Les chaussures pour hommes se décoincent

Longtemps pétri de codes et de classicisme, le soulier d’homme semblait timide comparé à son pendant féminin. Mais, depuis quelques saisons, il marche d’un pas neuf.

Les chaussures pour hommes se décoincent
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Gonflées, presque amphibies chez Acne, amas de lacets emmêlés chez Hood By Air, rafistolées façon Frankenstein pour Kenzo, sandales fourrées de longs poils chez Gucci, Moonboots en peau retournée chez Moschino, bottines à talons hauts pour Saint Laurent. Le cru automne-hiver 15-16 des chaussures masculines est pour le moins haut en couleur. Cette variété inédite reflète une évolution récente dans le vestiaire de l’homme : la chaussure a brisé son carcan.

Les chaussures pour hommes se décoincent
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Longtemps, la famille des souliers pour homme s’est scindée en deux clans. La chaussure de ville et la basket. Soit vous étiez un inconditionnel de l’une ou de l’autre, soit les occasions de les porter étaient soigneusement délimitées. Mais ces deux chemins s’empruntaient sans presque jamais se croiser. Au milieu, un gouffre. Aujourd’hui, il est enfin comblé et une diversité incroyable de souliers hybrides, aux volumes nouveaux, se construit saison après saison. Sur les podiums, mais aussi dans la rue. « Un vrai créneau s’est ouvert entre la derby noire lambda et la basket, confirme Guillaume Salmon depuis le laboratoire d’observation qu’est Colette, à Paris. Une clientèle s’est engouffrée dans la brèche ouverte par les créateurs qui proposaient des modèles moins classiques. »

Kenzo
Kenzo© dr

Mais, si les souliers audacieux ont d’abord attiré les stars et les créatures de mode, aujourd’hui leur démocratisation est galopante. Non seulement les garçons n’ont plus peur d’assumer des goûts différents mais ils aiment que cela se voie. Ce qui pousse les créateurs de souliers à sortir des sentiers battus. Un cercle vertueux en quelque sorte.

Une matière mouvante

Depuis 2005, Scott Schuman scrute les styles de la rue derrière son objectif et les compile sur son blog, The Sartorialist. Il parle d’une  » révolution de la mode », axée notamment autour d’une évolution des genres. « Les mecs assument beaucoup plus facilement leur côté féminin, comme le montre l’essor des sandales, par exemple », explique-t-il. Avant d’ajouter : « L’émergence des pays orientaux, Japon, Chine, Corée, a facilité cette révolution, car la manière de représenter sa masculinité y est plus fluide. »

Le sac a détrôné la chaussure ces dernières saisons. Mais certains misent sur les deux tableaux.
Le sac a détrôné la chaussure ces dernières saisons. Mais certains misent sur les deux tableaux.© dr

Dans le monde verrouillé de l’uniforme masculin, on a longtemps cru que la fantaisie viendrait du sac, annoncé comme un accessoire phare. Mais, avec la miniaturisation des outils de travail et la dématérialisation des données, la tendance patine un peu.  » Le sac est sur un registre plus utilitaire, un standard de garde-robe, plutôt qu’un signal de mode comme l’est devenue la chaussure », décrypte Hélène Kassimatis, professeur à l’Institut français de la mode, spécialisée dans l’accessoire.

Prada
Prada© dr

Mais qui sont ces nouveaux hommes qui osent mettre la fantaisie à leurs pieds ? « Ils ont grosso modo entre 25 et 40 ans, analyse une vendeuse Prada d’un grand magasin parisien. Un client qui travaille dans la banque nous achète régulièrement des mocassins classiques, mais il est venu choisir le modèle avec la semelle géante en caoutchouc cranté pour le porter le week-end. »

« Ils viennent parfois trois ou quatre fois avant de se décider à acheter leur première paire, mais, ensuite, ils reviennent chaque saison », note Benjamin Caron, qui a lancé, avec Isabelle Guédon, Adieu, une marque de souliers de ville taillés dans des cuirs précieux, mais perchés sur une semelle en crêpe, inspirée de celle des Creepers.

Prada
Prada© dr

Parfois, pourtant, la greffe ne prend pas. « Régulièrement, des clients nous rapportent des modèles parce qu’ils n’arrivent pas à les assumer, ou se sont fait taquiner », poursuit une autre vendeuse de chez Prada. Le choix a beau être plus large, l’objectif n’a pas changé, il s’agit toujours de trouver chaussure à son pied. A l’aune de la démocratisation récente de la mode masculine, le statut de la chaussure est à part. Elle a toujours été une matière mouvante, vivante, évoluant au gré des modes. C’était notamment le cas à l’époque de Louis XIV, qui portait des talons rouges pouvant mesurer une dizaine de centimètres, et avait lancé la vogue des rubans ou des dentelles sur les chaussures… vite adoptée par les courtisans désireux de s’approprier ce symbole de puissance. Le Roi-Soleil serait peut-être déçu de voir ce que portent les hommes, près de trois siècles plus tard.

Révolution par la sneaker

Si la préciosité et le dandysme n’ont pas complètement disparu, la tradition règne au tournant des années 2000. Le soulier fait partie de l’uniforme, au même titre que le costume. Les variations touchent une patine, un montage de semelle, mais les formes demeurent très classiques. Aucun pic de fantaisie jusqu’en 2010.

Reebook
Reebook© dr

La révolution s’est faite par la sneaker. Des modèles de créateurs, comme Pierre Hardy, l’ont anoblie à grand renfort de matériaux précieux, de jeux graphiques. Les marques de sport, Nike en tête, ont aussi pensé des modèles plus innovants. Sortie de son contexte utilitaire, la basket s’est retrouvée associée à une nouvelle silhouette urbaine : jeans, chino, parfois, même, costume. « La sneaker a défriché le terrain et démocratisé l’idée d’avoir quelque chose de voyant aux pieds », poursuit Hélène Kassimatis.

Rick Owens
Rick Owens© DR

Dans le même temps, les pantalons ont raccourci, ouvrant un boulevard à la chaussure masculine. Et puis, certaines chaussures ont tracé la voie du succès et changé la perception du soulier : Prada et ses derbys aux semelles compensées en corde, Rick Owens et Raf Simons, eux aussi avec leurs baskets hybrides, développées avec Adidas. Très inspirée de ce que le créateur imagine pour les femmes, à coups de clou et de mélanges de matières, la collection homme de Christian Louboutin a aussi été lancée courant 2010, créant un climat favorable. Cet alignement des planètes débouche ainsi sur l’explosion des codes et de la créativité tous azimuts.

Louis Vuitton
Louis Vuitton© dr

« J’étais chez Vuitton pendant cette période, les briefs des collections commerciales sont soudain devenus plus ouverts », raconte un designer chaussure qui a depuis changé de maison. Dior et ses aérations métalliques intégrées Alien ou encore les escarpins perchés sur talons compensés J.W. Anderson en 2014, les bottes mexicaines aux pointes démesurées de Comme des garçons l’été dernier… Les exemples se suivent mais ne se ressemblent pas.

De nouvelles marques prennent aussi la balle au bond comme les Italiens de Diemme et leurs chaussures de randonnée. Benjamin Caron et Isabelle Guédon racontent ce qui les a poussés à se lancer dans l’aventure Adieu en 2012 : « L’envie d’anoblir des chaussures populaires, les Creepers. » Semelles, volumes, lacets, matières, les combinaisons offertes sont toujours plus diverses. Messieurs, faites vos jeux !

PAR GINO DELMAS

LA PREUVE PAR 3

Prada
Prada© dr

1. Avec sa tige classique perchée sur une semelle compensée en corde empruntée à une espadrille, ce modèle Prada est depuis 2011 un incontournable de la marque, décliné en version hivernale avec une semelle cellulaire bicolore.

Nike
Nike© dr

2. Dans le club de moins en moins fermé des collaborations entre créateur de mode et marque de sport, peu ont eu le retentissement de la Nike Air Force One revisitée par Riccardo Tisci en 2014.

Acne Studio
Acne Studio© dr

3. Après le running et le basket, la randonnée et sa technicité ont aussi été une source d’inspiration fertile. Démonstration avec ce modèle Acne Studios (hiver 2015).

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