Jakob Sand, l’utopiste pragmatique

Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Depuis sept ans, l’architecte collabore avec le fameux bureau danois BIG. Une structure visionnaire dont les projets XXL entendent repenser nos villes et nos modes de vie, à grand renfort de technologies… mais sans oublier l’aspect humain.

Emmené par le charismatique Bjarke Ingels, BIG a réveillé l’architecture danoise tout autant qu’il trace un nouveau sillon international pour la discipline. Présent à Copenhague et à New York, le bureau de 460 collaborateurs surclasse les grands noms de la profession. Biberonné à l’économie participative, à l’écologie, au  » Yes is more  » – une profession de foi d’affirmation créative – et à la technologie dernier cri, cette structure ouverte et décontractée signe quelques-uns des projets les plus excitants du moment : depuis la Maritim Youth House à Copenhague, un bâti forgé sur le concept de  » durabilité hédoniste « , jusqu’à Copenhill, une usine de traitement de déchets dont le toit a été aménagé en piste de ski, en passant par plusieurs chantiers qui vont changer le visage de la Grosse Pomme tel qu’on le connaît – The Big U pour sauver Manhattan de la montée des eaux, le Courtscraper, la World Trade Center Tower 2…

Une idée, même un peu folle, peut devenir une réalité.

Jakob Sand, l'utopiste pragmatique
© Debby Termonia

En 2018, BIG a également finalisé le nouveau restaurant de René Redzepi, le Noma, au coeur de la capitale danoise. A l’occasion d’un Lunch with an architect (*) organisé à Flagey par l’agence Forum Presse & Communication, nous avons rencontré Jakob Sand, l’un des associés de cette agence aux idées novatrices. Amical et étonnamment accessible, l’homme revient sur le succès fulgurant de BIG et sur sa philosophie tout en se livrant à des considérations générales sur l’art de bâtir.

Sur les réseaux sociaux, on constate une passion pour l’architecture qui s’est effondrée. Faut-il voir là une vengeance du public vis-à-vis de monstres en béton imposés par l’orgueil de certains ?

Je ne perçois pas cet engouement comme une vengeance mais davantage comme la fascination pour les cycles qui s’appliquent à tout ce qui existe sur terre. En ce sens, le bâti n’est pas différent d’un arbre dans la forêt, il est soumis à un écosystème. Cela nous semble évident pour le vivant mais cela ne l’est pas moins pour ce que nous construisons. Devant les ruines, nous comprenons que rien n’est permanent. Ce spectacle est d’autant plus fascinant que le processus de décrépitude arrache, dans un premier temps, tout ce qui est ornemental, mettant ainsi à nu la pureté des lignes architecturales, la structure. La fascination est la même que lorsque nous découvrons le squelette d’une baleine échouée sur la plage. Loin du ressentiment, je pense que l’application des lois naturelles à ce qui semblait durer pour l’éternité nous rapproche du construit, nous l’humanise. Bien sûr l’architecte voit plus loin, il se pose la question :  » Que faire avec cette ruine ?  »

Le projet pour The Big U, à New York, qui fera office de barrage aux inondations.
Le projet pour The Big U, à New York, qui fera office de barrage aux inondations.© BIG

Si l’idée d’une vengeance a été évoquée, c’est aussi pour vous faire réagir aux fameux  » gestes architecturaux  » qui flattent l’ego des architectes mais sont parfois vécus comme une agression par ceux qui les vivent au quotidien…

Chez BIG, nous essayons toujours de travailler avec le grand public. A Bordeaux, nous sommes en train de réaliser un complexe de 14 000 m2 qui regroupe les acteurs culturels de la région, la Méca (Maison de l’économie créative et de la culture). A l’origine, le concept ne mentionnait pas un parvis et des gradins offrant une vue sur la Garonne et accessible à tout un chacun, peu importe le moment de la journée. Nous avons donc décidé de dédier un tiers de la superficie du bâtiment aux habitants de la ville. Il est important que de tels projets financés avec l’argent public servent de véritable interface entre les institutions et les citoyens. Cette activation du domaine public est une constante dans notre travail. A chaque fois, nous visons une plus-value à travers l’amélioration des conditions de vie urbaines. Un autre exemple pourrait être le  » Big U « , ce grand  » U  » de 7 mètres de hauteur, que nous construisons à New York et qui est un barrage contre les inondations. Nous l’avons moins pensé comme une fortification, une oeuvre d’ingénierie, que comme un parc en forme de collier tressé entre toutes les communautés. L’architecture n’a pas à être autoritaire, son rôle est de poser des questions et d’inventer.

Pas de divorce entre le public et l’architecture chez BIG, donc ?

Non. Je pense que c’est lié au fait que souvent nos réalisations sont très ludiques. On peut se promener sur les toits, comme dans la Lego House, à Billund, au Danemark. Dans ce pays, nous avons également imaginé une mairie dans laquelle le plafond de la salle de conseil est recouvert de miroirs. Depuis l’extérieur, les gens peuvent observer ce qui s’y passe à la manière d’un périscope. Il est possible de voir jusqu’aux documents qui se trouvent sur la table. C’est un clin d’oeil pour abolir la coupure qui existe entre l’architecture et les citoyens.

Le fondateur de BIG, Bjarke Ingels, est considéré comme l’étoile montante de l’architecture. Incarne-t-il une nouvelle génération de bâtisseurs, qui a grandi avec les réseaux sociaux et l’économie participative ?

Je pense qu’il a précédé les réseaux sociaux. Il porte en lui cette ouverture, cette volonté de jouer et démocratiser l’espace public. Peut-être que ce qui nous distingue le mieux à travers lui, c’est le fait que l’on ne peut pas nous accoler un style. Certains architectes sont reconnaissables au premier coup d’oeil, il faut un regard exercé pour déceler la patte BIG. Ce qui crée notre style, c’est la recherche, l’amplitude de la palette des réponses apportées aux contraintes et la parole libre. Ce qui revient toujours lors de nos réunions, c’est la formule  » Que se passerait-il si…  » ; cela a donné naissance à des réalisations improbables, comme cette usine de recyclage des déchets, située au coeur de Copenhague, sur laquelle se trouve une piste de ski. On n’écarte rien a priori.

La 8 House, en forme de 8, où BIG a réussi à recréer l'atmosphère d'un village dans 80000 m2 de béton.
La 8 House, en forme de 8, où BIG a réussi à recréer l’atmosphère d’un village dans 80000 m2 de béton.© Ty Stange

Pour revenir à Bjarke Ingels, il est présenté comme une personnalité hors du commun. N’est-ce pas frustrant de voir le travail de 460 collaborateurs disparaître derrière une seule personne ?

Bjarke est un visionnaire. Si je suis entré chez BIG, c’est parce que je voulais découvrir comment un cabinet d’architecture pouvait générer autant de concepts remarquables. Je voulais passer en coulisses. J’ai compris que certaines valeurs se trouvaient derrière une telle réussite : la transparence, la démocratie – un stagiaire sera écouté s’il propose une idée -, l’ouverture à d’autres horizons, la structuration rigoureuse de la méthode de travail. Pour ce qui est de Bjarke en lui-même, ce qui fait sa force, c’est sa présence, sa concentration et sa disponibilité. Il a beau être désigné comme l’une des 100 personnalités les plus importantes par le Time Magazine, quand il vous parle, il est tout entier dans la conversation. Il ne fait pas d’ombre aux autres collaborateurs.

L’architecture n’a pas à être autoritaire, son rôle est de poser des questions et d’inventer.

BIG s’est fait connaître pour son concept d' » utopie pragmatique « , pouvez-vous l’expliquer ?

Notre monde considère trop souvent que l’utopie, c’est ce qui ne peut accéder à l’existence. Nous ne voyons pas les choses de cette façon chez BIG. Pour nous, l’utopie est l’horizon et le côté pragmatique est la façon de s’approcher de cette situation idéale. Imaginer que tout Manhattan puisse disposer d’un parc en son pourtour est clairement une utopie… jusqu’au moment où l’on se rend compte que non seulement c’est possible mais en plus que cela soit couplé à un ouvrage à la fonctionnalité cruciale. J’irai plus loin, l’utopie n’est possible que s’il y a des contraintes : personne n’aurait jamais songé à entourer Manhattan d’un parc s’il n’y avait cette question de digues qui s’était posée.

Le Courtscraper, à Manhattan, un gratte-ciel de 142 m de hauteur signé BIG.
Le Courtscraper, à Manhattan, un gratte-ciel de 142 m de hauteur signé BIG.© nic lehoux

La technologie occupe une place importante dans vos projets…

C’est un axe important car la technologie affecte notre  » être  » au monde. Nous nous intéressons beaucoup en ce moment à Hyperloop, les trains à vitesse supersonique qui connecteront des villes distantes de 500 kilomètres en une demi-heure. Une fois que ce projet sera concret, cela va totalement bouleverser nos villes. A la base, c’est plus un sujet d’ingénieurs mais, bien compris, il concerne tout autant les architectes. La première ligne sera construite en 2020 entre Abu Dhabi et Dubai. Ce ne sera que du fret… mais le transport de personnes sera la prochaine étape. Au sein du bureau, nous avons créé une cellule BIG Engineering. Aujourd’hui, les architectes doivent multiplier les compétences.

La technologie, le social, la fonctionnalité… y a-t-il encore une place pour la beauté ?

Avant d’arriver au choix esthétique, il y a des phases plus importantes qui définissent le concept d’un bâtiment. Pour chaque projet, nous avons des centaines de maquettes, l’idée est d’opérer une  » sélection naturelle « . L’esthétique en fait partie mais de façon tardive, quand le projet a déjà pris forme. Nous aimons l’idée d’être surpris par une réalisation, qu’elle arrive au bout d’un processus de recherche. Trouve-t-on beau quelque chose que l’on n’a jamais vu avant ?

D’où vous est venue la vocation d’architecte ?

D’une certaine curiosité de l’enfance qui me poussait à construire des cabanes et à m’en servir pour imaginer des histoires. Plus tard, j’ai vu mon père bâtir notre maison de vacances de ses mains. Comprendre que mes jeux pouvaient se dérouler à une plus grande échelle a été une révélation. A cela, il faut ajouter une petite anecdote familiale : mon oncle était architecte et il a travaillé sur la Grande Arche à Paris. Je me souviens d’un Noël où il évoquait ce bâtiment avec ma mère. Le projet était tellement inédit qu’il n’osait pas y croire et pourtant le bureau pour lequel il travaillait, celui de Johann Otto von Spreckelsen, a remporté le concours. Personne ne s’y attendait. Le fait d’avoir entendu parler de ce cube autour d’une table et de l’avoir vu ensuite modifier le paysage urbain parisien m’a bouleversé… Une idée, même un peu folle, peut devenir une réalité.

Le nouveau restaurant Noma, à Copenhague, dessiné par le bureau d'architecture danois.
Le nouveau restaurant Noma, à Copenhague, dessiné par le bureau d’architecture danois.© Jason Loucas

Et ce qui vous pousse vers l’avant ?

Le formidable pouvoir de l’architecte qui peut créer des décors pour des vies et même en améliorer la qualité. Bien sûr, il a aussi ce défi permanent de trouver des solutions pour des contraintes données.

Quel est votre repère architectural personnel ?

Une construction qui m’a toujours frappé est le Centre Pompidou. D’une certaine façon, ce n’est pas un vrai bâtiment, c’est une sorte de squelette rempli de vides. Esthétiquement, je trouve cela extrêmement beau. J’aime aussi le fait que cette audace architecturale, explosant tous les standards, soit posée en plein centre de Paris, c’est encourageant pour qui veut croire aux utopies.

Dans les réalisations signées BIG, quelle est celle qui est la plus marquante à vos yeux ?

La 8 House, un édifice en forme de 8. C’est une innovation fondamentale, un village vertical augmenté d’une rampe qui est une véritable rue extérieure où les enfants peuvent jouer. On a réussi à recréer l’atmosphère d’un village dans un bloc de béton de 80 000 m2. Un miracle quand on sait combien ce genre de typologie peut être hostile et anonyme.

(*) Le 4 juin prochain, Lunch with an architect, à Flagey (Bruxelles), accueillera Dietmar Eberle, fondateur du bureau autrichien Baumschlager Eberle. www.lunchwithanarchitect.be

En 5 dates

1972 Naissance de Jakob Sand, à Aalborg, au Danemark.

1982 Il se découvre un intérêt pour l’architecture en construisant des cabanes dans le jardin familial.

2000 Il termine ses études d’architecture à Aarhus.

2004 Il travaille pour le cabinet d’architecte français Dominique Perrault.

2011 Il rejoint BIG, un an après sa création.

Copenhill, l'usine de traitement de déchets dont le toit a été aménagé en piste de ski.
Copenhill, l’usine de traitement de déchets dont le toit a été aménagé en piste de ski.© soren aagaard

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