Les créateurs et leur mère, leur muse

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Inspiratrices, initiatrices, groupies ou tout cela à la fois, les figures maternelles sont les piliers de la mode. Récit et témoignages.

« J’avais 2 ans à la mort de mon père et, dans la société japonaise, il est particulièrement mal vu que les veuves portent des couleurs vives. Ma mère était donc vêtue de manière stricte. C’est elle qui m’a éveillé à la sobriété », confie souvent Yohji Yamamoto. Sa passion pour le noir et les étoffes patinées par le temps, sa façon d’envelopper les femmes dans des vêtements d’homme pour mieux les protéger… A l’origine du style Yamamoto était sa mère. Yohji ne s’en est jamais caché, racontant avec une tendresse infinie mêlée d’autodérision (lire plus bas), l’influence de sa génitrice sur sa mode, son idéal féminin, sur sa vie en un mot.

Un cas psychanalytique ? Non, juste une banale histoire de mode. « En quarante-cinq ans de métier, je n’ai pas connu de créateur qui n’aie l’image de sa mère dans sa tête ou dans son coeur, confirme Jean-Jacques Picart, consultant pour le luxe. Christian Lacroix, par exemple, entretenait une relation très forte avec la sienne. C’est elle qui lui a inspiré ses références à la Provence, car elle adorait s’habiller en Souleiado. » Sans parler du rapport très fusionnel de Riccardo Tisci avec sa maman, qui les a élevés seule et très modestement, lui et ses huit soeurs. Encore aujourd’hui, le directeur artistique de Givenchy avoue ne prendre aucune décision sans elle. Une place de reine lui est d’ailleurs réservée dans tous les défilés :  » Juste au bout du podium, précise-t-on au sein de la maison parisienne, pour être la première personne qu’il puisse voir quand il sort saluer. » Même Karl, à presque 80 ans, parle encore de Mme Lagerfeld mère, mais sans sanglot dans la voix. Très dure, cette anti-maman-poule l’obligeait à parler vite pour ne pas perdre de temps (d’où son débit mitraillette) et le réprimandait s’il ajoutait quelque chose dix minutes plus tard. Souvenirs d’un style

Comment expliquer l’importance de ces figures maternelles pour les créateurs ? En fait, ce sont elles qui souvent transmettent le goût de la mode à leurs enfants, de manière plus ou moins consciente. Une visite en famille chez la couturière, une manière d’accorder les couleurs et les matières avec un vrai sens pratique (Christophe Lemaire raconte comment cette vision réaliste du vêtement observée chez sa mère l’a influencé), une beauté naturelle très seventies doublée d’un militantisme en faveur des droits des animaux : celui de Linda McCartney, muse de sa fille Stella, créatrice veggie s’il en est… C’est bien autour de ces figures féminines primordiales que se cristallisent les premiers souvenirs d’un style, que prend forme une certaine idée de l’élégance. De Lucienne-Andrée Mathieu Saint Laurent, Yves a toujours dit : « C’est elle qui m’a donné le goût de la mode et de l’esthétisme. » Dans ses magazines, il piochera ainsi les modèles de ses croquis et c’est encore elle qui l’inscrira à l’âge de 17 ans au concours annuel du Secrétariat international de la laine, tremplin vers le succès. Première génitrice de créateur de mode célèbre, son omniprésence auprès de son fils a nourri aussi l’image parfois un peu fleur bleue de « créateur à sa maman »…

« Les mères ont souvent été les premiers mannequins, les confidentes de ces garçons sensibles. Ce sont elles qui croient, avant tous les autres, à la bonne étoile de leurs enfants et préparent le terrain auprès des pères, souvent effrayés par cette profession peu virile », poursuit Jean-Jacques Picart. La première machine à coudre d’Alexander Wang ? Un cadeau de maman, bien sûr (mais l’inverse, certes plus rare, est aussi vrai : Isabel Marant a reçu le même présent… de son père). Certaines adorent aussi jouer les groupies lors des défilés (Mme Scott, mère de Jeremy, commentant pour les journalistes le rouge à lèvres bleu des mannequins) ou les mères nourricières : celle de Carol Lim, la part féminine du duo créatif d’Opening Ceremony et de Kenzo, cuisine ainsi pour toute l’équipe en période de show.

Passage de relais

Mais il ne faudrait pas oublier ces femmes qui transmettent l’amour du métier. Car, c’est un fait, la mode est un gène très fort, surtout en Italie, grande tradition textile oblige. Ainsi des dynasties Missoni, rois de la maille zigzag (la fille Margherita est la muse de sa mère, Angela, qui poursuit l’oeuvre de sa mère, Rosita), ou de la maison romaine de fourrure Fendi. « Depuis que je suis toute petite, je suis toujours fourrée dans les ateliers. A l’époque, j’allais y faire mes devoirs, car c’était le seul moyen de voir ma mère, qui travaillait presque vingt-quatre heures par jour, nous confiait en 2011 Silvia Venturini Fendi, directrice artistique de la mode Homme. A mon tour, je suis très fière de ma fille (Delfina Delettrez, créatrice de bijoux) quand je réalise la façon dont elle a monté toute seule sa petite affaire. Incontestablement, il y a bien eu transmission du gène ! » Directeur artistique de Berluti, Alessandro Sartori se souvient aussi avec volupté du crissement des ciseaux dans l’atelier piémontais de sa mamma et des clientes, surprises pendant leurs essayages… Alors que, pour Hedi Slimane, le bruit de la machine à coudre de sa mère demeure associée à l’idée de dur labeur. Question d’histoire, de sensibilité. Ce qui est certain, c’est que, dans la mode, les filles ne sont pas plus influencées par leurs génitrices que les garçons. « Dans le style, la question du mimétisme est centrale, analyse Pascale Navarri, psychanalyste. Mais il s’agit moins d’une simple imitation visuelle que d’identification. C’est pour cela que les mères transmettent aussi beaucoup aux garçons par les regards qu’elles portent sur eux, par leurs relations avec les hommes de leur entourage. » Et le facteur culturel n’est pas innocent non plus. Riccardo Tisci ne déclarait-il pas qu’on ne peut comprendre l’allure des Italiens si on ne parle pas de leurs mères, car ce sont elles qui transmettent le sens du style à leurs fils, encourageant dès le plus jeune âge la coquetterie des ragazzi. Mais, chut ! c’est un secret de famille. A l’heure d’Instagram, les créateurs ont compris qu’il fallait protéger leurs mères des apprentis paparazzis. God save the mom.

Par Charlotte Brunel

Nathalie Rykiel, la mode en héritage « Ma mère, Sonia, ne m’a jamais incitée à la suivre dans la mode, mais il est vrai que nous étions très proches et partagions très souvent une même vision des choses. Lorsque j’étais enfant, c’est elle qui m’habillait, très « bon chic bon genre », petits manteaux à col de velours, gants blancs, chaussures à brides, etc. Adolescente, je me suis amusée – minijupes, pattes d’éléphant, make-up outrageux et elle n’a jamais bronché. Plus tard, quand mon style s’est affirmé, elle s’en inspirait. Je me souviens de son allure incroyable en toute circonstance. A Paris, à la campagne, on ne voyait qu’elle. Une image plus forte que les autres ? Elle, dans les années 60, posant, dans un de ses premiers tailleurs pantalon moulants de jersey noir, sur ses cheveux roux, béret et boucles d’oreille. Complètement actuel ! Son conseil de style que j’ai transmis à mes filles : ne pas suivre les modes mais essayer de comprendre qui on est, comment on est faite, pour savoir ce qui est juste ou pas pour soi…  »

Yohji Yamamoto, le lien fusionnel

« Ma mère avait décidé de ne pas se remarier. Beaucoup de veuves de guerre faisaient ainsi. Elles disaient : « Je vais me consacrer à mon fils. » C’était dur pour ma mère. Elle était couturière de quartier. Elle devait travailler seize heures par jour. Comme je trouvais cela injuste, j’ai commencé à me demander : « Qu’est-ce… qu’une femme ? » Ma mère m’a montré le courage des femmes qui travaillent. Je suis incapable de dessiner pour les Mme Tout-le-Monde qui existent à travers leur mari. Peut-être parce que je ne les comprends pas, ou qu’elles ne me séduisent pas. C’est ma faiblesse. Toutes les femmes de ma vie ont travaillé. Ma mère est là, toujours avec moi, dans ma tête, et dans ma vie. Nous habitons à deux minutes l’un de l’autre. Parfois, j’ai l’impression d’être son fils autant que son mari. Souvent, je me dis : « Yohji, assez ! » »

Alexis Mabille, le duo fils-mère

« Depuis l’âge de 8 ans, je rêvais de faire des vêtements, car j’aimais les tissus, l’ennoblissement. Mes parents ont décidé de me laisser vivre ma passion. Dès que j’ai lancé ma marque, j’ai eu envie que ma mère m’accompagne dans cette aventure et elle est devenue mon bras droit. Depuis que je suis tout petit, elle m’a laissé la liberté d’être excentrique. En retour, je la conseillais et l’habillais beaucoup. Ses tenues qui m’ont marqué ? Ses cuissardes à pompons Yves Saint Laurent, sa robe de mariée rouge à pois blancs, qu’elle portait avec une veste de chasse XVIIIe en velours noir, sa période Montana. Elle aime la mode et a toujours joué avec les bijoux, les accessoires. »

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