Frédéric Guelaff: Un certain regard

Il est entré dans la mode par effraction. Vingt-deux ans plus tard, Frédéric Guelaff la filme encore parfois mais par des chemins de traverse – des courts métrages étranges et beaux pour la créatrice Wies Schulte ou des capsules erratiques et voyageuses pour Louis Vuitton. Et si ces films parlaient de lui ? Portrait.

Il est entré dans la mode par effraction. Vingt-deux ans plus tard, entre deux projets personnels photo et cinéma mêlés, Frédéric Guelaff la filme encore parfois mais par des chemins de traverse – des courts métrages étranges et beaux pour la créatrice Wies Schulte ou des capsules erratiques et voyageuses pour Louis Vuitton. Et si ces films parlaient de lui ? Portrait.

Ce devait être au siècle dernier, en 1988 peut-être, dans la Cour Carrée du Louvre, un jeune cinéaste presque autodidacte assiste « estomaqué » à son premier défilé de mode – Yohji Yamamoto règle le bal, on croirait « une messe ». « Ce silence-là m’a plu, se souvient Frédéric Guelaff, ce rapport au silence, aux détails, aux choses qui ne se voient pas. » Son cinéma en gardera des traces – cette façon presque organique de cadrer l’invisible, un visage, le vent dans les arbres, une certaine dilatation du temps.


Se faire un film
A quel moment se dit-on « c’est exactement cela que je veux faire quand je serai grand » ? Parfois, on ne sait plus, parfois, il n’y pas d’instant précis, mais une succession infinitésimale de petites choses décisives. Grandir à Antibes à la fin des années 60, s’embarquer pour Lomé, Togo, à 12 ans et demi, parce que votre père y est en poste. « Ne pas comprendre pourquoi on est là, à mille encablures de la petite Côte d’Azur très proprette, bien droite dans ses bottes », en avoir des premiers souvenirs « assez intéressants, traumatisants », trouver aussi que « l’Afrique, c’est vivant ». Pourtant, ce n’est pas dans ce choc-là « visuel, culturel, émotionnel » qu’il faut voir un ferment d’envie. Plutôt sur une pochette de disque, un 45-tours avec la photo d’un cow-boy dans un long manteau bardé de bâtons de dynamite, la musique d’Ennio Morricone, pour Il était une fois la révolution, réalisation Sergio Leone. « J’étais tellement fasciné que j’ai inventé le film en regardant la pochette et en écoutant la musique des milliards de fois. Surtout ce morceau où cela siffle, c’est très beau… » Il dit sans rire que c’est cet air-là qu’il veut entendre quand il mourra ; en attendant, Frédéric Guelaff le passe en boucle dans sa voiture, ça énerve ses enfants.


L’envers du décor
Le déclencheur, ce n’est donc pas un film, mais « l’absence de film ». L’imagination en guise de compensation. Frédéric Guelaff s’invente des histoires, cela lui restera. Même quand il filme le travail d’un Yohji Yamamoto, d’une Wies Schulte pour INDRESS, d’une Annie Leibovitz ou d’un Francis Ford Coppola pour Vuitton. « Je ne peux pas être dans les traces d’un créateur sans avoir ma part d’histoire à raconter… Comment traduire cette vision que j’ai ? Comment, à mi-chemin, croiser nos histoires… C’est cela qui m’intéresse le plus, ces croisements. » Or, justement, des croisements, il en a connus dans sa vie. Retour d’Afrique en 1987, école d’attaché de presse à Paris, rêve de cinéma, immersion chez Total, service audiovisuel, où il découvre l’univers des films d’entreprise, on ne disait pas encore corporate à l’époque, et où un tandem très Laurel et Hardy lui apprend le métier. Stage concomitant chez Yohji Yamamoto, qui aurait dû le voir faire des photocopies et remplir des caisses, mais parce qu’il propose de filmer tout, le travail, les collections, les répétitions, et que « contre toute attente », la réponse est oui, il ne lâche plus sa caméra. « Yohji était très timide, moi aussi, je me tenais à distance. Quand j’ai eu fini le montage, quatre ou six mois plus tard, je l’ai montré, Yohji a aimé le film, il a dit « dorénavant, il faut que tu fasses toujours cela ». » Adoubement. Sans le vouloir, Frédéric Guelaff est entré par effraction dans ce monde-là. Il signe alors des cartes blanches, images et sons maison, pour Martin Margiela, Jean-Charles de Castelbajac, Angelo Tarlazzi, Kenzo. Sa caméra lui sert à montrer « l’envers du décor », « les moments où il ne se passe rien, ce sont toujours les plus forts », et à tenter de trouver la réponse à cette question insensée, « comment les choses se fabriquent-elles, c’est quoi le miracle ? ».

Ne pas se perdre

A l’aube du nouveau millénaire, il quitte ce territoire-là de la mode, des défilés, des backstages, prend le temps de digérer les leçons de cinéma de ses maîtres – Ozu, Cassavetes, Antonioni, Satyajit Ray -, expose des photographies, des vidéo d’art, des créations, qui « l’éclairent » et lui donnent une liberté totale (filmer un arbre ou une comédienne sans autres buts avoués que de les filmer). Il s’attaque à son premier court métrage, comprend qu’il aime définitivement cadrer les femmes, leur mystère. Et puis il travaille aussi beaucoup pour l’industrie du luxe. Il tourne des films institutionnels en 16 mm et en 35 mm, question de texture, c’est plus beau, certes plus cher, mais différent, cela saute aux yeux, même sur le net. La campagne Journeys-Louis Vuitton, par exemple, pas tout à fait de la pub stricto sensu car les films sont plus longs, ils durent de trois à dix minutes et sont plutôt destinés aux internautes, aux journalistes, à la communication interne. Voilà pour les contraintes, pour le reste, liberté totale. Depuis trois ans maintenant, Frédéric Guelaff met donc en image les traces des errances londoniennes de Keith Richards, le Los Angeles de Francis Ford Coppola, la conversation de trois astronautes revenus de l’espace, les yeux dans la lune ou la silhouette d’Annie Leibovitz shootant le danseur Mikhail Baryshnikov. Avec cette élégance qui n’appartient qu’à lui. Parfois vertigineuse.

Des films d’amour
Depuis presque toujours, Frédéric Guelaff travaille en équipe, c’est son modus operandi, peut-être même son modus vivendi. Mathieu Baillot pour la musique, Fred Noël pour le montage, une poignée d’actrices pour crever l’écran, Adèle Haenel surtout. Alors pour mieux signer ses petits chefs-d’oeuvre surnaturels qui, deux fois par an, racontent la collection INDRESS de sa femme Wies Schulte, il les rassemble tous, complices, ne prépare pas grand-chose et finit toujours par « trouver des images qui répondent à l’imaginaire de Wies », à s’ « inscrire dans son histoire ». On y voit le vêtement, évidemment, mais c’est finalement secondaire. A l’image du dernier court métrage pour ce printemps-été 2010, baptisé The Phantom Kiss, tourné à San Francisco, comme un condensé de poésie, avec quelques belles fantasmagories et un certain mystère féminin. Il dit : « Ce ne sont pas des films de mode, mais presque des films d’amour. »
Aujourd’hui, il vient tout juste de terminer le huitième opus pour INDRESS et l’hiver prochain, attend de voir en salle, dans les festivals, format oblige, son premier « vrai » moyen métrage titré Les grandes forêts, écrit un long métrage, replonge en art plastique. « Affirmer un regard, une voix, dit-il, cela prend du temps. » Frédéric Guelaff n’est plus là par effraction.

Par Anne-Françoise Moyson / Photos : Frédéric Guelaff

Visionnez le film Phantom Kiss

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