Rencontre avec Jonathan Anderson

" Je ne me considère pas comme un styliste ", dit Jonathan Anderson. © IMAXTREE / SDP

Le Britannique est sur tous les fronts. Alors qu’il signe une capsule pour Uniqlo, en boutiques actuellement, il gère aussi sa propre marque et la direction artistique de Loewe. Son secret : penser d’abord aux gens qu’il habille.

C’était en juin dernier, au crépuscule, sur une colline toscane. Jonathan Anderson, en tant qu’invité d’honneur du Pitti, le salon de la mode masculine, présentait son été 2018 pour sa griffe personnelle, J.W. Anderson, dans le jardin de la villa La Pietra. Quelques jours plus tard, il remettait cela, cette fois au siège parisien de Loewe, à la place Saint-Sulpice, où il dévoilait sa collection Homme pour la marque espagnole dont il est le directeur artistique.

L'Homme, été 18, de J.W. Anderson
L’Homme, été 18, de J.W. Anderson© IMAXTREE / SDP

Troisième round, début juillet, on le retrouve alors à Londres, dans la nouvelle aile de la Tate Modern construite par les architectes Herzog et de Meuron, pour découvrir la trentaine d’articles que compte sa capsule pour la chaîne japonaise Uniqlo, désormais en boutiques, et dont les accents british – trench-coats, motifs en tartan, écharpes rayées d’écolier et pulls jacquard – traduisent les origines du créateur.

Depuis, l’homme a encore défilé deux fois, à Londres mi-septembre, pour présenter son vestiaire féminin pour la belle saison prochaine, et à Paris, ensuite, pour la Femme Loewe… C’est dire si ce trentenaire, qui fut un temps connu pour ses silhouettes excentriques mais mise désormais davantage sur le normcore, est occupé. Ce qui explique d’ailleurs notre rencontre en trois temps – en Italie, en France et en Grande-Bretagne – pour mieux cerner la personnalité de cet enfant gâté de la planète fashion.

Sa jeunesse

La Femme, hiver 17-18, de J.W, Andesron.
La Femme, hiver 17-18, de J.W, Andesron.© IMAXTREE / SDP

Petit, Jonathan Anderson vivait dans une ferme du comté de Derry, en Irlande du Nord, au milieu des champs. Il fut à l’époque marqué par l’attentat de l’IRA, à Magherafelt, la ville où il était scolarisé.  » C’était en 1993. Je suis sorti de classe cet après-midi-là et la cité était dévastée « , se souvient-il… A la maison, on parlait surtout sport, son paternel ayant été champion de rugby, puis entraîneur de l’équipe nationale.

Pourtant, à 18 ans, le jeune homme prendra une tout autre direction et s’inscrira à l’école d’art dramatique de Washington :  » J’étais surtout attiré par les costumes. Le métier d’acteur me passionnait moins. Un soir, j’ai compris que je ne deviendrais jamais un grand comédien. J’ai donc quitté les cours et je suis revenu à Dublin.  » De son athlète de père, le fiston a clairement hérité le goût de la compétition et une énergie qui lui permettent désormais d’aller au bout de ses ambitions.

Ses débuts

Loewe Homme, hiver 17-18.
Loewe Homme, hiver 17-18. © IMAXTREE / SDP

De retour dans son pays natal, il trouve un boulot dans un grand magasin et  » tombe amoureux des vêtements « … Après une formation au London College of Fashion, il devient assistant de la très respectée Manuela Pavesi, aujourd’hui décédée. Elle était le bras droit de Miuccia Prada et ils s’étaient rencontrés lorsqu’il était étalagiste pour la griffe transalpine.  » Je ne me considère pas comme un styliste, mais plutôt un commissaire d’exposition, dit-il. Cela peut sembler étrange. En fait, j’aime associer des personnes à des choses. Je mets le tout dans un blender et puis j’examine la mixture qui en sort.  »

Son label

Loewe Femme, été 18.
Loewe Femme, été 18. © IMAXTREE / SDP

Il y a près de dix ans, il lance sa propre marque, J.W. Anderson : une ligne masculine d’abord, puis, deux ans plus tard, des pièces Femme. Déjà à ce moment-là, il pose les bases d’une réflexion sur la tendance  » no gender  » qui explose aujourd’hui.  » A l’époque, j’étais obsédé par cette célèbre photo de Robert Mapplethorpe et de Patti Smith, tous deux en tee-shirt, se remémore-t-il. Je pensais que le genre n’avait aucun rôle à jouer dans la mode, qu’il fallait imaginer des articles susceptibles de plaire aux deux sexes. Aujourd’hui encore, je veux repousser les limites ; faire des propositions auxquelles les hommes comme les femmes peuvent s’identifier. La collection pour Uniqlo est dans une large mesure unisexe. Il faut laisser le choix au consommateur. Si vous lui imposez tout, il n’a plus aucune liberté.  »

Sa direction artistique

Loewe Femme, hiver 17-18.
Loewe Femme, hiver 17-18. © IMAXTREE / SDP

En 2013, le groupe LVMH investit dans son label et, en parallèle, lui confie la direction créative de la maison espagnole Loewe. Cette dernière a un riche passé et une belle réputation, mais elle est aussi en manque de repères, avec des débouchés limités en dehors de ses frontières nationales. En vingt ans, elle a usé une poignée de DA, dont le Belge José Enrique Oña Selfa, sans jamais faire grande impression. Depuis l’arrivée du Britannique, cependant, Loewe semble s’être réinventée.  » Quand j’ai débuté là, c’était un grand changement pour moi, raconte-t-il. J’ai attendu un an avant de faire défiler ma première collection. Il fallait d’abord que tout  » colle « . Cela devait avoir l’air authentique ; comme si rien n’avait jamais changé. A l’heure actuelle, il ne suffit plus de se présenter comme le fournisseur de la Cour. Cet argument laisse les gens indifférents. Il est temps d’avancer… Une marque de luxe doit être ancrée ici et maintenant ; la mode doit être avant tout culturelle.  »

Ses collaborations

Il avait déjà dessiné, en 2012, deux collections, rapidement épuisées, pour la chaîne Topshop, et en 2013, une série pour Versus, la deuxième ligne de Versace. Cette fois, il s’est penché sur une capsule pour Uniqlo, qui vient d’ouvrir une enseigne à Bruxelles, où cette collab’ très british est également disponible.  » Cela fait des années que j’achète chez Uniqlo des tenues que je porte tous les jours, avoue le créateur. Quand ils m’ont appelé, je me suis senti non seulement honoré, mais heureux : c’était comme un rêve qui se réalisait. Je partage leur point de vue : ils s’adressent à tout le monde et pour ce label, c’est l’individu qui fait le vêtement, lui donne vie, et non l’inverse. Je suggère bien certains looks sur catwalk, mais en fait, il est beaucoup plus enthousiasmant d’apercevoir, dans un aéroport ou en rue, quelqu’un porter les pièces que l’on a dessinées. Cela permet de s’inviter brièvement dans l’existence de cette personne et de voir comment elle interprète ce qu’on a imaginé. En tant que styliste, je veux m’engager à tous les niveaux, et chaque fois que j’entreprends un projet, j’espère que les consommateurs achèteront le produit parce qu’il leur correspondra et qu’il les rendra heureux. C’est déjà fantastique s’ils se contentent de le regarder. Ce qui m’intéresse, c’est d’arracher les gens de leur téléphone et de les confronter au monde réel. Leur faire sentir les choses, leur faire comprendre de quoi il retourne.  »

Jonathan Anderson pour Uniqlo, en boutiques actuellement.
Jonathan Anderson pour Uniqlo, en boutiques actuellement. © IMAXTREE / SDP

Sa vision

 » Plus jeune, alors que je ne m’intéressais que depuis peu à la mode, je suis allé en train à Dublin. Je suis entré chez Louis Vuitton et Prada pour demander leurs catalogues. Ils étaient gratuits ; c’était génial, car ils permettaient de découvrir un univers tout de même singulier. Je suis convaincu qu’il faut abattre les murs. Une marque doit donner quelque chose en retour. Pour moi, les boutiques et les sites Web font partie du domaine public. Tout le monde y est le bienvenu.  » Dans cette optique, son vestiaire Homme pour l’été prochain s’avère étonnamment commercial, avec des jeans, des sweat-shirts à motif en coeur, des sneakers Converse ornées de paillettes…  » Pour la première fois, j’ai conçu des vêtements que je voulais moi-même porter, explique-t-il.

Rencontre avec Jonathan Anderson
© IMAXTREE / SDP

Avant, je dessinais pour un personnage fictif. Cette collection est plus personnelle, et peut-être plus authentique. Je me suis demandé ce qui était encore vrai, aujourd’hui. A cause des réseaux sociaux, on se lasse souvent de certains modèles avant même de les avoir vus ou touchés. Ces douze derniers mois, j’ai mené comme une sorte de croisade. J’étais obsédé par l’idée de normalité. Quand je vois la mode, je me dis parfois :  » Ah, si on pouvait respirer un bon coup et se détendre…  » Je dessine douze collections par an pour J.W. Anderson et Loewe. Cette année, j’en ai conçu une pour Uniqlo en plus, monté une expo, collaboré avec Converse et ouvert trois boutiques. J’aime travailler, mais quand on est constamment occupé, on finit par avoir besoin de normalité.  »

Son avenir

Anderson restera-t-il encore longtemps chez Loewe ? L’homme semble prédestiné à diriger une maison plus prestigieuse encore. Il se murmure depuis quelque temps qu’il pourrait succéder à Nicolas Ghesquière chez Louis Vuitton. Le Britannique semblerait en effet mieux placé que le Français pour y mener une opération de rajeunissement radical, à l’instar de celle que Gucci a connue avec l’arrivée d’Alessandro Michele.  » La mode traverse une profonde mutation, observe-t-il. Les consommateurs ont changé et les marques s’efforcent de les suivre. Nous vivons, à mon sens, une époque formidable. Le public aspire avant tout à un design de qualité. Je me consacre entièrement à mes créations, parce que j’y crois et que j’aime mon métier. Et si certains trouvent que c’est nul ? C’est bon aussi.  »

BIO EXPRESS

17 septembre 1984 Naissance de Jonathan Anderson à Belfast, en Irlande du Nord.

2005 Il sort diplômé du London College of Fashion. Après sa formation, il travaille comme étalagiste chez Prada.

2008 Il lance sa griffe, J.W. Anderson, avec une ligne Homme. La Femme suivra en 2010.

2012 Il dessine deux collections pour Topshop ; puis une pour Versus, un an plus tard.

2013 LVHM acquiert un intérêt minoritaire dans le capital de J.W. Anderson. En échange, le styliste est nommé directeur créatif de la marque espagnole Loewe.

2017 Il signe des capsules pour Converse et Uniqlo.

Par JESSE BROUNS

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