Les directeurs artistiques, ambassadeurs leurs propres créations

Jeremy Scott et Tom Ford font partie de cette génération de créateurs ambassadeurs de leur marque. © IMAXTREE/GETTY IMAGES

Il y a ceux qui s’affichent en total look. Et puis, ceux qui préfèrent faire profil bas. Quel que soit leur coefficient mode personnel, les directeurs artistiques sont de plus en plus nombreux à porter en public des vêtements de leur griffe. Si possible reconnaissables. Une manière comme une autre de se faire (bien) voir.

La jupe, signe distinctif du dressing de Jean Paul Gaultier.
La jupe, signe distinctif du dressing de Jean Paul Gaultier.© Getty Images

L’instant est furtif. Mais le salut final qui clôt traditionnellement les défilés en dit plus long qu’il n’y paraît sur la personnalité du créateur dont la collection vient d’être présentée. Qu’il soit du genre à bâcler une timide révérence pour mieux retourner en coulisses auprès de son équipe ou qu’il emboîte le pas de ses modèles pour un tour de piste triomphal, ce qu’il enfile pour se montrer fait aussi partie du show. Depuis que les défilés sont visibles sur le Net quasiment en temps réel, les stylistes qui décident – ou pas – de porter leurs propres modèles, avec plus ou moins de flamboyance selon les cas, voient désormais leurs choix vestimentaires scrutés et interprétés par les membres de la planète fashion. « La société de l’image dans laquelle nous vivons a conduit à la starification des créateurs de mode, note l’illustratrice Isabelle Oziol de Pignol, auteure d’une typologie des nouvelles icônes de style chères à la génération Instagram (*). La blogosphère a de plus en plus de mal à accepter qu’un créateur n’embrasse pas le style qu’il propose. Ceux qui jusqu’ici préféraient se mettre en retrait en adoptant un « uniforme » plutôt neutre – une manière pour eux de se concentrer sur leur travail qui consiste d’abord à habiller les autres -, doivent prendre la parole à travers leurs vêtements également. En optant par exemple pour des pièces emblématiques, aisément identifiables, lorsqu’ils savent qu’ils vont être photographiés. »

Le style Karl Lagerfeld, totalement indépendant de Chanel.
Le style Karl Lagerfeld, totalement indépendant de Chanel.© Getty Images

A force de respirer un air du temps biberonné au show-off, rares sont aujourd’hui les stylistes qui s’affichent délibérément dans une autre marque que la leur. « C’est certainement plus facile à assumer lorsque l’on est un homme qui crée des vêtements pour femme, poursuit Isabelle Oziol de Pignol. Je pense à Azzedine Alaïa, par exemple, dont le costume noir d’inspiration chinoise est devenu une véritable signature. Et bien sûr Karl Lagerfled qui s’habille en Dior Homme alors qu’il existe pourtant une ligne masculine qui porte son nom. Mais il est complètement hors catégorie ! Car il est devenu une marque en soi. » Un personnage, même, reconnaissable au point d’être devenu son propre produit dérivé sans que la marque qu’il a engendrée ne soit mise au service de la garde-robe de son fondateur.

UN UNIFORME DE TRAVAIL

« J’ai toujours pensé qu’il y avait deux types de créateurs, analyse le fashion gourou bruxellois Didier Vervaeren. Ceux qui entretiennent un rapport narcissique très fort à l’égard de la mode et se lancent dans ce métier pour se créer des vêtements qui leur plaisent. Et puis ceux qui ambitionnent avant tout d’habiller les autres. Ils sont en général plus discrets – je pense à Jonathan Anderson notamment – comme pour mieux signifier la distance qu’ils ont par rapport à leur travail. Quelqu’un comme Rick Owens, en revanche, a un lien beaucoup plus égocentrique vis-à-vis de son job, ce qui en fait de facto le parfait ambassadeur de sa griffe. »

D'autres, à l'instar de Dries Van Noten portent également leurs créations mais privilégient la sobriété lors des shows, réservant l'excentricité à certains grands événements.
D’autres, à l’instar de Dries Van Noten portent également leurs créations mais privilégient la sobriété lors des shows, réservant l’excentricité à certains grands événements.© Imaxtree

Chez les Belges ou assimilés, on retrouve bien sûr des profils appartenant aux deux catégories. « Alors que je définirais plutôt mon style comme constant, je prends régulièrement le temps d’imaginer des vêtements et de les faire fabriquer rien que pour moi dans nos usines », confie Dries Van Noten. Adepte incontestable de la sobriété à la fin de ses défilés, il lui arrive pourtant d’enfiler des pièces résolument « DVN » – un pantalon fleuri, un foulard – dans des circonstances plus exceptionnelles. Kris Van Assche, actuel directeur artistique de Dior Homme, s’est également constitué au fil des années un dressing puisant dans les collections de la maison parisienne mais aussi de sa griffe éponyme jusqu’à ce qu’il la mette en mode pause, en mai de l’année passée. « J’ai toujours porté ce que je faisais mais cela ne veut pas dire pour autant que je crée en pensant à moi, insiste-t-il. C’est une nuance très importante car si je ne créais que pour moi, ce serait beaucoup trop classique. Chaque saison, je choisis des pièces qui me correspondent et que j’endosse finalement un peu comme un uniforme de travail. Je passe à peu près 30 secondes le matin à décider de ce que je vais mettre, ça va très vite. J’ai une base de vêtements que je peux combiner sans me poser de question parce que je sais qu’ils me vont. Cette attitude me permet d’avoir une saine distance par rapport au reste de la collection. »

Haider Ackermann, adepte de la longue écharpe, crée aussi ses vêtements.
Haider Ackermann, adepte de la longue écharpe, crée aussi ses vêtements.© Getty Images

Son confrère et ami Haider Ackermann ne sort jamais de chez lui sans s’enrouler dans une maxi écharpe ou un foulard chatoyant – il en possède des centaines – à la manière d’un talisman. Lui dont la ligne masculine n’existe que depuis cinq saisons ne se privait jamais auparavant de puiser dans les soies et les brocarts de son label Femme pour s’y faire couper un pantalon. « Lorsque j’ai présenté mes premiers modèles homme, tout le monde me disait que ces silhouettes me ressemblaient, se souvient-il. Cela m’a paru tellement égocentrique que j’ai tenu, l’hiver suivant, à proposer des pantalons étroits que je ne pourrais pas porter moi-même. J’ai essayé de me mettre en décalage par rapport à celui qui pourrait acheter mes vêtements. » Un homme fantasmé, en quelque sorte, dont le créateur reste malgré tout assez proche, quoi qu’il fasse.

Une attitude empruntée aussi par Alessandro Michele, low profile lors des défilés Gucci mais n'hésitant pas enfiler une de ses pièces flamboyantes à d'autres occasions.
Une attitude empruntée aussi par Alessandro Michele, low profile lors des défilés Gucci mais n’hésitant pas enfiler une de ses pièces flamboyantes à d’autres occasions.© GETTY IMAGES

S’habiller le matin a toujours été pour Jean-Paul Lespagnard un moyen d’expression, d’expérimentation, déjà bien avant qu’il ne lance sa propre griffe. « Je vois mon corps comme une sorte de laboratoire, confie-t-il. Lorsque j’enfile un vêtement, je ne suis pas en représentation. Je vois mon corps comme un objet d’étude. J’utilise les réactions que j’entends autour de moi dans ma création, c’est une véritable philosophie de vie. » Dans son atelier pourtant, il ne se projette pas d’emblée dans ce qu’il crée. « Ce n’est qu’une fois que les prototypes arrivent au showroom que je passe ma commande. J’achète beaucoup ! Ce que je ne mets pas moi-même, je l’offre et cela me fait plaisir aussi. Je chine encore énormément – je me bloque du temps pour cela – mais je n’imagine pas ne pas porter mes créations. J’ai besoin de sentir moi-même comment elles vivent, comment on bouge dedans. Je le fais pour moi et certainement pas dans un but marketing. Je ne me forcerais jamais à revêtir ma griffe pour la vendre. »

D'autres, à l'instar de Dries Van Noten portent également leurs créations mais privilégient la sobriété lors des shows, réservant l'excentricité à certains grands événements.
D’autres, à l’instar de Dries Van Noten portent également leurs créations mais privilégient la sobriété lors des shows, réservant l’excentricité à certains grands événements.© Getty Images

Longtemps relégué dans le camp des super discrets adeptes du no logo et surtout pas du leur, le jeune prodige Jonathan Anderson serait lui aussi tout doucement en train de changer de bord. Pour justifier un look à la Steve Jobs aux antipodes de ce qu’il propose sur les catwalks, le chouchou des rédactrices de mode a longtemps affirmé qu’il ne se voyait pas enfiler des vêtements porteurs d’une étiquette à son nom. « Je trouverais cela bizarre et arrogant à la fois », expliquait-il alors. Mais cela, c’était avant qu’il ne devienne directeur artistique de Loewe, l’une des marques du groupe LVMH, envers laquelle il assure être suffisamment détaché pour jouer les cobayes pour ses propres créations. Difficile de mesurer la part de pression venue de l’establishment interne dans sa prise de décision. « Ce qui est certain, c’est que les patrons de ces marques veulent du glamour, conclut Isabelle Oziol de Pignol. Si l’on part du principe que l’on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même, le créateur fait en effet un ambassadeur parfait. Et rien ne l’oblige pour autant à devoir faire preuve à tout prix d’exubérance et d’excentricité. Une certaine retenue peut être justement parfaitement en phase avec la vision de la mode qu’a le public auquel vous vous adressez. » Le tout, finalement, étant de le faire rêver.

(*) Be Hype, par Isabelle Oziol de Pignol, éditions de La Martinière (en vente à partir de ce 17 mars).

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