Le noir, la non-couleur qui fascine et hante le monde de la mode

L'expo Noir, au MoMu, en 2010. © SDP

Le milieu de la mode se l’est approprié dès le XVIe siècle. De la cour d’Espagne à Coco Chanel, Balenciaga, Hedi Slimane ou Olivier Theyskens, la non-couleur par excellence fascine et hante l’histoire de la planète fashion. Focus sur un indémodable.

Coco Chanel a popularisé le noir en détournant la robe de deuil. Aujourd'hui encore, dans la collection automne-hiver 17-18, on retrouve cette non-couleur.
Coco Chanel a popularisé le noir en détournant la robe de deuil. Aujourd’hui encore, dans la collection automne-hiver 17-18, on retrouve cette non-couleur.© IMAXTREE / GETTY IMAGES

Que la papesse de la mode déclare ne pas aimer le noir et voilà le mythe qui prend du plomb dans l’aile. Celui que l’on croit incontournable dans l’univers fashion – et que certains scientifiques estiment être une non-couleur – aurait donc une détractrice en la personne d’Anna Wintour, rédactrice en chef de Vogue US. Ou plutôt, ils seraient trois : le Belge Dries Van Noten fait lui aussi très peu dans le sombre. Par anticonformisme et refus des diktats. Exactement comme Edouard Vermeulen, couturier à la tête de la maison Natan depuis plus de trente ans, qui entretient également un rapport mitigé avec un coloris qui fascinerait plus les stylistes et la presse que les consommateurs.  » La profession l’aime parce qu’il permet un autre rapport à la créativité, déclare-t-il. Le travailler permet de mieux voir la coupe, le volume, on est uniquement influencé par la forme, pas par la couleur. Dans les faits, il apporte du style, mais pas de la féminité, d’autant qu’il ne va quasiment à personne. Pour ma part, je lui préfère le bleu marine. Il faut oser sortir de cette injonction de must-have.  » Et pourtant, l’indétrônable petite robe noire, érigée au rang de pièce phare par Coco Chanel, continue à faire figure de basique dans tout dressing. De quoi perdre ses repères modeux et remettre en cause la notion même de fashion faux pas…

Coco Chanel a popularisé le noir en détournant la robe de deuil. Aujourd'hui encore, dans la collection automne-hiver 17-18, on retrouve cette non-couleur.
Coco Chanel a popularisé le noir en détournant la robe de deuil. Aujourd’hui encore, dans la collection automne-hiver 17-18, on retrouve cette non-couleur.© IMAXTREE / GETTY IMAGES

Black power

Karen Van Godtsenhoven, curatrice au MoMu et commissaire de l’exposition Noir en 2010, puise dans l’histoire pour expliquer l’étrange rapport que l’on entretient avec ce ton atypique.  » Tout part de son coût. Aux XVIe et XVIIe siècles, sa fabrication était en effet hors de prix, seuls les riches pouvaient se permettre de teindre les tissus en noir. Il devient donc un marqueur social à part entière. A la cour d’Espagne, comme chez les nobles flamands ou les puissants seigneurs de Venise, on faisait confectionner des vêtements de ce ton pour affirmer sa position. Idem en peinture, où son recours pour réaliser les portraits des bourgeois était très élitiste. Le noir, c’est le luxe ! « , rappelle cette spécialiste de la mode. Aux XVIIIe et XIXe siècles, cette couleur devient celle du deuil et du pouvoir. Au XXe, elle incarne la modernité, notamment avec Gabrielle Chanel. Elle se réapproprie la robe des femmes endeuillées et décline ce triste uniforme en version chic et féminine, transformant du tout au tout la symbolique de cette nuance sombre ! Les magazines féminins de l’époque sont conscients qu’une mode naît et proposent des patrons pour se confectionner démocratiquement son propre modèle. La tendance s’impose tout naturellement au cinéma, incarnée entre autres par Audrey Hepburn, puis dans la rue.  » Dans les années 50, elle gagne également la sphère des intellectuels. Jean-Paul Sartre ou encore Juliette Gréco, égérie de l’existentialisme, lui donnent toute sa symbolique, le noir est dès lors associé au cérébral « , précise Karen Van Godtsenhoven. Et d’ajouter que malgré la vague colorée du Flower Power amorcée dans les années 60, la non-couleur résistera aux sirènes de l’apogée chromatique.  » La preuve avec le fameux smoking d’Yves Saint Laurent, magistralement porté par Catherine Deneuve et Françoise Hardy, alors que le reste de la collection était résolument pop art, avec du rouge, du rose, du vert… « 

L'attrait pour le noir se retrouve également chez Balenciaga au fil des décennies : en rue, porté par une top dans les années 50, jusque dans le défilé pour cet hiver 17-18.
L’attrait pour le noir se retrouve également chez Balenciaga au fil des décennies : en rue, porté par une top dans les années 50, jusque dans le défilé pour cet hiver 17-18.© IMAXTREE / GETTY IMAGES

L’envoûtant noir est d’ailleurs loin d’avoir dit son dernier mot. Au milieu des années 70, il accompagne les mouvements undergound.  » Plébiscité par les punks et les groupes new wave, il s’impose à chaque décennie ; on le retrouve aujourd’hui chez les gothiques. Olivier Theyskens, que nous exposons actuellement au MoMu (1), a un goût immodéré pour son côté rock’mantique. C’est un ton qui exprime une attitude rebelle « , précise la curatrice. Si dans ses créations, il le préfère par petites touches, Edouard Vermeulen va dans le même sens :  » Une attitude, oui, voire une vraie philosophie, comme chez Ann Demeulemeester, qui mêle minimalisme japonais et élégance gothique urbaine, même si c’est parfois relevé de couleurs vives.

Chacun a évidemment son univers, ses sources d’inspiration.  » Et l’influence nipponne qu’il évoque a elle aussi son importance dans la sphère de la mode et la prédominance du sombre.  » Dans les années 80, des créateurs comme Yohji Yamamoto et Rei Kawakubo présentent des collections 100 % noires, indispensables à leur créativité, une façon de se recentrer sur le vêtement brut, sans aucun détour par la couleur ou possibilité de distraction « , commente Karen Van Godtsenhoven. Beaucoup ont alors revendiqué cette appartenance, sorte de tribu contemporaine qui s’arroge le besoin de partager une certaine idée de l’esthétique, voire du pouvoir.  » Quand vous voyez un groupe habillé de noir, à moins d’être dans une église, c’est souvent un rassemblement de journalistes mode, d’architectes, de designers ou autres métiers à connotation artistique « , sourit Edouard Vermeulen.  » Les créateurs, à travers le port de cette non-couleur, se distancient du spectacle de la mode, c’est le cas de Karl Lagerfeld et d’autres stylistes ou couturiers : leur uniforme affirme qu’ils sont au-dessus des tendances. Le noir agit comme un code, c’est un véritable message, pour eux comme pour d’autres « , complète notre experte.

L'attrait pour le noir se retrouve également chez Balenciaga au fil des décennies : en rue, porté par une top dans les années 50, jusque dans le défilé pour cet hiver 17-18.
L’attrait pour le noir se retrouve également chez Balenciaga au fil des décennies : en rue, porté par une top dans les années 50, jusque dans le défilé pour cet hiver 17-18.© IMAXTREE / GETTY IMAGES

Et dans l’art

En dehors de la mode, le monde de l’art est lui aussi régi par le noir, déjà plébiscité chez les primitifs flamands. Gérard-Georges Lemaire, historien, critique d’art et auteur de l’ouvrage Le Noir (2), rappelle que de nombreux artistes ont été (et restent) envoûtés, voire hantés par lui.  » Lié à l’idée du deuil, de la nuit, du désespoir, du combat titanesque entre le bien et le mal, entre la lumière et les ténèbres, il est vécu dans notre culture comme une couleur à la fois néfaste et fascinante.  » Pour les artistes qui aiment à travailler ces symboliques, créer un pigment d’une noirceur parfaite est complexe. Les peintres, comme les sculpteurs, entretiennent un rapport ambigu avec la teinte, à la fois mystérieuse et ensorcelante. Rembrandt, considéré comme le prince du clair-obscur, Manet, maître de l’impressionnisme, Pierre Soulages, perçu comme le peintre du noir, Mark Rothko, Jackson Pollock… la fascination pour ce ton foncé est un fil rouge en soi dans l’histoire de l’art, dont Gérard-Georges Lemaire rappelle qu’elle a été profondément métamorphosée par ce coloris à part.

Le défilé Saint Laurent pour l'hiver 16-17, dernier show d'Hedi Slimane pour la griffe.
Le défilé Saint Laurent pour l’hiver 16-17, dernier show d’Hedi Slimane pour la griffe.© IMAXTREE / GETTY IMAGES

En sculpture, il est présent depuis la Renaissance et jugé  » normal « , l’utilisation du bronze noirci étant banale. Aujourd’hui, il a sa place dans chaque discipline. Preuve qu’il continue à troubler et captiver, l’artiste plasticien britannique Anish Kapoor s’est carrément approprié le sien en 2016 : le  » Vantablack « , procédé qui permet d’obtenir un noir presque parfait, à la base à usage militaire, absorbant la lumière au point de rendre l’objet qu’il recouvre quasiment invisible. Amoureux des effets d’optique et autres illusions, l’artiste est féru de cet  » ultranoir « , qui perturbe la perception visuelle et fait perdre tout repère. Il évoque une sensation d’abysse … pas étonnant quand on sait que la technique absorbe 99,97 % de la lumière.

L’obsession du noir pur et absolu est loin d’être une affaire classée. Quant à Anna Wintour et son aversion pour celui-ci, Karen Van Godtsenhoven l’explique par sa connotation sexy, dans une Amérique encore très puritaine, mais aussi par l’attrait pour les nuances joyeuses et la fraîcheur.  » Il reste la couleur des femmes chics… et séductrices !  » Une façon de voir la vie… en rose !

Par Aurélia Dejond

(1) Olivier Theyskens -She walks in beauty, MoMu, à 2000 Anvers, www.momu.be Jusqu’au 18 mars prochain.

(2) Le Noir, par Gérard-Georges Lemaire, éditions Hazan.

3 QUESTIONS À BRIGITTE KESSEL

historienne de l’art et conférencière

L’élégance est toujours noire, disait Françoise Giroud… Cette teinte est-elle une valeur sûre ?

C’est une déclaration stylistique affirmée par Coco Chanel. Elle fait sa place dans la mode en introduisant, en 1926, un noir qu’elle veut aussi provoquant qu’élégant. Elle conquiert les femmes en associant à la couleur nouvelle d’autres éléments d’un vocabulaire vestimentaire résolument moderne (boutons dorés, imperméable…) La petite robe noire habille désormais toutes celles qui veulent être belles et fortes à la fois. Omniprésent, le coloris est depuis devenu tyrannique et banal, à l’inverse de son intention originelle de liberté et d’audace, alors qu’il ne sied à quasi personne… Loin d’être une valeur sûre, il est une valeur refuge, un choix terriblement prévisible…

Pourquoi fascine-t-il autant ?

Il reste la couleur absolue. Il attire et effraie depuis toujours en Occident. Symbolique des origines du monde, il représente une vertigineuse polarité : tout autant la riche matrice qui accueille la création du monde que les ténèbres qui l’engloutissent ! Aujourd’hui, il n’existe qu’un seul mot pour dire cette dualité, mais deux nuances de noir cohabitaient dans l’Antiquité romaine : ater pour le noir mat, éteint et négatif, et nigerpour le noir brillant et positif. Le noir de notre époque trouble parce qu’il dit tout et son contraire. Il peut aussi bien rendre invisible dans le deuil, que faire briller quand il sort du rang.

D’où cette obligation d’en porter, pour se différencier ?

Comme consultante en style, je constate que beaucoup restent soumis à ce diktat. Auparavant, l’habillement était extrêmement codifié, aujourd’hui, les blogs, les magazines et les relookeurs donnent le  » la « . Moi-même, pendant quarante ans, j’ai été  » la femme en noir « , à qui on a finalement envoyé le message paniquant qu’il ne m’allait pas du tout ! J’ai dû m’en sevrer et remplacer la couleur de toute une vie, le style que j’avais construit.

www.brigittekessel.be

Une silhouette d'Olivier Theyskens, pour l'automne 99.
Une silhouette d’Olivier Theyskens, pour l’automne 99.© LES CYCLOPES
Une création de Rei Kawakubo (Comme des Garcons) au Metropolitan Museum de New York.
Une création de Rei Kawakubo (Comme des Garcons) au Metropolitan Museum de New York.© GETTY IMAGES
L'hiver 96-97 de Yohji Yamamoto.
L’hiver 96-97 de Yohji Yamamoto.© GETTY IAMGES

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