Eloge du fragile

Les créateurs rivalisent pour imaginer des objets à l’apparence de plus en plus délicate. Le papier, la porcelaine et le verre se prêtent à leurs jeux de matières, tout en émotion.

Les créateurs rivalisent pour imaginer des objets à l’apparence de plus en plus délicate. Le papier, la porcelaine et le verre se prêtent à leurs jeux de matières, tout en émotion.

Une chaise dévorée par le temps, un service en porcelaine aux attaches si fines qu’elles semblent presque friables, un vase en feuilles de papier… Les pièces de design, empreintes de fragilité, investissent le champ de l’éphémère. Véhicules de cette tendance de fond, le verre, la porcelaine et le papier sont les matériaux de prédilection d’une génération de designers poétiques, qui entendent surprendre en glissant une part d’émotion dans leurs créations.

L’exposition Fragiles, organisée lors de la dernière édition de Design Miami – le rendez-vous international des plus grandes galeries européennes et américaines – dévoilait une centaine de formes insolites en porcelaine ou en verre, reflets de la culture visuelle de notre époque. Signées de la main des plus grands designers internationaux (Arne Quinze, Jaime Hayon, Marcel Wanders, Hella Jongerius), les pièces présentées dépassaient le simple domaine des arts décoratifs. « Nous voulions montrer la recrudescence des valeurs traditionnelles et de l’artisanat au sein d’une société régie par la culture du copier-coller, explique Sven Ehmann, commissaire de l’exposition et éditeur chez Die Gestalten Verlag. Comme s’il s’agissait de revenir à la sphère noble du design, celle qui consiste à concevoir une forme et à la réaliser avant de penser aux contraintes de production et de longévité. » Car, selon lui, « pour créer un objet en porcelaine, il faut accepter que la matière se casse; c’est comme emprunter un chemin de funambule qui tend vers l’unique et le précieux, sans que l’on en connaisse, par avance, le résultat ». Une démarche à l’opposé de la production d’objets en série, chaque pièce prenant une patine qui lui est propre.

Pour lui, travailler la porcelaine ou le verre, c’est renouer avec l’artisanat et la prise de risque. Suivant cette mouvance, les manufactures de porcelaine (Bernardaud, Nymphenburg, Royal Tichelaar Makkum, Lladro, Manufacture de Sèvres) se tournent vers des designers pour signer des pièces en série limitée qui défient l’entendement et l’idée même de longévité. Résultat: elles sont de l’ordre de l’exceptionnel et tutoient des sommets de fragilité apparente. Bodo Sperlein a ainsi imaginé pour le porcelainier espagnol Lladro la collection Ascot, qui utilise d’anciens morceaux de porcelaine pour former de fins sabots équestres. Ces derniers deviennent des anses ou des têtes chevalines sur lesquelles repose une soucoupe. En équilibre.

« Le consommateur ne veut plus d’objets standardisés, produits en masse. Il cherche un supplément d’âme, un objet qui parle à sa sensibilité, qui lui parle », explique Libby Sellers, commissaire indépendante et galeriste londonienne. Pour cette dernière, le tournant dans l’histoire du design est intervenu il y a quinze ans. A cette époque, des designers comme Hella Jongerius ont introduit un caractère unique dans leurs créations. « Le design s’est alors fait métaphore, poursuit-elle, il a intégré la poésie dans ses structures. » Ainsi, les Néerlandais, les premiers, ont réinvesti le champ du fait main avec un langage ultracontemporain: la Crochet Chair, de Marcel Wanders, une chaise en cordes tissées tendance macramé, est le parfait exemple de ce courant.

Les nouvelles technologies ont également permis aux designers de s’affranchir de certaines contraintes de fabrication pour gagner en finesse et en légèreté. Les techniques de prototypage rapide permettent désormais de créer de chez soi, d’imaginer des objets qui ne répondent pas aux normes de résistance imposées par l’industrie. De cette expérimentation naît l’absence de finitude. C’est le cas de la Solid Chair, de Patrick Jouin, qui ressemble à un enchevêtrement d’ossatures sur lequel on craint de s’asseoir, ou de la chaise Rest in Peace, de l’Autrichien Robert Stadler, qui semble avoir été rongée par le temps. L’imperfection faite forme.

« Loin de travailler la porcelaine à l’ancienne, j’exploite au contraire son côté imparfait, car c’est dans l’aspect déséquilibré et aléatoire d’une forme que se trouve la puissance évocatrice d’une pièce », explique la créatrice Annabelle Adie, qui réalise tout chez elle de manière artisanale. Un simple coup d’oeil lancé à ses coupelles qui s’emboîtent de manière organique, à l’instar des matriochkas, et déjà le quotidien se poétise. Une démarche expérimentale que l’on retrouve au contact des vases de Tomas Gabzdil, fondateur de Studio Libertiny, qui, sculptés dans une centaine de feuilles de papier encollées, donnent l’impression d’être sortis d’un songe.

Solide et poétique, la Honey Pop Chair, du designer japonais Tokujin Yoshioka, est tout aussi surprenante. Au départ, le fauteuil se présente comme la silhouette ou l’ombre projetée d’une assise aplatie. Plane, la section de papier cache pourtant une succession de structures en nid d’abeilles imbriquées les unes dans les autres tel un accordéon: aussi, dès qu’on la déplie, la Honey Pop apparaît tout en volume et en légèreté, passant de la 2 D à la 3 D. Faisant figure d’ovni dans le monde du design, elle se révèle des plus solides malgré son apparente fragilité: en s’asseyant la première fois, chacun marque l’assise de son empreinte. Une sculpture de papier personnalisable, hautement architecturée, qui défie la gravité.

Tout aussi radicaux dans leur approche, les verres Usuhari, fabriqués au Japon par la société Shotoku – et présentés par Jetro à Maison & Objet – possèdent la finesse d’une ampoule et semblent invisibles. Au toucher, ils donnent l’impression qu’une pression trop forte pourrait les casser, et, pourtant, leur solidité est réelle. Mirages au quotidien, ils introduisent une prise de risque et une part d’exceptionnel dans le fait de boire un simple verre d’eau.

Lauréate en juin 2008 du prix Bombay Sapphire, la créatrice britannique Annie Cattrell présentait Capacity: une reconstitution en verre d’une paire de poumons humains d’une rare complexité. Evanescente, presque impalpable, l’oeuvre incarnait l’idée même de fragilité. « Je suis partie du verre soufflé, donc de l’action même de respirer, pour créer l’organe de la respiration. » Paradoxalement, les qualités du verre – à la fois cassant et résistant – intensifient l’idée que la pièce, et la vie, pourrait se briser en mille morceaux. Intrinsèque, sa fragilité n’a jamais paru si tangible.

Marie Le Fort, Lexpress.fr

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