Rencontre avec Jean-François D’Or, élu Designer de l’année

Rêveur fonctionnel, flâneur méthodique, Jean-François d’Or écrit des livres au gré des projets qu’on lui soumet, avec tant de succès que les plus grands éditeurs le courtisent désormais. C’est notre designer de l’année.

Ce titre, c’est un honneur et, au-delà de moi, une excellente initiative: il y a tant de talent à promouvoir en Belgique. Avec modestie et simplicité, notre lauréat 2013 s’apprête à écrire une nouvelle page de sa carrière. Posé et souriant, bien qu’on le devine capable d’acharnement, il accepte de revenir sur dix années d’activité faites de clins d’oeil et de bonnes idées, de grains de sels que, çà et là, il a pu glisser. A l’instar d’Einstein qui déclarait « adorer voyager mais détester arriver », cet insatiable explorateur d’horizons industriels préfère la recherche au résultat final, et nous a dévoilé les ressorts de sa quête sans fin à travers l’espace et le temps, avec l’encre qui noircit ses cahiers pour principal carburant.

Jean-François d’Or se veut moins artiste qu’écrivain du concret, et entretient jalousement une liberté qui ne s’encombre d’aucun principe, sauf peut-être celui d’accompagner un plat de pâtes d’un bon verre de vin. A l’aube d’une rentrée particulièrement chargée (avec notamment l’expo Moodboards à Grand-Hornu Images), c’est chez lui qu’il nous a reçu et mitonné un menu d’inspiration italienne, qui donne un air de Toscane à sa vaste terrasse ombragée en cette chaude journée d’été. A notre tour de le cuisiner.

C’est donc ici que vous travaillez ?

J’ai gardé l’habitude de bosser entre mon bureau et mon canapé, je ne voulais pas m’enfermer derrière une porte, de peur de devenir trop sérieux. Les choses semblent plus naturelles si je me sens simplement chez moi. Je fonctionne suivant un processus organisé mais très lent, il me faut du temps pour mûrir les projets. J’aime dormir sur mes idées, les laisser patiemment reposer… Alors le client me dit « Quoi, on ne se voit pas pendant trois semaines ? » Eh bien non. J’ai besoin de recul pour avoir l’esprit bien critique, et rebondir par la suite. D’abord je rêve, puis je structure l’analyse. Je ne commence jamais pas le dessin, il y a toujours une phase d’observation et de remise en question.

Et comment ça se passe, concrètement ?

Au début, ce ne sont que des mots, que je jette sur papier de manière très spontanée. J’écris des livres. Si je dois dessiner une carafe, je vais d’abord noter « eau », « source », etc. Revoir toute la sémantique. Puis je refais l’historique, les différences en termes de culture, j’essaye d’arriver à un brassage complet. C’est une étude parfois très longue alors que ma réponse finale sera peut-être toute simple. Cette recherche m’intéresse bien plus que de faire un joli dessin, elle peut durer une heure comme six semaines. Heureusement, j’ai toujours une dizaine de projets en parallèle. Je peux, le matin, réfléchir à un concept, puis visiter une expo qui va de très loin en inspirer un autre, et enfin, le soir, travailler sur un détail technique d’un troisième projet. C’est très varié. Chaque projet constitue un nouveau challenge.

Qu’est-ce qui guide cette réflexion ?

« Où puis-je intervenir ? » demeure la seule vraie question. C’est pour ça que j’ai besoin de cette analyse complète, qui m’amène parfois à faire tout un fromage de typologies à propos de choses très simples. Pas pour le plaisir de compliquer, mais pour celui d’approfondir. Ce n’est que dans un deuxième temps que je vais dessiner, toujours à la main. Dessiner pour la forme ne m’intéresse pas.

C’est compliqué de simplifier ?

Exactement, cette petite phrase résume tout. Reprenons l’exemple de la carafe, un objet plutôt basique. Or, on se rend compte qu’il y a un paquet de choses à penser dans la réflexion, le développement et la production. Et notre boulot, avec l’éditeur, c’est d’arriver à un bon résultat. On doit passer cette gymnastique, tandis que ce n’est pas le problème du client, pour qui tout doit être limpide.

Vous semblez chercher la diversité plutôt que la spécialisation…

Oui, c’est un de mes moteurs. J’ai débuté peu au hasard dans le secteur de l’éclairage et j’y ai engrangé un bagage technique et industriel colossal. Quand on lance des productions de plusieurs milliers de pièces, on apprend vite à être rigoureux ! C’était fabuleux de travailler avec la lumière, mais devenir un spécialiste me faisait peur.

Et donc vous êtes parti ?

Oui, sur les conseils de Maarten Van Severen, une des rencontres importantes que j’ai faites là-bas. Lui, touchait déjà à tout et je me suis dit que c’était le moment d’apprendre par moi-même, d’emmagasiner de l’expérience et de voyager. Alors j’ai mis les voiles et j’ai commencé à organiser mon tout petit bureau qui, dix ans plus tard, est toujours tout petit.

Avec quelles envies ?

Celle de tout revisiter. Tout ! Les possibilités sont donc infinies. Trouver une idée, ce n’est pas un problème. Trouver celui qui vous donne la chance de la concrétiser, c’est une autre histoire. Au début, j’ai pris pas mal de claques. C’est formateur : après dix portes qui se ferment, il faut encore oser, croire en son produit et y retourner. Et un beau jour, quelqu’un accepte. Mais, si au départ, le déclic reste d’ordre artistique, ensuite, c’est de l’industrie. C’est très sérieux. Parfois trop.

Qui vous a dit « Oui » en premier ?

Domani. J’étais tombé sur leur collection de pots au salon Maison & Objets, et quelque chose dans les proportions ou les matériaux m’a touché. Et de manière naïve et spontanée – il faut parfois écouter son coeur -, j’ai été me présenter en tant que designer. Un des dirigeants a eu l’ouverture de m’écouter et notre collaboration a pu aboutir. On a fait une famille, puis une deuxième… Et là je me suis dit « Tiens, ça peut être aussi simple que ça ? »

Vous semblez insister sur le terme « collaboration »…

C’est toujours une collaboration, pas moi qui débarque avec une idée géniale. On m’ouvre une porte et j’essaye d’y apporter mon grain de sel selon leurs besoins. Et quand on voit que sa petite idée est mise en production, présentée en salon, mise en catalogue et achetée…on se dit « Tout est possible ». J’ai donc fini par contacter de plus grands groupes, j’ai envoyé une première intention, sans plan ni prototype, à Ligne Roset. Ils m’ont rappelé très rapidement et m’ont dit « Il y a comme un rêve dans ce que vous montrez ». Si le projet avait été plus léché, déjà presque fini, ils ne l’auraient pas accepté. Tandis qu’en partant d’une ébauche, une collaboration reste encore possible.

Et à l’inverse ? Si on vous propose un projet déjà trop avancé ?

L’inverse est vrai aussi, il m’est arrivé souvent de refuser des propositions parce qu’on me demandait uniquement de dessiner une carapace. Certains industriels pensent que vous allez en tenir à l’esthétique, or je préfère être impliqué dès le début. Je dois connaître leur philosophie et leurs outils pour voir quel type de boulot est réalisable, avant même d’avoir montré le moindre dessin. Sinon ça ne sert à rien. Certains ont vraiment ce talent du style, avec une vraie patte et une identité très forte. Moi j’essaye de multiplier les expériences et de communiquer à travers mes objets, mais je ne suis pas à la recherche d’un style ou d’une cohérence absolue.

Justement, y a-t-il un lien qui relie tous vos produits ?

Il y a un fil dans le cheminement ou dans l’esprit, mais je ne me pose pas la question de savoir si ça va se ressentir d’un point de vue esthétique. Le plus important pour moi reste la remise en question, le doute, la volonté de bousculer les évidences. Et l’alchimie, le bon équilibre dans la recherche, le concept, le développement, le choix des matériaux, le prix et la communication, pour que le produit ait sa chance. Et je ne lâche pas prise facilement. Il m’est arrivé de bloquer des produits, en disant à l’éditeur « Je refuse que ce soit commercialisé dans ces conditions-là : on se donne encore six mois pour l’améliorer, mais là ce n’est pas possible.

Quel objet aimeriez-vous encore revisiter ?

N’importe lequel. Ça peut être un couteau à pain, comme celui que j’ai en main, acheté chez Ikea il y a dix ans et qui fonctionne toujours aussi bien. Si je peux arriver à un résultat comme ça, c’est fantastique. Pas besoin que ça crie ou que ça clignote. Je n’ai pas de rêve particulier, un couteau à pain, un tire-bouchon ou un toaster, ça me va…

N’est-ce pas l’essence-même du designer industriel ?

Revisiter tout ce qui existe, oui. Entamer un nouveau livre et répondre humblement à des questions de bon sens, revenir à l’évidence. En voyant mes cahiers et mes moodboards, le client me dit parfois « On ne vous a pas demandé tout ça, on vous demande de dessiner », mais il finit toujours par demander une copie du dossier. C’est ce que je préfère : écrire le livre.

Où trouvez-vous encore votre inspiration ?

Bruxelles m’inspire beaucoup. Ses différents quartiers, ses villages cosmopolites et multiculturels, j’en ai besoin. Puis on a la chance d’avoir le Wiels, Bozar, la Cinematek -un endroit magique-, puis le Smak à Gand, Anvers, et même Paris, Londres… Je m’intéresse autant au ciné qu’à la musique, à la sculpture qu’aux expos. J’aime l’idée que tout est lié, je n’ai ni modèle, ni idole en particulier. Je reste ouvert à 360°. Ado, j’ai eu une révélation en m’ouvrant au monde des arts. J’ai découvert le surréalisme, ces oeuvres incroyables et tous ces petits jeux qui tournaient autour de l’objet, le fer à repasser clouté de Man Ray, le téléphone homard de Dali… Je trouvais ça à la fois amusant et provocant, de détourner, compléter ou annuler une fonction. C’est une forme de pied de nez et c’est ce qui m’a amené au monde du design. J’ai été un peu aspiré par cette liberté que je découvrais. J’avais envie de jouer avec le feu, mais sérieusement, peut-être avec un extincteur à portée de main. Et c’est toujours ce que je fais aujourd’hui.

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