux sont des êtres doués de personnalité, de raison et de sentiments.

L’espoir est un thème récurrent dans vos conférences et vos livres…

C’est essentiel. Aujourd’hui, le grand danger, c’est que les gens deviennent désespérés, qu’ils pensent que tout ça ne sert plus à rien. Pour ma part, j’entrevois encore des raisons d’espérer. Nous pouvons ralentir les changements climatiques si nous agissons maintenant. De plus, la nature est incroyablement résistante. Au début des années 90, la forêt autour de Gombe disparaissait rapidement. Nous avons alors mis en place le programme TACARE pour venir en aide à douze villages de la région. La pauvreté est un facteur déterminant. Quand on doit lutter pour survivre, on ne s’embarrasse pas de considérations environnementales. Désormais, nous sommes présents dans 52 villages, les habitants aident à maintenir la forêt en bon état et les chimpanzés ont trois fois plus de place qu’il y a dix ans. Nous sommes nous-mêmes un motif d’espoir. Certes, nous détruisons le monde, mais notre cerveau peut résoudre des problèmes extrêmement complexes et l’esprit humain est indomptable. Utilisés à bon escient, les réseaux sociaux ont le pouvoir de rapprocher les individus et de permettre l’échange d’informations, mais aussi l’organisation de protestations.

la planète d'une sage
© THE JANE GOODALL INSTITUTE / HUGO VAN LAWICK

Votre optimisme semble inébranlable…

J’ai grandi pendant la Seconde Guerre mondiale. Nous avons ensuite appris l’existence des camps de concentration, des goulags staliniens et des atrocités au Cambodge. Il semble que nous ne tirions pas les leçons de toutes ces horreurs, qui continuent à se produire aujourd’hui. Mais je suis sûre que le changement est possible, car je l’ai vu à l’oeuvre, même s’il est lent. Je place mon espoir dans les jeunes. Ils portent un regard encore plus lucide sur le monde, et quand ils ont la possibilité d’agir, ils sont formidablement persévérants. Ils veulent vraiment changer le monde. D’où notre programme Roots and Shoots, qui leur permet de monter leurs propres projets dans les domaines qui leur sont chers. Nous sommes présents dans 100 pays avec 100 000 groupes actifs, des enfants en bas âge aux étudiants d’université.

Le climat, la pauvreté, la guerre, les réfugiés… De nos jours, les problèmes sont souvent si complexes que les gens ont le sentiment de ne rien pouvoir faire individuellement.

On peut agir au niveau individuel. Si une seule personne éteint la lumière, l’effet est nul. Si un million d’individus en font autant, nous économisons énormément d’énergie. Prenez le pouvoir des grandes entreprises. Les consommateurs sont les seuls à pouvoir le briser par leurs choix. Marchez au lieu de prendre la voiture. Réfléchissez avant d’acheter un objet. En avez-vous besoin ? Où a-t-il été fait ? Le prix est-il équitable ? A-t-il eu des effets néfastes sur ceux qui l’ont fait, la nature ou les animaux ? Il faut comprendre ce qui se passe, savoir où l’on peut faire la différence et puis passer à l’action. Trop souvent, c’est ce dernier point qui fait défaut. C’est là mon message principal. Nous pouvons tous faire la différence chaque jour, parce que nous avons le choix.

Jane, le film

Au début des années 60, le National Geographic a parrainé les recherches de Jane Goodall sur les chimpanzés, à Gombe. A l’époque, le magazine avait aussi chargé le réalisateur Hugo van Lawick d’immortaliser son travail sur pellicule. D’une durée de plus de 100 heures, son film, tourné en 16 mm, a été redécouvert en 2014 par un archiviste. Le réalisateur de documentaires Brett Morgen, qui avait déjà dressé, en 2015, un portrait passionnant de Kurt Cobain (Cobain : Montage of Heck), s’est attelé à mettre en musique ces images, abordant le sujet sous l’angle du travail de Jane, mais aussi de sa relation avec Hugo. Avec en prime, la musique de Philip Glass. Eblouissant.

En salle le 7 février prochain.

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