Rencontre avec Arne Quinze, designer polymorphe

Rencontre avec Arne Quinze, designer polymorphe et créateur du Cityscape.

Autodidacte polymorphe, Arne Quinze mène de front des dizaines de projets dans le monde entier. Le 17 avril prochain, il dévoilera une série de pièces uniques chez Pierre Bergé, à Bruxelles. Et sera l’une des stars du Salon du meuble de Milan.

Décomplexé. Le mot est à la mode. Et siérait plutôt bien – effet bling bling en moins – au créateur du Cityscape, cet ovni de bois périssable, qui s’est posé, en septembre dernier, dans un chancre défriché de l’avenue de la Toison d’Or, à Bruxelles. « J’aime les choses éphémères, justifie Arne Quinze. Le Cityscape sera là pendant un an. Et puis il s’en va. Nos villes devraient être de grandes galeries, des lieux d’expression, d’expérimentation. Pour surprendre les gens. Au lieu de quoi, on s’y entasse, il n’y a plus d’espaces verts, pas d’air. C’est bruyant et ça pue. Pourquoi faudrait-il que tout ce que l’on construit soit forcément définitif ? »

Pour cet autodidacte assumé qu’aucune école n’a formaté, les règles sont faites pour être contournées. Les carcans explosés. Il se sent libre, Arne. Et aimerait pouvoir dire qu’on l’a vu voler… A la vitesse de la lumière. Sur une moto intergalactique digne des Imperial Speeder Bikes chevauchées dans La Guerre des Etoiles par Luke Skywalker. « Si la technique le permettait, je me verrais bien créer un vaisseau spatial, sorte de bateau volant entouré de satellites monoplaces, qui pourrait se poser partout où je voudrais, sourit-il. Le monde serait mon jardin. »

Ne lui demandez pas de s’embarrasser des détails pratiques. Lancé en 1999, le bureau de design Quinze & Milan qui emploie aujourd’hui plus de 60 personnes se charge d’assagir et de tempérer, juste ce qu’il faut, les rêves éveillés qui se bousculent dans la tête d’Arne Quinze.

Celui que ses deux plus jeunes fils prennent pour un pirate – « pas à cause de mes tatouages, non, juste ma façon de vivre », avoue-t-il – se verrait bien à l’occasion jouer dans un film de Tim Burton et donner la réplique à Johnny Depp. C’est qu’on l’a déjà vu endosser bien des rôles, au gré des étiquettes que les médias lui ont collées : bad boy – la faute sans doute à son adolescence chahutée et ses tatouages de biker – ou pop star du design – certains lui trouveraient même une ressemblance avec Ringo Starr – « au look punk épicé à l’occasion d’un brin de Prada », comme le rappelle le journaliste Max Borka dans la récente monographie consacrée à la construction du Cityscape et à son concepteur.

Façonneur de vie meilleure, le créateur du Primary Pouf garde aussi les pieds bien ancrés dans ce petit coin de terre, à Courtrai, qu’il a voulu à son image. « Ici, c’est ma propre ville, ose Arne Quinze à l’aise avec ce petit côté mégalo qui ne semble pas du tout le gêner. On y parle toutes les langues. Ce n’est pas flamand, ce n’est pas francophone. Les gens qui nous rendent visite viennent de partout. » Bienvenue dans le « Quinzeland » qui fait la nique à la Belgique. « Notre pays, c’est comme le village d’Astérix, râle Arne Quinze. Traversé par une rivière qui séparerait Wallons et Flamands. Il y a un arbre qui passe par au-dessus. Et si un Wallon ose manger une pomme de l’arbre des Flamands, c’est la bagarre… à coup de poissons pourris. Il y a une richesse culturelle extraordinaire en Belgique. Si on prenait nos différences du bon côté, il s’en dégagerait une énergie phénoménale. »

Et lorsqu’Arne Quinze se pose, c’est encore pour regarder ailleurs : la galerie qu’il a ouverte à Courtrai avec le fabricant italien Moroso accueillera des artistes et créateurs du monde entier. « Entrer ici, c’est comme pousser la porte de ma maison », assure-t-il. De plus en plus sollicité pour concevoir des installations monumentales – trois nouveaux Cityscape devraient voir le jour à Paris, Berlin et New York dans les mois à venir – le Courtraisien voit aussi les plus grandes salles de ventes du monde lui faire les yeux doux, de Phillips de Pury à New York – l’un des premiers à mettre aux enchères des meubles de designers – à Pierre Bergé & Associés, à Bruxelles, qui ouvrira le 17 avril prochain un galerie consacrée exclusivement au design contemporain et au vintage américain. Arne Quinze sera le premier à investir cet espace de 200 m2 où il exposera des pièces uniques réalisées tout spécialement pour le lancement de la galerie. « Je n’arrive pas à répondre à la demande, ajoute-t-il. L’art est une émotion qui s’achète. Et qui en même temps n’a pas de prix. »

Art et design, c’est le duo gagnant du moment. Est-ce cela qui vous a poussé à ouvrir une galerie mêlant résolument les deux ?
J’avais envie d’un lieu où je puisse mettre en scène mon univers. Que les gens qui entrent ici se sentent un peu comme au cinéma : ils découvrent le travail des artistes vidéo qui travaillent pour notre studio, ils voient des tableaux, des sculptures. Il fallait que les visiteurs se sentent bien, comme s’ils étaient dans mon living : ils s’installent dans des meubles Moroso pour écouter de la musique – il y a plus de 10 000 titres dans l’ordinateur ici, de tous le styles, du jazz, du classique, du rap, des musiques de film aussi – en feuilletant un bouquin. Pour la librairie, dès que je trouve un livre d’archi, de design, de photo, de graphisme, même de cinéma qui me plaît, je le commande. Ici, j’accueille les gens chez moi. Et j’adore cela. D’ailleurs, la galerie sera aussi ouverte à d’autres créateurs, à d’autres artistes. Tout va changer tous les deux mois.

La frontière entre art et design semble de plus en plus ténue, si l’on en croit les médias. Arrivez-vous à faire la part des choses dans votre travail ?
Comme pour tout, il faut savoir de quoi on parle. Le design n’est pas de l’art et l’art n’est pas du design. En même temps, il y a une zone grise au milieu, celle qui touche à ce que j’appelle la customisation. Mais un meuble customisé, ce n’est pas de l’art. En design, en architecture, il faut suivre des règles. Dans l’art il n’y en a pas et je n’en veux pas. Quand je crée un tableau ou une sculpture, je ne me fixe aucune limite. Le monde dans lequel nous vivons est en plein bouleversement, les cultures se mélangent, les communications – même entre personnes très éloignées – sont instantanées. Toutes nos habitudes de vie sont bouleversées. Et ce n’est que le début. Dans l’art, c’est pareil. Avant, un graphiste était un graphiste, point barre. Un sculpteur, idem, un peintre, aussi. On assiste aujourd’hui à une explosion de jeunes talents qui s’expriment tous azimuts. Et c’est bénéfique pour tout le monde. Derrière mes sculptures, il y a un engagement, une vision. C’est de l’émotion pure. Sans aucune fonction utilitaire. Le design pour moi doit servir à quelque chose. La démarche de création est totalement différente. C’est un travail d’équipe.

Que pensez-vous de la tendance à créer des meubles, des lampes XXL, hors norme ? Un besoin pour les designers de se faire remarquer ?
C’est un gimmick. On sent que derrière tout cela, il y a une recherche et c’est bien d’essayer. Mais cela ne va pas durer. C’est un pas vers le changement. Mais on ne peut pas répéter cela à l’infini.

Créer une chaise ou une étagère, cela ne vous semble pas trop terre-à-terre ?
Non, cela m’amuse. Je vous l’ai dit, j’aimerais changer le monde. Le design, c’est une expérience. J’aime me frotter aux règles car quand on les connaît, c’est sympa de les contourner. C’est mon petit côté rebelle artistique. Pas que je veuille m’opposer à tout par principe. C’est plutôt l’envie de créer quelque chose de mieux. Essayer de donner aux gens une vie meilleure. Dans mon monde à moi, il n’y a pas de limites. Je glisse comme je veux de l’art au design. Je vole ! Je n’ai pas étudié tout cela : c’est en moi, c’est dans mes veines. C’est ma passion, toute ma vie.

N’avez-vous jamais été tenté de dessiner une maison pour un particulier ?
Si, justement, le studio travaille en ce moment à plusieurs projets d’architecture privée. Les gens qui viennent me trouver ne s’attendent pas à une villa classique. Pour moi, imaginer une maison pour un client, c’est un travail sur-mesure qui va prendre des années. Je dois apprendre à le connaître. Mais je vous l’ai dit, je ne suis pas architecte. Je dessine ce que je veux, je me laisse aller. Ensuite, les techniciens du studio s’emparent de mes idées et se débrouillent pour les réaliser. Chez Quinze & Milan, 1 plus un égale 3. C’est cela, la synergie. Mais en Belgique, c’est très difficile car nous sommes vraiment coincés par toutes les règles urbanistiques. Je garde mes distances par rapport au studio pour mieux pousser les architectes, les ingénieurs qui y travaillent au-delà des limites. Pour les Cityscape, c’est pareil : je crée la maquette, mais pour réaliser cela grandeur nature c’est autre chose.

Un projet comme celui-là justement, éphémère par essence, n’est-ce jamais frustrant ? Car au bout de l’aventure, il n’en reste rien…
C’est ça qui est magnifique : oser recommencer chaque fois tout à zéro. Dans le cas du Cityscape de Bruxelles, le bois utilisé sera recyclé à 100%. Lorsque nous avions construit une structure de ce genre en 2006 dans le désert du Nevada, nous l’avions réduite en cendres. Au bout du compte, il reste toujours le souvenir. C’est beau un souvenir : c’est un peu comme un rêve. On en a tiré un film. Un livre aussi. L’homme est un animal compliqué : c’est une bête de luxe. Plus on vit dans le confort, moins on a peur de se mettre en danger. A ce titre, des projets comme Burning Man ou Cityscape, cela fait un bien fou d’y participer. Et il y en aura d’autres : à Paris, Berlin et puis New York.

Oser prendre des risques, comme vous dites, c’est plus facile quand on a derrière soi une structure comme le studio qui vous suit, non ?
Oui, mais cela m’a pris des années. J’ai sué pour monter tout cela. C’est dur de dire stop même si on est malheureux. Je sais que ce n’est pas facile de changer de chemin. Je fais ce pas tous les jours. Il faut avoir confiance en soi, oser rêver tout haut, s’exprimer, faire part de ses envies. C’est maintenant que cela commence. Je peux me mettre à jouer.

Visiblement, vous prenez du plaisir à scénographier vos installations. Vous n’avez jamais voulu réaliser un film de cinéma ou monter un spectacle, diriger des comédiens ?
C’est vrai que la scénographie et la mise en scène ont énormément d’importance dans mon travail. J’aime mettre en scène ma galerie, dans les moindres détails, jusqu’à la musique qu’on y diffuse. J’adore regarder un opéra. Un film de Fellini ou de Tim Burton. Ça m’amuserait d’être acteur, ça oui, pourquoi pas. Mais pour réussir un bon film de fiction, il faut un scénario, des effets spéciaux. Je ne me vois pas faire cela, ce n’est pas mon truc. Je me contente de créer mes petites histoires à moi, sur YouTube, mais c’est personnel.

Comme la plupart des designers aujourd’hui, vous voyagez énormément. Arrivez-vous à vous poser là où vous passez ?
C’est vrai que je reste rarement plus de trois semaines au même endroit, même ici, au bout d’un certain temps, j’ai envie de bouger. Mais en réalité, le lieu dans lequel je me trouve importe peu. Ce qui compte pour moi, ce sont les gens. Pouvoir profiter de tout ce qui m’entoure. J’aime goûter à tout, des frites aux sushis. Vivre à fond. On n’a qu’une vie ! Si, à 60 ans, je me retrouve dans un parc à donner du maïs aux pigeons, je veux avoir des histories à raconter (rires). Non, de toute façon, je ne serai sans doute jamais assis dans un parc à nourrir des pigeons. Le feu ne sera pas éteint.

Bien sûr, vous serez aussi à Milan, cette année…
Oui, le Salon du meuble de Milan, pour un designer, c’est un passage obligé. Ce n’est pas une ville que j’aime particulièrement même s’il y a là-bas des endroits que je retrouve avec plaisir (lire page XX). Je serai sur la foire, bien sûr, pour présenter les nouveaux produits de Quinze & Milan – notamment une nouvelle version de Primary Pouf – mais aussi les meubles que je dessine pour Moroso. Et dans la zone off de Zona Tortona, j’ai conçu un pavillon japonais pour le Crystal Palace de Swarovski. Un écrin pour y présenter aussi des luminaires exclusifs.

Propos recueillis par Isabelle Willot

www.arnequinze.be

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