Chanel

Gabrielle Chasnel est née, dans l’illégitimité, à Saumur (Maine-et-Loire), le 19 août 1883, d’un père cévenol et d’une mère paysanne et auvergnate. La mort prématurée de celle-ci conduisit ses filles chez les soeurs d’Aubazine (Corrèze), où les abandonna leur père, puis chez les chanoinesses de Moulins (Allier). S’il est un mot qu’il ne fallait pas prononcer devant Chanel, c’était bien celui d’orphelinat. Et l’on ne peut s’empêcher de rire à certaines pages des Mémoires de Coco où Louise de Vilmorin, « autobiographe » désignée, construit un puzzle aussi poétique qu’improbable de tantes riches et de servantes malveillantes. En revanche, lorsqu’elle insiste sur le besoin de liberté de Chanel et son horreur de la pesanteur – « En voulant m’alléger, j’ai allégé la mode » – on n’est pas loin du compte.

De la pugnacité, il lui en a fallu pour vaincre tous les enfermements auxquels la condamnait sa double condition de femme et d’orpheline nécessiteuse. Le mariage précoce – et pauvre, bien sûr – elle s’en garde farouchement. L’emploi modeste, elle n’y coupe pas et devient commis dans une maison de layette, toiles et mercerie. Pour en sortir, elle joue au caf’ conc’ et reçoit son surnom des deux chansonnettes qu’elle pousse sans grand talent: Ko-ko-ri-co et Qui qu’a vu Coco? Echouant à s’affranchir sur les planches, elle arrive à partir, dans les bagages d’un gentleman-rider qui va lui faire découvrir la vie de château et les plaisirs du sport.

La voici à 25 ans cavalière et cocotte. Le terme l’aurait révulsée; la réalité est là, qu’elle sent assez pour la nier par ses attitudes et ses toilettes. C’est à cette époque, en effet, que Chanel commença de « faner l’avant-guerre » (Paul Morand), en montant en culotte de lad, en piquant à ses amis leurs tricots et leurs raglans, et en arborant pour sortir petite veste cintrée, canotier, cravate et col blanc, à une époque où les femmes ne sortaient que pour promener leurs aigrettes, leurs falbalas et leurs bijoux. Chanel ne ressemble à personne. On parlera beaucoup de son « chic pauvre », et Morand, avec plus de profondeur, de son « paupérisme rageur ».

Ce qu’elle a commencé à faire pour elle, elle le propose bientôt aux autres. Son indépendance passe par le travail, et « Boy » Capel, le ténébreux Britannique qui succéda au premier protecteur de Gabrielle, le comprend. En 1909, elle a un atelier de modiste en étage et, en 1916, avec l’aide de son amant, trois boutiques – à Deauville, à Biarritz et à Paris – et 300 ouvrières. Ses modèles de couture, comme ses chapeaux, connaissent un succès immédiat. Car à son talent s’ajoute le génie du moment. Elle-même a très bien compris que son temps était arrivé, que la guerre enterrait la Belle Epoque et, avec elle, les splendeurs du second Empire.

Chanel va traduire plastiquement les nouvelles aspirations des femmes. D’une guerre à l’autre, elle « fait » la mode. Elle ne se contente pas d’inventer de nouvelles formes – les capes sport, les jupes à boutonnage latéral, les sweaters, les pyjamas de plage, la blouse de moujik, la petite robe noire – elle utilise aussi des matériaux (le jersey) et des accessoires (le béret basque) jusque-là méprisés. Et ces « coups de mode », qui scandalisent autant qu’ils séduisent, s’enchaînent jusqu’à former un style cohérent où se lit le bouleversement des codes: elle fait entrer dans la garde-robe féminine des éléments et des détails du vestiaire masculin et elle ose aussi les références au travail – la marinière des pêcheurs normands ou le gilet rayé des valets de chambre.

Lorsqu’elle revient, en 1954, après avoir fermé sa maison en 1939 et s’être fait oublier en Suisse après la Libération, ses tailleurs font figure de manifestes. Ils donnent aux femmes ce qu’elle a toujours voulu pour elles: l’allure, le confort et le détachement. Perfectionniste « à en mourir », Mademoiselle pense à tout, à l’escarpin bicolore, qui allonge la jambe et raccourcit le pied, comme au catogan, qui fait la tête bien nette et ajoute au maintien.

Mais l’âge est là et, peu à peu, les ciseaux de la révolution ne servent plus qu’à couper l’uniforme de la haute bourgeoisie. Coco Chanel peste contre la minijupe et les libertés qu’elle n’habillera pas. Lorsqu’elle meurt, en 1971, la maison entre dans une espèce d' »arrêt sur image ». Mais tout va bien: le N° 5 continue sa carrière, les clientes restent fidèles à la couture et Philippe Guibourgé s’occupe avec talent du prêt-à-porter, que la maison découvre en 1978, avec un peu de retard… Tout va bien, mais c’est une régence, qui maintient sans le résoudre le vrai problème: celui de la succession. Elle va échoir, en 1983, à Karl Lagerfeld. Ce dernier dépoussiérera l’honorable maison dans le plus pur esprit Chanel.

Martine Marcowith

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