Betty Halbreich, ou la Fashion Therapy dans la peau

© SDP

À 88 ans, elle exerce toujours la fonction de personal shopper pour le grand magasin de luxe Bergdorf Goodman, à New York. Parmi les personnalités qu’elle a habillées : Lauren Bacall, Meryl Streep et les filles de Sex and the City.

Son bureau est caché dans un coin du troisième étage, derrière la collection Rick Owens. Au mur, on peut lire : « Solutions – Betty Halbreich ». « Ceci n’est pas une pharmacie, dit-elle en s’excusant. Une pharmacie propose de vraies solutions. » Comment définit-elle son job, dès lors ? Apprendre aux femmes à bien s’habiller ? « Ça, je n’en sais rien. Je leur montre comment elles peuvent s’habiller « confortable ». Et comment trouver du plaisir à se vêtir. La plupart des gens n’ont pas la moindre idée de la manière de s’y prendre. Je les aide sans rien imposer. »

On est loin des scènes à la Trinny & Susannah, émission de télé britannique où la tenue d’une femme est démolie de la tête aux pieds avant d’être reconstruite. « Hier, une dame venait pour la première fois. Elle avait une peur bleue. C’est fréquent. Je pense que mon grand âge n’y est pas étranger. »

A moins que ce ne soit son honnêteté ? « Oh, sans doute m’a-t-elle déjà fait perdre quelques clientes. » Isaac Mizrahi, ancien créateur de mode, raconte une anecdote éloquente dans Scatter My Ashes at Bergdorf’s (2013), un documentaire qui relate la vie du magasin légendaire. Betty se trouve dans les cabines d’essayage avec une cliente. Elle lui fait essayer une robe mais n’est pas convaincue et lui ordonne de l’enlever immédiatement pour changer aussitôt d’avis et lui dire : « Achetez-la ! C’est moins grave que la tenue que vous aviez en entrant. »

Ce film, Betty l’a oublié : « Je ne m’en souviens plus du tout. Pendant tout le tournage, j’avais la tête à l’envers. » Pourtant, le documentaire a fait de cette personal shopper inconnue la vedette qu’elle est aujourd’hui. « Lorsque je traverse le magasin, des femmes viennent vers moi et me demandent « Are you Betty ? » Elles n’ajoutent jamais le nom de famille, car elles sont incapables de le prononcer ! »

UNE AUTRE VIE

Souvent, les gens lui parlent également du livre I’ll Drink to That, son honnête et savoureuse biographie dont le New York Times fit un best-seller. « J’ai eu une autre vie, vous savez… », dit-elle sans la moindre amertume. Enfant unique, elle a grandi dans le Chicago des années 30. Son père gérait plusieurs grands magasins vestimentaires, et la famille vivait dans le luxe. Petite fille timide (« Ma mère parlait pour moi », confie-t-elle), Betty adorait jouer dans l’énorme garde-robe de sa maman. Son mariage avec le richissime Sonny Halbreich était presque l’exacte copie de son enfance dorée : elle passait son temps à faire les boutiques dans sa ville d’adoption, New York, et à faire la fête avec la haute société. « Je menais une vie de maison de poupées, raconte-t-elle. J’avais peur de tout et c’est à peine si j’osais quitter mon appartement. »

Outre deux enfants, un cuisinier et un chauffeur, elle avait aussi un conjoint infidèle. Un jour, dans leur gigantesque loft de Park Avenue, Betty s’est ouvert les veines, même si cela ne lui a jamais ramené son mari. Ce qui l’a sauvée ? Des heures de thérapie et, surtout, Bergdorf Goodman. « Cet endroit est devenu pour moi un havre de sécurité. Soyons clairs : je l’ai utilisé, et il m’a utilisé. Mais je ne sais pas qui dirige l’autre. » Elle avait presque 50 ans lorsque le patron de Bergdorf Goodman lui a proposé un job. « Parce que je savais m’habiller. Je n’avais pas de CV. » Depuis, elle est au service de cette haute société dont elle faisait partie autrefois. « Le magasin me donne un but et une distance sûre pour observer toutes les personnes de mon passé poursuivre leur route sans moi. »

UNE AMITIÉ SPÉCIALE

Plusieurs fois, au cours de notre entretien, Betty se dit conservatrice, dénonçant la longueur des jupes, les designers qui ne créent plus de robe à manches ou les chaussures provoquantes à semelles rouges signées par Louboutin. Son look à elle n’a pourtant rien de conservateur : cheveux gris coupés court, eye-liner parfait et pull noir avec un motif à paillettes. Fait étrange, pourtant : son amitié avec Lena Dunham. Comment une femme connue pour son goût vestimentaire peut-elle s’entendre à merveille avec une jeune fille qui, dans la série télé Girls (produite par HBO), apparaît plus souvent dévêtue qu’habillée ? « Je dois avouer que je n’ai jamais vu ce feuilleton. Je suis trop cheap pour m’abonner aux chaînes payantes américaines… »

Betty nous emmène voir son tableau pense-bête où figure en bonne place une photo de l’actrice faisant des grimaces avec son ami, le musicien Jack Antonoff. « I love Lena. Nous déjeunons souvent ensemble et nous avons beaucoup de connaissances en commun. C’est ce que j’appelle la géographie juive : le courant est passé tout de suite. Je ne vois pas Lena de la même manière que le reste du monde. Je la considère comme ma super maline petite-fille. »

« UNE MÉCHANTE SORCIÈRE »

Deux à trois millions de dollars : c’est le chiffre d’affaires annuel de Betty Halbreich Solutions. Mais elle préfère parler de sa « million dollar view ». Derrière les orchidées qui s’épanouissent sur son appui de fenêtre, son bureau donne sur Central Park, sur le superbe Plaza Hotel et sur la cinquième avenue. « Cette fenêtre m’a sauvée, confie-t-elle lorsqu’elle voit nos yeux s’écarquiller. Il existe un monde en dehors des paillettes. Imaginez que je ne m’occupe que de vêtements : quel ennui ! »

Elle nous conduit vers le magasin. « Vous allez voir comme il est impressionnant. Pas étonnant que certaines personnes craignent d’y entrer. » Sur son passage, elle salue chaque personne, des repasseuses dans l’entrepôt à l’employé chargé d’acheter les collections. « Vous savez, je suis la plus âgée chez Bergdorf. Et de loin. Le nombre de directeurs que j’ai vus défiler ! Ils ont tous la trouille vis-à-vis de moi et me considèrent comme une méchante sorcière, et c’est ça qui est rigolo. Certains collègues me détestent, j’en suis sûre. Ils se demandent ce que fait cette vieille femme ici. Je ne m’embarasse pas de cela. Et s’ils ont quelque chose à y redire, j’ai toujours une réponse à leur servir. Cela me donne un sentiment de sécurité. J’ai la chance d’être une dame un peu barjo. » Entre-temps, les vêtements s’accumulent dans les mains de Betty. C’est son job, c’est ce qu’elle fait tous les jours : parcourir les sept étages du magasin, des tas de fringues sur le bras gauche. « Mon docteur me demande si je fais assez d’exercice. » En narratrice accomplie, elle s’interrompt pour produire un effet maximal. « Pour toute réponse, je plonge mon regard dans le sien. »

TROIS GÉNÉRATIONS

Nous la suivons de Rag & Bone à Chanel. A croire qu’elle sait où se trouve la moindre pièce dans cette gigantesque garde-robe. La moindre tenue de soirée, le moindre bracelet. « Chaque fois que je traverse le magasin, je le regarde avec d’autres yeux. Ceux d’un consommateur en particulier. C’est la beauté de ce que je fais : ma cliente sait que je ne pense qu’à elle en choisissant un vêtement. Le luxe de l’attention personnelle. On n’a pas besoin de tous ces habits. Mais ils aident à affronter le monde. Je suis une psychologue amateur. »

Dans les cabines d’essayage sobres qui jouxtent le bureau où Betty reçoit le beau monde new-yorkais et d’innombrables célébrités, elle prépare les vêtements pour sa cliente du lendemain. Celle d’aujourd’hui se trouve déjà dans l’autre cabine. « Une petite jeune fille, dit Betty. J’habille aussi sa mère et sa grand-mère. Trois générations ! Le plus grand défi consiste à convaincre les anciennes – ou ce qu’il en reste – de se rendre dans la cabine d’essayage, avec leurs déambulateurs et leurs chaises roulantes. » La mère de la jeune femme entre dans le bureau, un chemisier blanc à la main. Betty la salue et fait semblant de ne pas voir le chemisier. « Je n’ai rien pour vous », lui lance-t-elle. « J’ai trouvé un chemisier blanc de Theory qui me plaît », répond la mère. « Je connais votre garde-robe, vous n’avez pas besoin de chemisier blanc, rétorque Betty. Remettez-le en rayon ! »

I’ll Drink to That : A Life in Style, with a Twist, par Betty Halbreich & Rebecca Paley, Penguin Press, 304 pages (en anglais).

PAR LEEN VAN SEVEREN

Qui est Betty Halbreich ?

Naissance en 1927 à Chicago.

En 1947, elle épouse Sonny Halbreich, propriétaire d’une entreprise textile, dont elle aura deux enfants : Kathy et John.

En 1976, elle entre au service de Bergdorf Goodman en tant que personal shopper. Elle est la plus âgée des employés du magasin de luxe.

Meilleur conseil : « Lorsque vous essayez de nouveaux vêtements, vous devez être convaincu immédiatement. Rien ne s’embellit à force de le regarder dans une glace. »

A suivre : Lena Dunham, son amie comédienne, prépare une série basée sur les mémoires de Betty Halbreich.

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