Rencontre avec Alessandro Michele, directeur artistique de Gucci

Alessandro Michele © Ari Marcopoulos / imaxtree
Isabelle Willot

A 45 ans, le Romain fantasque a réenchanté Gucci… et fait exploser son chiffre d’affaires. Son secret ? Rêver sans limites et tout s’autoriser. Un fil rouge qui sous-tend la création d’un nouveau féminin, Gucci Bloom, lancé sous sa direction. Chassé-croisé.

Il est arrivé presque sur la pointe des pieds, à peine dénoncé par le cliquetis des bagues talismans qui lui couvrent les doigts, pour s’installer dans une de ces bergères baroques qui siéent si bien à l’idée que la planète mode se fait aujourd’hui de lui. La veille, il venait d’ouvrir un chapitre de son aventure chez Gucci. Pour l’occasion, 100 000 fleurs, 300 plantes et 60 cannes de bambous avaient été plantées dans la cour du MoMA PS1, au coeur du Queens, le nouveau quartier hype de New York. Un jardin comme sorti d’un film de Visconti pour accompagner le lancement du premier parfum féminin créé sous l’impulsion d’Alessandro Michele.

L’idée qu’il n’existe pas qu’un seul type de beauté sous-tend tout mon travail.

Inconnu il y a deux ans et demi encore, l’actuel directeur artistique de la maison au double G a pourtant réussi, en douze défilés, à imposer les  » codes Michele « . Sur lui, ce matin-là, ils se traduisent par des mocassins à mors bien sûr – cet accessoire encore bourgeois hier s’est doté en quelques saisons d’un coefficient de désirabilité fashion maximal – enfilés sur une paire de chaussettes montantes enserrant un pantalon en velours rouge constellé de taches de peinture. Un perfecto de cuir sur les épaules duquel cascadent des cheveux longs signe son look inimitable, sorte de transposition stylistique du goût de ce Romain lettré pour les cabinets de curiosités.  » Vous pouvez tout porter, quand vous le décidez, glissera-t-il plus tard, d’une voix réchauffée par le roulis caressant des r à l’italienne. La mode est d’abord un moyen d’expression. Cela peut passer simplement par le choix d’un tissu qui brille que l’on ne devrait pas se contenter de revêtir pour sortir le soir. Qui, aujourd’hui, a encore le temps et l’envie de s’habiller après une journée de travail alors qu’il ou elle pourrait être fabuleux dès 8 heures du matin ?  » A l’entendre, il ne tient donc qu’à soi d’être le costumier merveilleux de sa propre existence, vécue comme un long travelling flouté dans lequel tous les rêves éveillés sont permis.

Un virage radical

Rencontre avec Alessandro Michele, directeur artistique de Gucci
© Ari Marcopoulos / imaxtree

Le sien, de rêve, tient du conte de fées. Tout a l’air de commencer le 21 janvier 2015, comme si sa vie d’avant n’avait pas vraiment compté. Quelques jours plus tôt, Marco Bizzarri, président de Gucci, vient de rendre public le nom du successeur de Frida Giannini, débarquée avec fracas en décembre 2014. Rares sont ceux qui connaissent alors celui qui pourtant oeuvrait dans l’ombre au sein de la griffe italienne depuis douze ans déjà. C’est peu de dire donc que l’ADN Gucci, il maîtrise… Découvert par Tom Ford en 2002 alors qu’il travaillait chez Fendi aux côtés de Karl Lagerfeld, Alessandro Michele, devenu au fil du temps styliste adjoint en charge des accessoires, n’aura que cinq jours et autant de nuits pour présenter sa première collection masculine. Deux mois plus tard vient le tour de la Femme, même si les shows mêleront dès le début des silhouettes des deux sexes. Le virage est radical : le porno chic de l’ère Ford et la glamazone de Frida Giannini font place à la  » gender fluidity « , qui s’accommode mal des diktats sexués et cherche avant tout à se laisser troubler.  » L’idée qu’il n’existe pas qu’un type de beauté sous-tend tout mon travail, rappelle-t-il. Elle peut prendre plusieurs formes, plusieurs couleurs, elle est à l’image de la nature, complexe donc. C’est bien sûr plus facile de prétendre le contraire, de la résumer à un type de cheveux, d’yeux, de visage, de corps mais c’est faux ! C’est important de refuser ce type de discours de nos jours. La mode ne vit pas dans une bulle, elle s’exprime partout et pas uniquement dans des lieux chics et chers. Avant, quand on disait luxe, on pensait « pouvoir » et « argent ». Maintenant, je dirais plutôt que c’est la liberté, celle d’être qui vous voulez. Votre créativité, vos passions, votre manière de penser, personne ne peut vous les voler. En comparaison, l’argent n’est que bouts de papier.  »

Le succès critique, aussi unanime qu’immédiat – l’acteur Jared Leto n’hésite pas à parler d' » explosion créative  » -, ne s’est jamais démenti. Mieux encore, le public a suivi, comme le confirment des chiffres qui donnent le tournis. Pépite du groupe Kering, Gucci clôturera l’année 2016 avec un chiffre d’affaires de quelque 4,37 milliards d’euros, se hissant à la quatrième place des marques de luxe les plus rentables, derrière les mastodontes Chanel, Louis Vuitton et Hermès… Les ventes de ce début d’année sont toujours en pleine ascension, boostées par les Millennials qui représenteraient la moitié de la clientèle. Cette Guccimania que la maison lui doit, lui qui s’est retrouvé en 2017 dans le classement convoité des cent personnalités les plus influentes du monde selon le magazine Time, il a parfois du mal à l’expliquer.  » Ce que je fais reflète ma manière de vivre, détaille-t-il. Je ne me force pas, je ne suis aucune règle. L’authenticité, la sincérité sont essentielles après toutes ces années de globalisation. Ce que je crée est le reflet de mon rêve à moi. J’ai été un peu surpris de voir qu’il pouvait résonner chez tant d’autres. C’est magnifique, un peu comme si ces obsessions qui sont les miennes me dépassaient. Vous savez, je ne suis pas quelqu’un de jaloux, ni de possessif : je préfère partager, c’est tellement mieux.  »

En quête de cohérence

Rencontre avec Alessandro Michele, directeur artistique de Gucci
© Ari Marcopoulos / imaxtree

Alors, il donne, il donne, et pas qu’un peu… Pour imposer à Gucci ce tournant luxuriant qui lui va si bien, Lallo, comme le surnomme ses amis, a tout passé au prisme de sa vision si singulière, pétrie d’art, de littérature et d’histoire, biberonnée dès l’enfance par un amour de la nature qui le pousse encore aujourd’hui à convoquer dans ses collections un bestiaire onirique. Question de cohérence, toute la communication de la maison est désormais marquée du sceau Michele. Celle de la mode bien sûr, mais aussi celle du parfum, bousculée l’an dernier par une première campagne pour l’un des piliers, le masculin Gucci Guilty. L’affaire est sérieuse quand on sait le poids que pèsent les fragrances – un business annuel estimé par l’industrie à plus de 500 millions d’euros – dans le fleuron du groupe Kering. Il fallait donc s’attendre à ce que le nouveau sillage soit lui aussi en phase avec l’univers flamboyant de ce gourou de la mode. L’homme, d’ailleurs, ne fait pas mystère d’une passion pour les jus que l’on sent sincère.  » J’ai grandi en volant ceux de ma mère et de ma grand-mère qui étaient toutes les deux folles de parfums, confesse-t-il. Chez moi, j’en ai des étagères pleines, même si je suis plutôt fidèle à celui que je porte en ce moment. Chacun d’eux est associé intimement à une étape importante de ma vie. J’aime prendre les flacons en main, me replonger dans leur sillage, cela ouvre des portes. Mon rapport au parfum est aussi obsessionnel que celui qui me lie aux objets que je collectionne. Quand je suis à Paris, je peux passer des heures à sentir de nouvelles fragrances et à imaginer le genre d’homme que je serais avec elles. Un parfum, c’est comme un chapeau ou un bijou : on peut décider de le porter ou pas mais cela va complètement changer votre look. Si vous êtes vêtu de rose et que vous vous parfumez à l’encens, la perception que l’on aura de vous sera complètement différente…  »

Bien décidé, ici encore, à n’en faire qu’à sa guise, Alessandro Michele s’est engagé d’emblée dans un colloque singulier avec le maître parfumeur Alberto Morillas – au lieu de passer d’abord par un appel d’offres  » classique  » – et refusera que le parfum soit testé sur panel avant d’être lancé. Au coeur des échanges entre les deux créateurs, un jardin imaginaire rempli de fleurs capiteuses et d’herbes folles, un éden secret enfoui au beau milieu d’une métropole qui pourrait être New York. Le jus – un pur floral jusqu’à l’overdose, gorgé de tubéreuse, comme son nom Gucci Bloom le laisse deviner… – se cisèle au fil des essais, peu nombreux il est vrai, ces deux-là se sont vite compris.  » Il s’est installé entre nous une sorte de rituel, explique-t-il. Chaque fois que je recevais un essai, c’est un peu comme si un sorcier m’envoyait une potion magique. Je le vaporisais, je respirais, je voyageais. Même si je me sens à l’aise avec les choses que l’on ne peut pas toucher, c’est une expérience tellement différente de ce que je fais au quotidien, où je passe beaucoup de temps à chercher des tissus, je les regarde, je les caresse. Moi qui me demandais au début comment je pourrais m’impliquer dans cette création, je me sentais comme un roi !  »

Rencontre avec Alessandro Michele, directeur artistique de Gucci
© getty images / sdp

Un rêveur compulsif

Très vite, c’est lui bien sûr qui imagine le flacon en céramique vieux rose, empaqueté dans un carton imprimé toile de Jouy. Ce n’est qu’après tout cela qu’il sera décidé d’en faire un féminin. Un  » besoin du marché, souffle-t-il, mais qui peut vraiment prédire qui le portera finalement ? Mon compagnon (NDLR : l’urbaniste Giovanni Attili, qui signe la plupart des notes d’intention rédigées lors des défilés) se parfume à la tubéreuse tous les jours et c’est un professeur d’université, un intellectuel ! Moi aussi, il y a des moments où j’ai envie de fleurs. Mon but, c’était de recréer un jardin sans penser à une figure genrée. Homme, femme, nous sommes d’abord des êtres humains.  » A ceux qui s’étonnent de l’apparente  » sobriété  » du projet et surtout à l’absence de ces notes gourmandes omniprésentes aujourd’hui, il réfute :  » Bien sûr, il y a un risque pour une maison comme Gucci de lancer une fragrance qui puisse sembler un peu niche mais ma vision de la mode aussi est personnelle et pourrait paraître étrange à certains. Il est temps d’être courageux. D’envoyer le message que l’on peut faire mieux. Je ne voulais pas intriguer à tout prix en incluant, par exemple, des notes qui se combattent dans la composition. La facture est assez classique, chic, à l’image de ces parfums de vieilles dames élégantes que l’on croise ici sur la 5e Avenue. Le contraste viendra du fait que c’est une Gucci girl qui va le porter, une fille un peu excentrique qui assume un sillage classique.  »

Rencontre avec Alessandro Michele, directeur artistique de Gucci
© getty images / sdp

Parce qu’elle est loin d’être unique, c’est une fois encore, comme dans la plupart de ses autres campagnes, à un squad de belles qu’Alessandro Michele a choisi de faire appel pour incarner l’héroïne de son fantasme parfumé. Trois facettes de sa vision engagée de la féminité. Des femmes avec lesquelles il a su construire une réelle amitié. Hari Nef, d’abord, mannequin et acteur transgenre américain  » rencontré presque par accident un soir venteux et magique au Château Marmont, à Los Angeles « , Dakota Johnson,  » une adorable diva « , et puis Petra Collins, photographe et réalisatrice,  » douce et forte à la fois, comme un bonbon « . A l’écran, elles engagent une sorte de conversation sans mots, sans hommes non plus dans le décor, overdressed comme souvent chez Gucci. Il les imagine à peine amoureuses, aux portes d’une histoire où tout est plus beau car rien n’est consommé encore.  » Rêver, c’est la vie, conclut cet attrapeur de songes. Personne ne sait de quoi demain sera fait, alors il faut rêver, toujours. C’est ce qui me fait avancer, je laisse divaguer mon esprit, quand je me sens mal, ça m’aide à me sentir mieux. Si je n’y parvenais plus, je ne pourrais plus travailler, vraisemblablement.  » Il a même déjà prévu un rêve de substitution : se retrancher dans une vieille ferme à la campagne, entouré de ses bijoux et de ses objets…

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LE PARFUM

Pour Alessandro Michele, un sillage ne peut être anodin, car c’est ce qui  » signera  » une silhouette, comme un sac ou un chapeau.

LA MULE À FOURRURE

Portée été comme hiver, cette déclinaison extravagante du célèbre mocassin à mors s'est imposée comme un classique de la maison.
Portée été comme hiver, cette déclinaison extravagante du célèbre mocassin à mors s’est imposée comme un classique de la maison.© DR

LE BESTIAIRE FANTASTIQUE

Les insectes sont une des obsessions récurrentes du créateur romain ; on les retrouve incrustés sur un sac cette saison.
Les insectes sont une des obsessions récurrentes du créateur romain ; on les retrouve incrustés sur un sac cette saison.© DR

LE MONOGRAMME AUX DEUX G

Loin d’être cantonné à la maroquinerie classique, il prend désormais – ici sur des sneakers – des accents sportswear.

LE MANTRA

Apparu lors de la collection Croisière 2016, le slogan
Apparu lors de la collection Croisière 2016, le slogan  » L’Aveugle par Amour  » est lui aussi devenu une sorte de basique revisité au fil des saisons.© DR

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