Dormir, travailler et se divertir sous un même toit: la multifonctionnalité, avenir des villes

A Lyon, le Monolithe est un exemple réussi de bâtiment multifonctionnel, pensé par cinq architectes, qui en ont chacun réalisé une partie. © PHILIPPE RUAULT / COURTESY MVRDV
Fanny Bouvry
Fanny Bouvry Journaliste

Nos villes évoluent. Désormais, les fonctions tentent de s’entremêler pour créer des lieux où habiter, travailler ou se divertir ne forment plus qu’un. Mais l’utopie a encore du chemin à parcourir. Le secteur culturel ouvre la voie.

À la rencontre de la Saône et du Rhône, à Lyon, pousse depuis quelques années le bien nommé quartier Confluence, un pan de ville de 150 hectares érigé sur un ancien site industriel, autour d’un musée futuriste signé Coop Himmeb(l)au. Festival de volumes contemporains, l’endroit illustre une manière neuve d’envisager l’urbanisme, où les fonctions se mélangent autour d’espaces publics de qualité. Emblème de cette façon 2.0 de penser les métropoles, le Monolithe est un bâtiment composé de cinq entités dessinées par des architectes différents, dans des matériaux variés, et littéralement collées les unes aux autres pour former un grand parallélépipède uniforme où logements, bureaux et commerces cohabitent harmonieusement. Un exemple parlant de building multifonctionnel réussi, à l’instar d’une poignée d’autres en Europe, tels le Silodam de MVRDV à Amsterdam ou quelques revitalisations en Allemagne.  » L’enjeu de l’opération consistait à imbriquer, à mettre en situation des événements improbables, à proposer sans mimétisme ni posture une sédimentation caractéristique des centres anciens « , explique le bureau ECDM, l’un des concepteurs du complexe lyonnais, dans une note d’intention. Et il s’agit en effet bien de cela, de revenir à un principe ancestral, celui d’avant le modernisme, à une époque où les cités étaient un imbroglio d’activités multiples et non compartimentées.

Sacré Le Corbusier !

La Cité Radieuse de Le Corbusier, à Marseille, un bâtiment multifonctionnel avant l'heure.
La Cité Radieuse de Le Corbusier, à Marseille, un bâtiment multifonctionnel avant l’heure.© DR

Tout s’est en réalité joué dans les années 1930, et plus encore après la guerre 40-45. Alors que jusqu’alors les villes se développaient selon des logiques aléatoires et très souples, les modernistes ont voulu réorganiser cela. Leurs motivations de départ étaient belles : faire table rase des erreurs du passé pour remodeler des lieux de vie mieux adaptés à l’homme, libérer les habitations des schémas classiques très cloisonnés, pour mettre au point des intérieurs lumineux et plus flexibles… Mais la réalité ne fut pas toujours très nuancée. En 1933, le Congrès international d’architecture moderne (CIAM), mis sur pied sous l’égide de Le Corbusier, aboutit à la Charte d’Athènes, un texte fondateur qui envisageait la ville comme  » fonctionnelle  » et prévoyait des secteurs distincts pour loger, travailler, se divertir et se déplacer.  » Mais comme après-guerre, il fallait reconstruire très vite, on a surtout retenu « habiter » « , ce qui a mené à de gros échecs « , souligne Vincent Becue, doyen de la Faculté d’architecture et d’urbanisme de l’université de Mons. Certes il y eut des essais probants comme la Cité Radieuse de Le Corbusier, à Marseille, qui réunissait magasins, école, gymnase et appartements en une sorte de village vertical. Mais globalement, nos métropoles se morcelèrent, baignées par le culte de la voiture et animées par une volonté sans retenue de rentabilité financière…

Et nous sommes aujourd’hui les héritiers de cette période rationaliste.  » Encore actuellement, quand une commune veut se développer, elle parle d’abord en termes de zones d’attractivité économique. Mais on ne peut pas implanter ce qu’on veut sur ce type de périmètre. Parfois on est enfermé dans ce côté réglementaire où la mixité est difficile à mettre en place « , regrette l’expert montois, qui n’entrevoit aucun exemple remarquable de bâtiment jonglant savamment avec les fonctions, dans notre petit pays…  » On commence à y arriver à l’échelle d'(éco)quartiers, se réjouit-il. Mais des immeubles en tant que tels, il y en a très peu.  » Et de pointer parmi les obstacles : des mentalités frileuses par rapport à ces propositions hybrides, l’absence de réglementation facilitant ce type de démarche, la peur des promoteurs de se lancer dans l’inconnu ou encore le manque d’assertivité des instances politiques en la matière – bien que la présence de bouwmeesters dans plusieurs administrations tende à améliorer la situation…  » Les volontés et les objectifs sont là, les outils et les moyens pas encore « , conclut le doyen.

Dense réflexion

Le vent est néanmoins en train de tourner. Et pour cause, cette hybridation perdue semble la clé de voûte pour assurer l’avenir de nos grandes cités en mutation suite au déclin de l’industrie, à la crise du logement, au travail qui se virtualise…  » Depuis quelques années, il y a un souhait, par rapport à la pression démographique et à l’étalement urbain, de densifier les villes et l’une des meilleures manières d’y arriver, c’est d’apporter cette mixité « , relève Vincent Becue. Un propos que partage son confrère Bruno de Veth du bureau bruxellois JDS Architects, qui planche sur des programmes de ce type, à Lille et Liège :  » Je défends la densification urbaine et c’est un gros enjeu pour Bruxelles notamment : il faut pour le futur construire plus haut et plus compact. Créer des bâtiments monofonctionnels génère des ghettos comme on l’a vu dans le quartier Nord qu’on essaye de revitaliser aujourd’hui, en y intégrant du logement et un hôtel dans deux buildings, les WTC 1 et 2. On ne peut plus vivre dans des métropoles découpées en parcs à fonctions.  » Et à bien y réfléchir, les avantages sont nombreux : la mixité permet d’avoir de la vie à toute heure en rue, renforce la convivialité, les échanges, réduit les déplacements et donc notre empreinte carbone, et favorise même plus largement les économies d’énergie.  » Les besoins des bureaux et logements en la matière sont complémentaires, ajoute Vincent Becue. Dans les centres d’affaires, il ne se passe également plus rien après 18 heures, alors qu’il y a des parcs, des équipements sportifs ou des restaurants qui pourraient profiter à d’autres en soirée.  »

A Amsterdam, le Silodam de MVRDV, un projet mixte avec logements, bureaux, commerces et espaces publics dans un volume compact.
A Amsterdam, le Silodam de MVRDV, un projet mixte avec logements, bureaux, commerces et espaces publics dans un volume compact.© ROB ‘T HART / COURTESY MVRDV

Les concepteurs d’espaces retroussent donc leurs manches pour transformer l’essai.  » Le plus important, c’est l’implantation de ces projets pour éviter par exemple les magasins vides au rez-de-chaussée, faute de locataires, insiste Vincent Becue. Il faut mettre la bonne activité au bon endroit en termes de programmation.  » Bruno de Veth va dans le même sens :  » Ce qui est crucial, c’est la compatibilité des fonctions qui y seront développées. Actuellement, on travaille sur une infrastructure, à Liège, avec un rez commercial équipé d’un carwash, donc très bruyant, et des logements et bureaux par-dessus, ce qui semble à première vue incompatible. Mais on a prévu deux étages de parking en tampon.  » Et d’insister sur le rôle que jouent  » les vides qui relient les fonctions entre elles  » et assurent la cohésion de l’ensemble.  » Les interstices résultant des volumes érigés doivent être des points d’échanges où les gens vont se rencontrer et interagir « , conseille l’architecte bruxellois.

La réflexion est donc ouverte et les défis de taille pour les bâtisseurs de demain. Si aujourd’hui, l’art de bâtir belge n’en est qu’à ses balbutiements dans le domaine, le secteur culturel tente, à sa petite échelle, et en se basant sur des observations empiriques plus que sur de grandes théories, de bousculer les thèses héritées du modernisme pour faire cohabiter des activités des plus diversifiées.  » A l’instar des hubs créatifs qui émergent un peu partout en Europe, la réappropriation d’espaces, parfois en friche, par la culture est en marche depuis quelques années, chez nous également « , se réjouit Jean-François Jaspers, qui a cofondé un lieu alternatif de ce genre, à Liège : KulturA (lire par ailleurs).  » Je suis convaincu qu’on a besoin d’endroits comme cela, renchérit le designer PJ Mares qui signe le Sanba, une entité de coworking, de détente et d’événements à Anvers (lire par ailleurs). Les jeunes qui débutent leur carrière professionnelle n’ont plus besoin de bureau et n’envisagent donc plus leur vie de façon si cloisonnée entre leur maison, leur boulot et leurs loisirs. Ils aiment changer de lieu et que les choses soient moins figées. Ils sont nomades et recherchent cette hybridation.  »

De petits lieux de divertissement et de culture(s), comme des laboratoires d’urbanisme en somme, dont vous nous livrons ci-contre quelques échantillons plutôt inspirants.

Sanba à Anvers

KIM HUYSKENS, GESTIONNAIRE

Sanba à Anvers
Sanba à Anvers © TIJL VAN DER HAEGEN

 » Avec Geoffrey Coulon, on avait déjà bossé entre autres sur des festivals et le projet du Cadran, à Liège, une gare réaffectée pour des concerts et événements… Nous collaborions pour cela avec l’agence de communication anversoise Oona et, en leur rendant visite, nous avons découvert cet espace, qui pouvait devenir une cantine indépendante. Leur bâtiment est très particulier ; c’est ici que les voyageurs stockaient leurs bagages, il y a un siècle, lorsqu’ils prenaient les paquebots de la Red Star Line. On y a aménagé un snackbar ouvert en semaine. Le week-end, cela devient un lieu événementiel. Mais on essaye aussi d’attirer du coworking et on dispose d’une salle de réunion. On est vraiment entouré par les bureaux d’Oona, pour qui nous faisons office de desk de réception. Ce lieu hybride est installé dans le quartier de l’Eilandje, une zone essentiellement de bureaux mais qui accueille progressivement des logements. On a vraiment l’impression d’être au bon endroit car cette partie de la ville évolue vers plus de multifonctionnalité, tout comme nous.  »

22, Rijnkaai, à 2000 Anvers. oona.agency/magazijn-sanba

L’Eden à Charleroi

FABRICE LAURENT, DIRECTEUR

L'Eden à Charleroi
L’Eden à Charleroi © THOMAS VANDEN DRIESSCHE

 » On est d’abord un centre culturel institutionnel, mais depuis 2011, on a basculé dans une approche plurielle de la culture. On a toujours la grande salle historique et la brasserie, où l’on peut manger le midi, mais l’on y organise aussi le soir des conférences, des soirées slam, des concours de danse hip-hop… On y installera même prochainement un atelier de confection pour le carnaval. On a par ailleurs un point boutique qui met à l’honneur les créateurs textiles carolos. Et depuis quelques mois, on va encore plus loin en termes de diversification, dans le bâtiment voisin, qu’on a surnommé « le Cinq », allusion au Centquatre, à Paris, qui travaille depuis bien longtemps sur ce croisement de fonctions. L’idée est d’en faire une ruche créative. Le bâtiment d’origine, une ancienne école, s’y prête très bien ; sans compter qu’il y a une âme, un cachet un peu friche, qui convient parfaitement. On veut toutefois laisser le lieu libre et ne pas prendre de décisions qui nous contraindraient dans cinq ans.  »

1-3, boulevard Jacques Bertrand, à 6000 Charleroi. www.eden-charleroi.be

KulturA à Liège

JEAN-FRANÇOIS JASPERS, CHEVILLE OUVRIÈRE DU PROJET

KulturA à Liège
KulturA à Liège © NICOLAS BOMAL

 » A l’origine : le constat qu’il manquait sur Liège un endroit accessible aux différents collectifs actifs dans le monde de la diffusion et des événements. Une coopérative, Dynamo Coop, a été créée et elle a eu l’opportunité d’acquérir l’ancien Cirque d’hiver en mai 2016. KulturA a ainsi vu le jour avec cet ADN de mutualisation et de collectivisme qui nous animait. On a lancé une ASBL pour gérer ce lieu et réfléchir à comment affecter les différents espaces : on a ainsi imaginé une zone d’expo, un snack végétalien, des bureaux, des studios de créations pour les arts du spectacle et il reste encore une partie qui pourrait devenir un logement d’artiste. L’appropriation s’est faite de façon très empirique. Et on a essayé de faire en sorte que toutes ces entités soient interconnectées, tout en gardant leur autonomie. De l’extérieur, le concept peut paraître flou mais très vite, on prend ses repères.  »

13, rue Roture, à 4020 Liège. kulturaliege.be

La Tricoterie à Saint-Gilles

JOËLLE YANA, COFONDATRICE

La Tricoterie à Saint-Gilles
La Tricoterie à Saint-Gilles © GALLERY ASBLVZM

 » A l’université, Xavier Campion et moi rêvions d’une maison où il y aurait des choses différentes à faire à chaque étage, avec un rez où se rencontrer. Plus tard, on y a ajouté la volonté de lutter contre l’isolement en ville et la Tricoterie-Fabrique de liens a vu le jour. Nous y proposons des activités culturelles le dimanche et le lundi, le reste de la semaine étant consacré à l’événementiel. Ce que nous rapporte ce second volet est réinvesti dans le premier. Ça nous permet d’être autonomes. Le plus difficile dans la création de ce bâtiment multifonctionnel a été de s’intégrer dans un quartier résidentiel. Le projet faisait peur à la commune et aux riverains. Aujourd’hui, on a trouvé notre place, même si le fait d’être hybride est « confusant » : les gens ne parviennent pas à bien nous identifier. Le matin, on peut avoir une conférence pro, et le soir, le Café des tricoteurs avec jeux de société et bar… Nous avons donc imaginé l’endroit sans rien figer, pour que des fonctions puissent se greffer au fil du temps.  »

158, rue Théodore Verhaegen, à 1060 Bruxelles. En plus des brunchs dominicaux, un Resto des tricoteurs, le dimanche soir, propose des plats à partager à table. www.tricoterie.be

La librairie Assouline à Bruxelles

FABRICE MALBRAIN, STORE MANAGER

Dormir, travailler et se divertir sous un même toit: la multifonctionnalité, avenir des villes
© WWW.LUCNIX.BE / ASSOULINE

 » Cet endroit est né d’un voyage à New York et de ma rencontre avec Prosper Assouline, propriétaire de la marque éponyme qui propose des livres d’art, de mode, de design… et l’Ultimate collection très exclusive. C’est un label exceptionnel qui correspond à ce que je recherchais : revenir à des valeurs, aux livres qu’on feuillette un dimanche au calme, hors de cette agitation du monde digital. Chez Assouline, on ne parle pas de « boutique » mais de « maison » : on y entre et on s’y sent chez soi. Il y a bien sûr une bibliothèque toute colorée, mais on retrouve également de petits objets et du mobilier qu’on a chinés dans le quartier du Sablon où l’on est installé. Et tout est à vendre. On peut s’installer, lire un ouvrage… On envisage même de proposer une petite restauration comme dans l’implantation londonienne. Le lieu sert aussi pour l’organisation d’événements et renforce ainsi l’image plus niche de la marque. Le créateur Edouard Vermeulen, qui est un fidèle client, nous a dit que nous devrions nous présenter comme décorateurs de bibliothèque.  »

65, rue Lebeau, à 1000 Bruxelles. www.assouline.com/brussels

Le Salon d’art à Saint-Gilles

JEAN MARCHETTI, GALERISTE ET COIFFEUR

Le Salon d'art à Saint-Gilles
Le Salon d’art à Saint-Gilles © JF DE WITTE

 » Je suis collectionneur et, dans les années 1970, j’étais interpellé par le fait que les gens ne connaissent finalement que l’art ancien. J’ai donc décidé de descendre les oeuvres de leur piédestal et, en 1976, j’ai imaginé cette galerie, dans mon salon de coiffure, pour y inviter des artistes. En 1981, j’ai déménagé mais j’ai gardé le concept. J’ai même une enseigne signée par Topor ! Plus tard, j’ai encore ajouté une corde à mon arc, et à mon bâtiment, en y installant une maison d’édition, La Pierre d’Alun, qui fête ses 35 ans cette année. Dans un premier temps, beaucoup de créateurs étrangers étaient tentés d’exposer chez moi mais, curieusement, peu de Belges. Ils ne comprenaient pas ce mélange de fonctions. D’autres ont adhéré, comme Pierre Alechinsky, qui m’est fidèle depuis vingt ans… Désormais, je continue à coiffer les gens au milieu de cet espace, mais les clients ont compris ma démarche hybride. Comme disait Topor, on n’est pas né pour faire une chose ; plus on en fait, moins on s’embête.  »

81, rue de l’Hôtel des Monnaies, à 1060 Bruxelles. Pierre Alechinsky expose au Salon d’art du 23 octobre au 23 décembre prochain. www.lesalondart.be

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