Luxe : Le recyclage monte en gamme, pour un supplément d’âme

Des robes de cocktail vintage, revues et embellies par le duo Viktor & Rolf pour son dernier défilé haute couture. © IMAXTREE

On sait que la grande distribution prend peu à peu conscience de l’impact négatif de sa production. Le luxe, lui, mise sur la récup’ pour d’autres raisons, plus philosophiques, voire poétiques. Rien de moins.

Doux dingues de la haute couture, les Néerlandais Viktor & Rolf présentaient, pour l’automne-hiver 16-17, un vestiaire entièrement créé à partir d’anciennes pièces ou de tissus de leurs archives. Continuant d’explorer les voies de cette mode « conscious », ils faisaient défiler, en janvier dernier, une collection printemps-été 2017 façonnée à partir de robes de cocktail vintage.

Des robes de cocktail vintage, revues et embellies par le duo Viktor & Rolf pour son dernier défilé haute couture.
Des robes de cocktail vintage, revues et embellies par le duo Viktor & Rolf pour son dernier défilé haute couture.© IMAXTREE

Démontant, réparant, transformant, assemblant, ils imaginent de nouveaux volumes avec leur fantaisie folle. Oui, c’est du recyclage ; mais mieux encore, ils profitent des défauts desdits vêtements – ici usés, là rapiécés – pour les magnifier. C’est toute la magie inspirée par le kintsugi, technique japonaise de réparation des céramiques et porcelaines à partir d’une laque parsemée de poudre d’or. Quand le kintsugi rejointe les failles pour les marquer plus encore – mais avec une matière précieuse – le duo brode et accentue les imperfections et assemblages avec du fil doré. Le but : « Mettre en lumière les cicatrices des vies vécues par ces vêtements », précise le tandem. Ou quand la beauté surgit de l’imperfection.

Sus à la surperfection

La poésie, voilà peut-être ce qui sauvera le recyclage et lui donnera de quoi affronter tous les clichés – baba, bobo, cracra. Loin de changer le monde car limitée à une clientèle privilégiée, l’initiative de Viktor & Rolf a le mérite de dépasser le simple discours pour ne montrer que le beau. Un paradigme nouveau, qui va au-delà de l’argument marketing écolo pour privilégier une démarche de réutilisation intrinsèque. C’est dans cette ligne-là que s’inscrit Pascale Mussard – sixième génération de la famille Hermès – qui a créé petit h il y a sept ans au sein de la griffe familiale. Son idée : transformer les chutes et déchets des différents départements de la maison, dans un laboratoire qui réunit des artisans de tous les métiers qui travaillent pour celle-ci, et en collaboration avec des artistes et designers.

Petit h transforme les déchets et chutes de tissus d'Hermès en objets d'exception.
Petit h transforme les déchets et chutes de tissus d’Hermès en objets d’exception. © ALEX PROFIT

Un idéalisme absolu. Pascale Mussard raconte : « En 1987, nous avons réalisé une collection autour d’un thème unique pour fêter les 100 ans d’Hermès et, à la fin de l’année, il nous restait des objets. J’ai dit à Jean-Louis Dumas que je ne voulais pas jeter tout cela et il a proposé de les mettre dans un coffre pour le rouvrir dans cent ans. Depuis ce moment-là, une question me turlupine : pourquoi l’homme a-t-il besoin de créer un nouvel objet ? Les matières deviennent rares et cette rareté est un creuset incroyable d’inventivité. J’y vois à la fois une responsabilité et une opportunité de se remettre en question. »

La ligne semi-couture de Ronald van der Kemp ou comment rendre les rebuts glamour.
La ligne semi-couture de Ronald van der Kemp ou comment rendre les rebuts glamour. © MARIJKE AERDEN

Un rien forcenée, Pascale Mussard démarre petit h sur une intuition forte. On lui prête à l’époque un côté « bricolo », comme elle le relate. « Mais au fur et à mesure, chacun des métiers a adopté l’idée et compris que je n’allais pas me moquer de ce qu’ils jetaient, continue-t-elle. Aujourd’hui, pratiquement toute la maison joue le jeu. » L’affaire pourrait faire sourire mais dans une entreprise construite sur l’idée d’un artisanat d’excellence, avec les meilleures peaux, produits, artisans, le simple fait de s’attaquer aux rebuts et à ce qui n’entre habituellement pas dans cette catégorie « premium » n’a rien d’anodin. Il remet tout en cause, même. « Depuis 2010, quasiment chaque objet conçu pour petit h est une idée pour fabriquer les choses de façon différente et développer d’autres techniques. Il s’agit vraiment d’un travail en binôme avec les artisans. Je ne sors jamais un objet s’ils ne sont pas convaincus. On a trouvé comment découper de la porcelaine au jet d’eau, souffler le verre dans le cuir ou faire un trou dans le cristal. Ce serait mentir de dire qu’on récupère tout mais on fait un maximum. Le problème du stockage est d’ailleurs essentiel. Mais, surtout, on change les mentalités. La surperfection me dérange. Je préfère la céramique à la porcelaine sans défaut, le croquis avec sa petite tremblotte au dessin par ordinateur. Je voulais prouver que le client comprend cela. »

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Luxe : Le recyclage monte en gamme, pour un supplément d'âme
© Uta eisenreich pour Hermès

Et c’est là que la poésie prend le dessus sur le simple argument eco-friendly. Les chiffres de petit h depuis près de dix ans sont en constante progression. Son initiatrice appuie : « Le développement du luxe durable, c’est d’abord une nouvelle façon économique de réfléchir. Un modèle entier de ressources humaines, de fusion des métiers et des générations, d’union des maîtres d’art et des compagnons, de récupération et stockage des rebuts, de vente d’un nouveau genre, d’appropriation des imperfections… C’est un cercle vertueux et vicieux : si on garde, on recycle et on ralentit aussi la machine économique. »

De fait, la sphère du luxe nage en plein paradoxe. « C’est une tension permanente entre l’exemplaire et le transgressif, explique l’ethnologue Lionel Ochs, directeur de la société d’études Méthos. Et le recyclage est tout à fait symptomatique de cette tension. D’un côté, il est transgressif car en rupture complète avec les codes mêmes du luxe. De l’autre, c’est une valeur dans l’air du temps que le luxe veut s’approprier. C’est même précisément parce que cette approche est à contre-courant du luxe qu’il veut s’en emparer. »

Pièces uniques

La ligne semi-couture de Ronald van der Kemp ou comment rendre les rebuts glamour.
La ligne semi-couture de Ronald van der Kemp ou comment rendre les rebuts glamour. © MARIJKE AERDEN

Exit le greenwashing et la bonne conscience, le recyclage est sans doute la démarche durable la plus jusqu’au-boutiste, car la plus difficile à mettre en place à grande échelle. « Pour les mastodontes fashion, qui travaillent sur des volumes très importants et veulent conquérir les marchés émergents du BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), cette mécanique n’est pas soutenable vu les enjeux financiers. Par contre, il y a d’autres choix qui s’opèrent pour des plus petites maisons », analyse Lionel Ochs. Et c’est là qu’Hermès fait exception en jouant sur les deux sphères en parallèle. Là encore qu’une maison comme Saint Laurent tentait cette option, entre 2009 et 2011, avec les collections capsules New Vintage lancées par Stefano Pilati : des éditions limitées et numérotées, taillées dans des tissus d’archives de la maison. L’exercice a duré trois saisons.

Chez Carmina Campus, chaque pièce, réalisée avec des matériaux de récup', est numérotée.
Chez Carmina Campus, chaque pièce, réalisée avec des matériaux de récup’, est numérotée. © LUCA BRIGANTI PHOTO

Reste que c’est dans la pièce unique, ou en très petites quantités, que le recyclage a sa carte à jouer. Le précurseur du genre, c’est Martin Margiela qui, dès 1988, détourne et transforme des vêtements chinés. Point d’argument écolo mais avant tout celui de la singularité. C’est encore le propos de la ligne Artisanal de la maison. Une démarche qu’a aussi cultivée le duo composé par Michèle Meunier et Olivier Châtenet, sous le label E2. Après avoir créé la marque de prêt-à-porter Mariot Chanet, les deux Parisiens décident de retourner à un process intime, où ils maîtrisent mieux les coûts. « On était en 2000, explique Olivier Châtenet, et l’époque incitait à trouver un axe novateur. » Ils choisissent de retravailler les vêtements qu’ils chinent. « Les clientes et boutiques déterminaient les pièces brutes puis on statuait sur leur transformation. Travailler des pièces uniques oblige à imaginer des formes qui peuvent s’adapter à différentes tailles… » Après dix ans, l’aventure s’arrête car le couple se sépare mais Olivier Châtenet confie « qu’on ne peut pas d’un côté bosser dans ce milieu éclairé et de l’autre ne pas réfléchir à ce qui nous entoure. Il y a une responsabilité. Faire face à cette question aujourd’hui, c’est être aux avant-postes. »

Chez Carmina Campus, chaque pièce, réalisée avec des matériaux de récup', est numérotée.
Chez Carmina Campus, chaque pièce, réalisée avec des matériaux de récup’, est numérotée. © LUCA BRIGANTI PHOTO

C’est justement là que s’est posée Ilaria Venturini Fendi avec sa griffe Carmina Campus. Fille d’une des cinq soeurs Fendi, elle était directrice de la création des accessoires Fendissime et des chaussures de la griffe, avant de racheter, en 2003, 174 hectares d’un domaine pour se lancer dans l’agriculture bio. Changement de voie, changement de vie. Elle se remet à la mode trois ans plus tard avec un regard neuf. « En tant que designer, je me sens responsable du cycle de vie des objets que je dessine. Et face aux problèmes environnementaux et sociaux du monde actuel, je pense que l’idée générale du beau se doit de s’enrichir des valeurs de vérité et de bonté. »

Chez Carmina Campus, chaque pièce, réalisée avec des matériaux de récup', est numérotée.
Chez Carmina Campus, chaque pièce, réalisée avec des matériaux de récup’, est numérotée. © LUCA BRIGANTI PHOTO

Et de réutiliser rebuts, fonds de stocks, fins de série, échantillons ou même canettes pour en faire des sacs, des bijoux ou des meubles. Elle collabore avec des artisans italiens, soutient durant plusieurs années des programmes de formation et de fabrication en Afrique sous le slogan « not charity, just work », et travaille aujourd’hui avec des prisons italiennes. Chez Carmina Campus, chaque pièce est numérotée et reprend la liste des matériaux utilisés.

De la bienveillance

De toutes petites séries réalisées avec des chutes de tissus : la signature du label Saudade de Paris.
De toutes petites séries réalisées avec des chutes de tissus : la signature du label Saudade de Paris.© SDP

La voie est donc tracée. Pour Lionel Ochs, « la question du durable est un paradigme qui s’est installé partout, ce n’est plus un phénomène de mode mais une tendance de fond. Pour les clients du luxe, le sustainable est un supplément d’âme et donne du sens à la démarche. Mais pour les générations X et Y, c’est une valeur fondamentale qui n’a même pas besoin d’être affichée comme argument de vente. » Le Néerlandais Ronald van der Kemp, installé à Amsterdam et chouchou de la presse ou de Kate Moss, dessine depuis fin 2014 une ligne semi-couture à partir de tissus issus de surproduction ou chinés. Et pourtant, cet argument n’apparaît pas sur son site. La cinquantaine, il ne fait pas partie des générations X ou Y, c’est son esprit feu follet qui prime. Sa poésie à lui.

De toutes petites séries réalisées avec des chutes de tissus : la signature du label Saudade de Paris.
De toutes petites séries réalisées avec des chutes de tissus : la signature du label Saudade de Paris.© SDP

Même chose pour le duo parisien de Saudade de Paris lancé il y a un an et récompensé par un Positive Planet Award en janvier dernier. Depuis Bobigny, Vilson Rocha et Jonathan Kirschstetter, respectivement 34 et 33 ans, dessinent des modèles en très petites quantités, basés sur le même vestiaire de basiques, à partir de chutes de tissus. « Développer une matière, ça a un temps et un coût. En utilisant des textiles préexistants, on simplifie l’approvisionnement et c’est la démarche qu’on souhaitait avoir en s’affranchissant des codes, souligne Jonathan Kirschstetter. Tout comme nous ne travaillons pas avec des boutiques, mais uniquement online ou en ventes éphémères pour ne pas subir des conditions insoutenables pour de jeunes marques. » Chez eux aussi, l’argument écologique n’apparaît pas alors qu’il sous-tend toute la démarche. « Notre client n’a pas forcément envie d’être moralisé et pour certains le beau passe avant le recyclé. Le recyclage, c’est la cerise sur le gâteau. Après tout, on ne dit pas : « Tiens, je vais m’offrir une belle pièce recyclée ! » Reste que c’est une vraie prise de conscience du monde dans lequel on vit, un besoin de remettre de la bienveillance derrière ce que l’on fait. » Et la bienveillance pourrait bien être la plus jolie poésie du recyclage.

J’veux du cuir

Luxe : Le recyclage monte en gamme, pour un supplément d'âme
© FRANCK CHRISTEN

A Bruxelles, Eric Beauduin fait partie des précurseurs.

Depuis 2000, il crée des sacs à partir de vêtements en cuir qu’il retraite.

Cette patine vintage taillée dans des formes sobres, c’est toute la patte du créateur qui accentue ainsi l’esprit pièce unique.

Cet été, il joue aussi sur des détails de blousons de biker et sur des jeans.

www.ericbeauduin.be

PAR AMANDINE MAZIERS

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