En temps de crise, le design fait-il encore rêver?

Marchés en berne, éditeurs aux abois et acheteurs fauchés : la crise s’abat sur les vendeurs de rêve mobilier et c’est sans doute parti pour durer. Quelles perspectives pour le design quand les aspects créatifs livrent un combat inégal contre les contraintes de rentabilité ?

C’était l’un des grands enseignements du dernier salon de Milan : cette fois, la crise est bien là, et le relatif déclin amorcé depuis quelques années se traduit très concrètement dans les showrooms et les travées des palais. Peu de prototypes et guère plus de vraies nouveautés, tant en termes purement techniques qu’au niveau des modèles présentés, des installations moins tape-à-l’oeil, des mises en scène moins mégalo. Le champagne, qui autrefois coulait à flots, a laissé sa place au prosecco, il ne manquait plus que la grisaille pour parfaire un tableau plutôt mitigé, le préféré des éternels blasés pour qui tout était mieux avant.

Alors c’est évident, après une heureuse période de faste et d’insouciance, le design a un peu la gueule de bois. Pas nécessairement plus que l’automobile ou la restauration, mais la crise est passée par là, et elle implique une redistribution des cartes, ou au moins des priorités. Pour analyser les récentes évolutions et les différentes stratégies qu’elles ont engendrées, nous avons demandé l’éclairage de Jean-Louis La Haye, fondateur de Tradix, agent et importateur de marques depuis 40 ans, expert et observateur attentif du marché.  » La première chose à noter, c’est que l’Italie, patrie d’origine de la plupart des grandes marques, a été bien plus durement frappée par la crise que nous « , rappelle-t-il. Et quand l’Italie s’enrhume, c’est tout le secteur qui éternue.

L’effondrement des ventes dans un pays considéré comme l’un des plus dynamiques en matière de design a engendré d’énormes répercussions. Les marques font preuve de prudence et investissent moins, alors que le développement de nouveaux produits reste un processus long et coûteux, dans un milieu ultra-concurrentiel où l’erreur est interdite.

Certains continuent pourtant de mettre l’accent sur une créativité profondément inscrite dans leur ADN ( » des marques comme Moooi ou Moroso ne cesseront jamais d’être créatives « ), tandis que d’autres tentent de surmonter la tempête en répondant au besoin de flexibilité de leur clientèle potentielle.  » La plupart des grandes maisons, comme Molteni, Flexform ou Minotti ont largement diversifié leur offre. Sous l’effet de la concurrence et de la mondialisation, elles sont devenues généralistes ; c’est une tendance nette de la dernière décennie. Leur salut en dépendait peut-être, mais elles y ont perdu en force identitaire, leur image s’est un peu diluée.  »

La tactique s’avère à la fois sage et dangereuse, cette uniformisation de l’offre pouvant jouer en leur défaveur à un moment où il est justement primordial de se singulariser. Il faut marquer les esprits avec des modèles forts, tout en prenant des risques savamment calculés, et c’est le pari réussi des marques scandinaves, venues contester l’hégémonie italienne.  » L’industrie scandinave a opéré un retour gagnant avec des modèles d’il y a 50 ans, qui paraissent nouveaux aux générations actuelles, précise Jean-Louis La Haye. Leur seule chance d’y parvenir était de revoir leurs méthodes de production et de tout délocaliser vers les pays émergeants pour garder des prix compétitifs.  »

Tailler dans les coûts et miser sur des classiques, une stratégie payante : les risque sont minimes, et ce d’autant que le public réagit favorablement à cette politique un poil passéiste mais tellement rassurante. Quitte à casser sa tirelire pour du mobilier griffé, autant que l’objet soit connu et fasse assurément l’unanimité.

Faire du neuf avec du vieux, lifter, revisiter, décliner ou « coloriser », une stratégie dont Vitra a fait sa spécialité en recyclant régulièrement ses pièces les plus emblématiques. Très attentive à l’usage de la couleur, la marque suisse oppose à la platitude des teintes invariables une large gamme chromatique, qui évolue avec la lumière au cours de la journée. Sa designer et directrice créative, Hella Jongerius, se déclarait récemment plus que satisfaite de son rôle uniquement dévolu à la couleur de bijoux signés Eames ou Prouvé, et ajoutait avec un brin de provoc’ qu’avec la richesse de son catalogue, le fabricant bâlois n’avait pas besoin d’elle pour élaborer de nouveaux produits.

Une sortie remarquée, que Jean-Louis La Haye tient à tempérer, car selon lui  » les femmes manient mieux la couleur que les hommes, et Hella Jongerius a donc raison de jouer avec ses atouts, mais sous-entendre que Vitra ne doit plus aller de l’avant serait une erreur. La véritable clé du succès réside encore et toujours dans l’innovation. « 

Aller de l’avant, oui mais comment ? Et que peut-on espérer des progrès technologiques dans un domaine qui n’a connu qu’un nombre limité de révolutions techniques ?  » Pas grand-chose dans l’immédiat. Même l’impression 3D n’en est qu’à ses balbutiements, on y recourt pour le prototypage mais elle n’est pas près d’atteindre le grand public. Contrairement au mobilier, le secteur du luminaire vient d’être bouleversé par le LED et le sera encore avec l’arrivée du LED organique. Tandis que celui des canapés n’a pas beaucoup avancé depuis qu’on a remplacé les ressorts par de la mousse ! Bien sûr, il y a eu quelques variantes, notamment dans les matières utilisées par Kartell, mais ça reste une exception.  »

Dernière option pour les éditeurs qui ne peuvent ni compter sur une révolution techniques, ni capitaliser sur leur splendeur passée: miser sur les stars, les designers bankable dont le nom seul suffit à drainer les foules… au risque de tourner en circuit fermé avec le happy few des créateurs interchangeables.

Ainsi résumé sur papier, le constat n’est effectivement pas très encourageant. Entre des marques affaiblies, s’entrepiétinant les plates-bandes, tentées par le piège de la starification ou tétanisées par l’extraordinaire richesse de leur passé, l’ambiance n’est pas franchement à l’euphorie. Alors, que faire pour sortir de l’ornière ? Peut-être essayer de profiter de la sinistrose au lieu d’y succomber.

Présent à Bruxelles pour une conférence dans le cadre de Design September, Konstantin Grcic semblait ainsi voir dans le climat actuel une opportunité unique de se concentrer sur l’essentiel :  » Les temps sont plus calmes commercialement, ça pourrait être le moment pour les éditeurs de ralentir un peu, dans le bon sens du terme. En tant que designers, on se plaint à longueur de journées que tout va trop vite, alors tirons parti de cette accalmie pour monter des projets plus solides, plus réfléchis et donc plus pertinents. « 

Des propos plutôt encourageants dans le climat morose, qui prouvent toutefois que l’industrie s’est un peu perdue en cours de route, impression confirmée par Jean-Louis La Haye :  » Oui, c’est un peu parti dans tous les sens à une époque où les finances allaient bien, et la demande était constante. Certains ont eu tendance à faire tout et n’importe quoi. Mais bien qu’il ait raison sur le fond, Konstantin Grcic ne fait que rappeler le B.A.-ba. Bien faire les choses, c’est le but premier.  »

Et des choses bien faites, un tour d’horizon dénué de préjugés suffit pour réaliser que le milieu du design en produit encore chaque année. Des qui, comme autant de petits miracle en ces temps troublés, sont encore susceptibles de bousculer notre apathie pour nous intriguer, nous inspirer un sourire et nous faire rêver un peu. La preuve par sept, dans cette galerie qui mêle créatrices confirmées, entrepreneurs débordant d’imagination et, au-delà de l’aménagement intérieur, une jeunesse qui croit en ses chances et son savoir-faire, et ose s’attaquer à des défis d’envergure planétaire.

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