Quand le luxe valorise son histoire

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L’histoire est devenue un enjeu capital pour les grandes maisons de mode, en particulier celles qui ont survécu à leur créateur. Pour rester désirable, le mythe doit être entretenu. Un exercice de style auquel s’attellent, ensemble, services patrimoine et communication.

Cela devait être l’un des temps forts de la Fashion Week parisienne, en septembre dernier, le coeur n’y était pourtant pas tout à fait. Pierre Bergé, sans doute assuré du devoir accompli, avait tiré sa révérence quelques jours avant l’ouverture officielle de  » ses  » musées. Parti rejoindre Yves Saint Laurent, diront ceux qui feindraient d’ignorer que l’homme ne s’illusionnait guère en matière d’au-delà, l’amateur d’art n’aura jamais déambulé dans ces espaces, entièrement dédiés, l’un à Paris et l’autre à Marrakech, à l’oeuvre du couturier avec qui il avait partagé son existence. Pour animer ces lieux, la direction des deux musées pourra s’appuyer sur un patrimoine unique parce que constitué du vivant du créateur, sous sa supervision attentive. Méticuleusement conservée depuis 1981 – un costumier est engagé spécialement pour cette tâche -, cette collection qui contient aujourd’hui plus de 7 000 pièces de haute couture, les accessoires qui vont avec, les croquis, les fiches d’atelier et de manutention, sans oublier la centaine de  » mannequins clientes « , aux mesures des plus fidèles d’entre elles, peut être légitimement considérée comme la première du genre. Celle, en tout cas, qui a modifié la manière dont la mode décidera ensuite de faire parler d’elle.

 » La figure du créateur est quasiment sanctifiée, les objets qui lui ont appartenu présentés comme des reliques, le discours tient de l’évangélisation. « 

Consciemment, dès 1964, le compagnon de Pierre Bergé, comme lui collectionneur dans l’âme, sélectionne plusieurs modèles chaque saison. Jusqu’alors, les prototypes imaginés et dessinés sous son regard, dans ses ateliers, avant d’être portés lors des défilés, étaient offerts aux mannequins en guise de complément de salaire et de  » placement de produit  » publicitaire. Même lorsqu’elles se lanceront à leur tour dans la préservation de leur héritage, la plupart des grandes maisons françaises seront contraintes d’acheter des modèles aux enchères. Des pièces bien souvent portées et conçues selon les désirs des clientes, pas toujours conformes donc aux  » originaux « .

Une expo blockbuster

 » Ce n’est pas un hasard si d’autres marques ont commencé à s’intéresser de plus près à leur patrimoine dans les années 80, observe Olivier Flaviano, directeur du musée Yves Saint Laurent, à Paris. Parce que ce fonds existait, le MeT, à New York, a pu organiser en 1983 la première exposition dédiée à un couturier vivant. En ce sens, on peut dire que l’homme n’a pas seulement bousculé l’histoire de la mode mais aussi son statut, en faisant le choix de la conserver et de la transmettre de manière pérenne comme cela se passe aujourd’hui, tout en refusant farouchement ce statut d’artiste qu’on voulait lui donner.  »

Entrée ainsi au musée par la grande porte, la mode contemporaine n’en sortira plus jamais : aujourd’hui, ces expositions spectaculaires sont devenues de véritables blockbusters. Ainsi, la rétrospective magistrale célébrant les 70 ans de Dior – et les 30 ans d’existence d’un service désormais baptisé Dior Heritage – au musée des Arts décoratifs, à Paris, devrait accueillir d’ici le 7 janvier 2018 plus de 600 000 visiteurs. Pas moins de mille vêtements et accessoires, pour 80 % prêtés par le patrimoine, se répondent d’une époque à l’autre.  » L’existence d’un tel département est capitale pour nous aider à comprendre qui était Monsieur Dior, ce qui constitue les racines de la maison, l’essence de ses codes, précise Soizic Pfaff, responsable de ce département dédié au passé. Cet ADN, nous devons le transmettre à tous ceux et celles qui travaillent chez nous et plus particulièrement aux jeunes générations. C’est en outre essentiel de pouvoir conserver et montrer les créations des successeurs de Christian Dior, afin de mieux saisir comment cet ADN peut être réinterprété à travers chacun d’eux.  » Pour ce faire, la griffe a accumulé au fil des ans plus de 9 800 vêtements et accessoires ainsi qu’une sélection de parfums représentatifs de l’histoire de la marque. Ce fonds, en constante évolution au gré de nouvelles acquisitions et qui comprend en parallèle des milliers de documents désormais digitalisés pour faciliter leur consultation, comporte également un inventaire, sous forme électronique lui aussi, de pièces textiles appartenant à des musées ou à des collectionneurs privés.

La rétrospective marquant les 70 ans de Dior, aux Arts décoratifs, à Paris, remporte actuellement un succès de foule.
La rétrospective marquant les 70 ans de Dior, aux Arts décoratifs, à Paris, remporte actuellement un succès de foule.© Adrien Dirand

Chez Chanel, c’est dans le tout nouveau bâtiment construit à Pantin, en 2012, que se trouvent aujourd’hui les quelque 70 000 objets et documents qui retracent chacun à leur manière l’histoire de cet emblème du luxe et de sa fondatrice. Parmi les plus anciens : un flacon de N°5 datant de 1921 – avant la taille émeraude, donc – et une marinière haute couture printemps-été 1916 pour laquelle un cintre morphologique rembourré en coton médicinal chimiquement neutre a été dessiné, afin d’éliminer au maximum toute tension dans le vêtement. Cette fois encore, c’est dans les années 80, en 1983 plus précisément, avec l’arrivée de Karl Lagerfeld, que la conservation s’est véritablement formalisée, dans le même esprit que ce qui se faisait déjà chez Saint Laurent. Aujourd’hui, entre 600 et 700 pièces sont versées aux archives annuellement. Elles accueillent ainsi un exemplaire de tout ce qui sort du département Parfums-Beauté – on parle des produits tout comme des dossiers de presse et même des objets promotionnels qui ne sont pas destinés à la vente – et une sélection de vêtements et accessoires de chaque collection. S’y ajoute ce qui est acquis lors de ventes aux enchères et auprès des anciennes clientes, principalement pour enrichir le Fonds Gabrielle Chanel, jamais alimenté par elle-même.  » Ce patrimoine, c’est un outil, presque une matière première, rappelle-t-on à la Direction du Patrimoine Parfums-Beauté. Les objets sont évidemment importants en tant que tels mais plus encore la nécessité de les remettre dans leur contexte, de les comprendre, de les expliquer. Partager cette connaissance avec nos équipes d’abord, cela permet à chacun de nos collaborateurs de s’imprégner des mécanismes de création et surtout de comprendre le style Chanel, le mot qui en quelque sorte résume tout.  »

Une réalité augmentée

Ce besoin de resituer, devenu indispensable face à la volatilité des images et informations diffusées en boucle sur les réseaux sociaux – parfois par les griffes elles-mêmes ! – mais aussi face à l’émergence d’une nouvelle clientèle pas toujours au fait de l’histoire de ces hauts lieux fashion, encore moins de l’histoire en général et de celle de la mode en particulier, explique l’émergence de métiers de la communication chargés d’alimenter le récit, quasiment mythologique, de la vie de ces concepteurs du siècle dernier.  » Cet intérêt pour le patrimoine tel qu’on le connaît aujourd’hui est indissociable de la guerre commerciale que se livrent les grands groupes propriétaires de la plupart des maisons depuis la fin des années 90, constate l’historien de l’art Laurent Cotta, en charge du département Arts graphiques au Palais Galliera, à Paris. Pour qu’une marque survive, il faut désormais que ses créateurs aient une valeur historique. Il est fréquent d’ailleurs que ces services  » héritage  » soient étroitement liés à la direction de la communication. Le personnage tel qu’il est construit et présenté remplace l’individu qui a réellement existé. Certaines libertés avec l’histoire sont prises pour raconter une réalité que l’on pourrait qualifier d’augmentée car souvent romancée. La figure du créateur est quasiment sanctifiée, les objets qui lui ont appartenu présentés comme des reliques, le discours tient de l’évangélisation. La gloire posthume de Gabrielle Chanel, de Christian Dior et d’Yves Saint Laurent, telle qu’on la conçoit aujourd’hui, aurait de quoi faire rêver Andy Warhol lui-même, mais n’a rien d’étonnant dans un monde où la célébrité est devenue le souverain bien.  »

Chez Chanel, aujourd’hui, entre 600 et 700 pièces sont versées aux archives annuellement.

Une marinière haute couture printemps-été 1916, de la collection Patrimoine de Chanel.
Une marinière haute couture printemps-été 1916, de la collection Patrimoine de Chanel.© Antoine Dumont CHANEL

Cette volonté d’inscrire son histoire dans la grande, quitte à oser quelques distorsions opportunes, s’illustre parfaitement dans la grandiosité de la nouvelle Maison Louis Vuitton Vendôme qui vient de s’ouvrir à Paris sur la place du même nom. Destinée à mettre en lumière le savoir-faire d’excellence du malletier, la scénographie n’hésite pas à convoquer la magnificence de Versailles et la figure du Roi-Soleil. S’il va de soi que Louis xiv n’a jamais possédé de malle Vuitton, la marque n’existant que depuis 160 ans, celle-ci se pose en héritière d’une tradition d’artisanat, véritable berceau du luxe à la française, qui devrait son essor et sa réputation au flamboyant monarque.  » On se place ici dans l’histoire, avec un grand H, mais vue au travers du prisme de l’entreprise, note Geneviève Warland, responsable de la finalité communication de l’histoire à l’UCL. S’associer à Louis xiv, c’est s’inscrire dans un patrimoine national, le même qui attire en France des clients internationaux de la maison, des gens qui ne sont peut-être pas familiers avec le discours habituel de Louis Vuitton sur l’artisanat, les matériaux, mais qui seront sensibles à un autre référent culturel, celui du château de Versailles, qu’ils iront sans doute visiter pendant leur séjour à Paris. On est clairement ici dans une forme de storytelling, une fiction qui renvoie à des faits qui ont une réalité. Si une entreprise manque de sens critique, d’autres en auront à sa place. Elle a tout à gagner à faire droit à l’ensemble des aspects de son histoire, ce qui importe, finalement, c’est l’objectivation et la contextualisation.  »

Un flacon de parfum N°5 de Chanel, datant de 1921 .
Un flacon de parfum N°5 de Chanel, datant de 1921 .© Didier Roy CHANEL

La proximité du vêtement

Plutôt que d’opposer rigueur scientifique et récit bien choisi, on préfère parler chez Chanel de  » microhistoire opérationnelle « .  » Micro « , car au regard de l’histoire de l’humanité, le sujet qui les occupe est pour le moins pointu et  » opérationnel « . La finalité ultime de tout ce travail de documentaliste, aussi précis soit-il, n’est pas la recherche fondamentale mais l’envie de partager des biens précis, au travers d’expositions – surtitrée Culture Chanel, la dernière en date, intitulée La femme qui lit, mettait en avant la passion de Coco pour la littérature et les écrivains – et de nouveaux produits. Décrétée année Gabrielle, 2017 a vu le lancement d’un sac et d’un parfum portant ce prénom, un patronyme qu’elle utilisait pour signer sa correspondance personnelle mais que pas un de ses amis n’employait pour parler d’elle. Une manière de tisser avec elle une forme d’intimité extrême, rendue possible également par la nature même de son activité : créer des vêtements.

Place Vendôme, Louis Vuitton rend hommage au Roi-Soleil, et à travers lui à la Cour, berceau du luxe à la française.
Place Vendôme, Louis Vuitton rend hommage au Roi-Soleil, et à travers lui à la Cour, berceau du luxe à la française.© STEPHANE MURATET

 » Si nous pouvons avoir l’illusion d’une certaine proximité avec ces grands noms de la mode, c’est sans doute dû par ailleurs à la nature même du vêtement, conclut Olivier Flaviano. Nous en portons tous ! Ils ont une dimension sociale et historique. A travers eux, c’est tout le xxe siècle qui se raconte. En ce sens, ils nous touchent plus qu’une oeuvre d’art. Même s’il n’est pas griffé Yves Saint Laurent, toutes les femmes peuvent enfiler un smoking ou un tailleur-pantalon. En un sens, elles en portent l’esprit.  »

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