Architecture: les leçons du Japon

La médiathèque de Sendai de Toyo Ito (2001). C'est le bâtiment manifeste de cette " light architecture ", développée depuis par les bâtisseurs japonais : de fins planchers semblant flotter, soutenus par une structure quasi invisible. © TOYO ITO
Fanny Bouvry
Fanny Bouvry Journaliste

Shigeru Ban, Toyo Ito, l’agence Sanaa… Les concepteurs nippons ont la cote en Europe et font naître une nouvelle typologie de bâtiments, tout en légèreté et en transparence. Les raisons d’un succès, exemples à l’appui.

La Curtain Wall House de Shigeru Ban (1995) Cette habitation, en banlieue de Tokyo, est entourée d'un immense rideau qui protège la terrasse en hiver et revisite complètement la notion de façade-écran.
La Curtain Wall House de Shigeru Ban (1995) Cette habitation, en banlieue de Tokyo, est entourée d’un immense rideau qui protège la terrasse en hiver et revisite complètement la notion de façade-écran.© SHIGERU BAN © HIROYUKI HIRAI

Il avait tout juste 24 ans, faisait de la boxe en tant que pro et découvrait l’architecture en autodidacte, s’imprégnant du Modernisme européen sur le tas, dans des livres achetés chez les bouquinistes. Le rêve de Tadao Ando était de gagner la France pour rencontrer son héros, Le Corbusier. Rassemblant l’argent remporté sur le ring, il embarqua sur un bateau à Yokohama, direction Pékin, puis dans le Transsibérien pour atteindre Paris…. Il arriva à bon port, tout juste quelques jours après la mort du maître. On était alors en 1965. Trente ans plus tard, Ando décrochait le Pritzker Prize, récompense ultime en matière d’art de bâtir, et séduisait la terre entière avec ses créations en béton, épurées à l’extrême.

La NA House de Sou Fujimoto (2011) Constituée de 21 plates-formes reliées par des escaliers, cette maison oublie le cloisonnement tout en invitant chaque membre de la famille à s'approprier l'endroit à sa manière.
La NA House de Sou Fujimoto (2011) Constituée de 21 plates-formes reliées par des escaliers, cette maison oublie le cloisonnement tout en invitant chaque membre de la famille à s’approprier l’endroit à sa manière. © IWAN BAAN

Cette anecdote illustre bien les influences réciproques qu’entretiennent depuis des décennies l’Occident et l’empire du Soleil levant. Car si aujourd’hui nous sommes fascinés par les projets contemporains de ces concepteurs d’Orient, les va-et-vient entre les deux cultures architecturales ne datent pas d’hier… Dans les années 1940 déjà, Charlotte Perriand – qui collabora longuement avec Le Corbusier – passa un temps certain à Tokyo, s’imprégnant des méthodes d’artisanat et de conception locales, déjà si proches sans le savoir du Modernisme.  » Inversement, beaucoup de Japonais ont appris la modernité en France – et en Allemagne avec le Bauhaus -, avance Andreas Kofler, curateur d’une expo sur le sujet, au Pavillon de l’Arsenal, à Paris (1).

La Nakagin Capsule Tower de Kisho Kurokawa (1972) Composé de deux tours en béton armé sur lesquelles viennent se fixer des modules préfabriqués habitables et interchangeables, cet édifice tokyoïte s'appuie sur la pensée métaboliste.
La Nakagin Capsule Tower de Kisho Kurokawa (1972) Composé de deux tours en béton armé sur lesquelles viennent se fixer des modules préfabriqués habitables et interchangeables, cet édifice tokyoïte s’appuie sur la pensée métaboliste.© KISHO KUROKAWA © AKOTO UEDA

Il faut dire que ce mouvement d’avant-garde était très compatible avec leurs traditions constructives, en ce qui concerne la standardisation par exemple. Leurs tatamis sont des modules qui définissent les volumes, tout comme le Modulor de Le Corbusier dimensionne l’espace. On peut également voir une analogie entre leur papier de riz et le verre, ou leur bois et l’acier.  » Une attirance mutuelle qui fut à l’époque renforcée par un terreau partagé :  » Il y avait à l’origine déjà des dénominateurs communs entre ces deux parties du globe, comme le respect de la gastronomie, l’intérêt pour l’art… Cela a permis de dialoguer immédiatement « , se réjouit le spécialiste.

 » Une utopie réalisable  »

Imprégnés de ce courant visionnaire, les Japonais rentrèrent chez eux et repensèrent les préceptes, à leur manière.  » C’est le propre de ce pays insulaire qui a une grande capacité à réinventer quelque chose d’original à partir de ce qui se fait ailleurs « , note Frédéric Migayrou, qui a mis au point au Centre Pompidou-Metz l’expo Japan-ness (2). Très vite, cette nation prit ainsi ses distances par rapport aux diktats rationalistes, faisant à son tour des expérimentations qui éveillèrent l’intérêt de l’Occident. Résultat : progressivement, les Européens s’intéressèrent de plus près à ce qui se passait à 9 000 km de chez eux. En 1970, lors de l’Expo universelle d’Osaka, nombreux furent par exemple ceux à venir y découvrir le mouvement métaboliste.  » Le Vieux Continent était alors en crise et on se posait beaucoup de questions sur l’urbanisation. Leur courant proposait de développer des villes dans les airs ou sur la mer, avec des mégastructures.

Le Louvre-Lens de Sanaa (2012) Les volumes affichent une grande sobriété. Les parois sont couvertes de verre dépoli et d'alu qui les rendent presque immatérielles puisqu'elles reflètent le parc environnant.
Le Louvre-Lens de Sanaa (2012) Les volumes affichent une grande sobriété. Les parois sont couvertes de verre dépoli et d’alu qui les rendent presque immatérielles puisqu’elles reflètent le parc environnant.© GETTY IMAGES

C’était une utopie mais qui là-bas semblait concrète et même réalisable « , explique l’expert… En 1985, c’est Bruxelles et Europalia qui accueillirent à leur tour, au Centre belge de la bande dessinée, le prototype du  » Pao « , soit  » un abri pour une femme nomade de Tokyo « . L’objet avait été dessiné par Toyo Ito, aidé d’une jeune collaboratrice, Kazuyo Sejima… celle-là même qui codirige depuis 1995 le bureau Sanaa, l’un des plus dynamiques et performants de notre décennie.

 » Une architecture de la disparition  »

Un autre tournant décisif arrivera au tout début des années 2000, lorsque Toyo Ito -encore lui – achèvera la médiathèque de Sendai. Ce lieu public est considéré comme le manifeste d’un nouveau modèle où la fluidité et la transparence règnent en maître.  » Les plateaux des étages sont suspendus dans les airs et la structure semble inexistante ; la façade s’efface elle aussi « , observe Frédéric Migayrou. La nouvelle génération va faire de ce précepte sa signature, à l’image de Shigeru Ban, qui imaginera la Curtain Wall House, soit une maison tokyoïte dont la façade est remplacée par un simple rideau.

Le Centre Pompidou-Metz de Shigeru Ban (2010) Trois galeries s'entrecroisent sous une toiture monumentale en bois. Aux extrémités de celles-ci, un vitrage ouvre le bâtiment vers la ville, effaçant les limites de l'édifice.
Le Centre Pompidou-Metz de Shigeru Ban (2010) Trois galeries s’entrecroisent sous une toiture monumentale en bois. Aux extrémités de celles-ci, un vitrage ouvre le bâtiment vers la ville, effaçant les limites de l’édifice.© GETTY IMAGES

Les Occidentaux continueront à s’imprégner de cette mouvance asiatique et plusieurs Japonais de renom viendront dans nos régions faire démonstration de leur talent. Ainsi naîtra notamment le Louvre-Lens de Sanaa, aux parois qui semblent se dématérialiser au profit des oeuvres exposées dans la grande salle ; ou le centre Pompidou-Metz de Shigeru Ban, où la toiture définit le volume.  » Ce qui est étonnant, c’est que ce mouvement né avec le millénaire ne porte pas vraiment de nom… On parle d’ « architecture japonaise » mais cette nomenclature perd son ancrage géographique et on retrouve ce type de buildings partout dans le monde « , observe Andreas Kofler. Son homologue de Metz va plus loin :  » Personnellement je parle d' »architecture de la disparition »… L’objet disparaît en quelque sorte pour laisser les fonctions s’imposer.  » Un concept qui finalement existe déjà depuis des siècles, avec les panneaux coulissants en papier de riz et les espaces complètement vides des pavillons ancestraux.

 » Une urgence de la vie  »

L'église de la lumière de Tadao Ando (1989) Implantée près d'Osaka, cette chapelle illustre parfaitement l'oeuvre de cet admirateur inconditionnel de Le Corbusier qui joue avec le béton, l'ombre et la lumière comme personne.
L’église de la lumière de Tadao Ando (1989) Implantée près d’Osaka, cette chapelle illustre parfaitement l’oeuvre de cet admirateur inconditionnel de Le Corbusier qui joue avec le béton, l’ombre et la lumière comme personne.© TADAO ANDO © MITSUKO MATSUOKA

En parallèle de cette réflexion sur la matière et la volumétrie, les Asiatiques apportent également une vision intéressante en matière d’appropriation des villes.  » Leurs cités sont très denses, il n’y a pas de développement planifié, cela se fait de manière organique et désordonnée. Et cela correspond finalement bien à nos métropoles actuelles, qui sont de plus en plus foisonnantes « , suggère le spécialiste attaché au Centre Pompidou-Metz. Pour son confrère de l’Arsenal, la force des bâtisseurs nippons est qu’ils font de l’urbanisme sans en avoir l’air :  » Ils se limitent à leur tâche qui consiste à ériger un édifice ; mais leurs projets posent, in fine, des gestes urbains forts.  » Comme Toyo Ito qui a transpercé de part en part un îlot parisien du xve arrondissement pour y implanter l’hôpital Cognacq-Jay. Ou l’agence Sanaa qui a dessiné pour le grand magasin La Samaritaine, à rénover, une façade ondulante qui fait polémique mais marque un repère incontestable dans le centre de la capitale. Ou encore Sou Fujimoto, qui a remporté le récent concours Réinventer Paris, avec sa proposition intitulée Mille Arbres et qui entend ramener un pan de nature sur le macadam.

Le projet Mille Arbres de Sou Fujimoto (2016) Il s'agit de la proposition lauréate pour le concours Réinventer Paris, réalisée avec les Français d'OXO Architectes. Elle vise à réconcilier nature et architecture, par un complexe multifonctionnel verdurisé en bordure de périph'.
Le projet Mille Arbres de Sou Fujimoto (2016) Il s’agit de la proposition lauréate pour le concours Réinventer Paris, réalisée avec les Français d’OXO Architectes. Elle vise à réconcilier nature et architecture, par un complexe multifonctionnel verdurisé en bordure de périph’.© SOU FUJIMOTO, MANAL RACHDI, OXO ARCHITECTES, ARCHITECTES, MOZ PAYSAGE, ATELIER PAUL ARÈNE, PAYSAGISTES , COMPAGNIE DE PHALSBOURG

Désormais, le modèle japonais, puisant ses racines contemporaines dans les nôtres, s’impose donc comme un must. En témoigne l’hypermédiatisation des projets sur la Toile.  » Quand on regarde un site comme ArchDaily, on y compte quelque 1 500 immeubles nippons, c’est énorme… Et quasi 100 % de ceux-ci sont de petites maisons « , évalue Andreas Kofler, qui pense que ce succès vient aussi de là, de l’importance accordée aux fonctions quotidiennes et à l’échelle réduite, par-delà les gesticulations formelles XXL de certaines stars planétaires.

 » C’est un art de bâtir dédié à la vie, à la renaissance et à l’énergie, conclut Frédéric Migayrou. Malgré toutes les destructions – d’Hiroshima aux tremblements de terre de Kobe et à l’accident nucléaire de Fukushima -, il y a là-bas l’idée que c’est l’être vivant qui génère l’habitat et pas l’inverse. On n’y retrouve pas ce besoin de permanence typique de l’Europe. Les maisons sont détruites tous les vingt ans et on les reconstruit. L’architecture, chez eux, est faite par l’homme, pour l’homme dans son temps de vie. L’idée de l’histoire n’existe pas à travers ces constructions. On est dans une certaine urgence de la vie…  » Et c’est cela finalement la grande leçon de modestie que nous dicte le Japon.

Pour aller plus loinArchitectures japonaises à Paris (1)

Cette expo du Pavillon de l’Arsenal entendait mettre en avant une cinquantaine de bâtiments conçus dans la Ville lumière par des créateurs nippons. Si l’accrochage est terminé, il se prolonge par un beau livre-catalogue, en français et en japonais évidemment, qui reprend 500 projets, réalisés ou non, sur cette même thématique. Une mine d’informations très bien illustrée, qui retrace l’histoire urbaine de la capitale française à travers le prisme japonais.

Architectures japonaises à Paris 1867-2007, par Andreas Kofler, éditions Pavillon de l’Arsenal, 608 pages.

Japan-ness (2)

Présenté au Centre Pompidou-Metz, le parcours donne à voir de façon chronologique sept décennies d’architecture japonaise au fil d’une scénographie signée Sou Fujimoto. Une rétrospective qui regroupe notamment de très nombreuses maquettes pour mieux comprendre le sujet.

centrepompidou-metz.fr

Jusqu’au 8 janvier 2018.

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