Rencontre avec Carole Lim et Humberto Leon, le duo qui a réveillé Kenzo

A la tête de Kenzo depuis 2011, le duo américain a ravivé le peps métissé de la maison. Distingué, impertinent, aiguisé, le Parisien est à leurs yeux la star de la saison. Démonstration.

On ne naît pas Parisien, on le devient. Qui n’a jamais voulu faire sienne, exalté par l’énergie addictive des rues de Paname, cette maxime de Guitry et se glisser, comme ça, l’air de rien, dans la peau d’un mythe aussi impalpable que fantasmé ? Du cadre pressé roulant à fond sur son scooter au touriste flâneur déguisé en « Frenchman », il existe sans doute autant de profils types d’habitant de cette ville que d’hommes repérés dans un décor de carte postale où l’on aperçoit toujours dans un coin la Seine ou la tour Eiffel. Il y avait de ce Paris-là, aussi, au pied du pont Alexandre III, le 28 juin dernier. Un cadre exceptionnel, voulu inoubliable, mais trempé par une vilaine pluie en dépit des pépins en plastique transparent logotés de gros macarons Kenzo offerts aux invités du défilé Homme printemps-été 2015.

Humberto Leon et Carol Lim
Humberto Leon et Carol Lim© KT Auleta

Hasard de météo, la drache repasse les plats le jour de notre rencontre avec Humberto Leon et Carol Lim, à la tête de la direction artistique de la marque depuis bientôt quatre ans. A l’angle de la rue Vivienne et de la place de la Bourse, les affichettes « Je suis Charlie » assombrissent encore les larges baies vitrées de l’immeuble de l’Agence France Presse qui se trouve à deux pas du siège historique de la maison. Le 7 janvier dernier, nos deux Américains n’étaient pas à Paris mais la nouvelle des attentats frappant si brutalement leur ville d’adoption les a laissés en deuil. « Nous étions profondément tristes, se souvient Carol Lim. Et en même temps cela nous confortait dans la réflexion que nous avions entamée depuis plusieurs mois autour de la collection Homme de l’hiver prochain, que nous avons présentée quelques semaines plus tard. Le fil rouge, c’était l’ouverture aux autres. Un message qui, dans le contexte actuel, paraissait tellement approprié… Ce qui s’est passé le 7 janvier à Paris entrait également en résonance avec ce que nous avions déjà vécu à New York, le 11 septembre 2001. La seule chose à faire finalement, c’est de se poser la question, aussi en tant que nation, de ce que l’on peut mettre en place pour promouvoir la tolérance. En gardant toujours à l’esprit que des gens ont perdu la vie parce qu’ils défendaient des valeurs en lesquelles nous croyons profondément. »

Le discours est grave, bien éloigné de l’image de jeunes créateurs pointus que le binôme a tendance, peut-être malgré lui, à véhiculer. Une certaine « coolitude » sur laquelle les deux amis ont pourtant bâti leur légende, depuis l’instant de leur première rencontre – elle est déjà en pyjama lorsqu’il débarque un soir chez sa colocataire et réussit à la convaincre d’enfiler une paire de talons de 12 cm avant de sortir faire la fête toute la nuit – jusqu’à leur décision, quasi impulsive, de planter leurs jobs au retour d’un voyage à Hong Kong. Ils ouvrent alors ensemble Opening Ceremony, une boutique devenue depuis un concept qui s’exporte et une ligne de vêtements en nom propre.

Kenzo Takada
Kenzo Takada© DR

« Nous ne sommes pas du genre à nous asseoir pour réfléchir pendant des heures avant de prendre une décision », lâche Humberto Leon. Lorsque le patron de Kenzo leur propose le poste de directeurs artistiques en juin 2011, ils se jettent à l’eau, sans état d’âme. « Nous n’avions pas le temps de nous poser trop de questions, se souvient l’ancienne étudiante en économie de l’université de Berkeley. Nous connaissions la marque, nous la comprenions, nous savions que nous pouvions lui apporter quelque chose et nous l’avons fait. » La griffe, étouffée trop longtemps sous les imprimés à fleurs, a en quelques saisons retrouvé tout le peps de ses débuts. Surtout, l’esprit métissé et frondeur de Kenzo Takada semble enfin de retour. Démonstration.

Lorsqu’on regarde la nouvelle collection Kenzo printemps-été, on se dit que le Parisien que vous aviez à l’esprit est plutôt un jeune urbain qu’un vieux titi. C’est bien lui ?

Carol Lim : C’est en tout cas un Parisien au sens large du terme. A coup sûr multiculturel. Ça peut être le type qui vit ici ou le touriste venu passer un week-end qui mélange ses achats avec ses propres vêtements. C’est davantage un état d’esprit qu’un profil bien défini. Paris est une ville tellement belle qu’elle vous pousse à la découverte, à regarder partout autour de vous. Nous sommes tous les deux américains, nous sommes basés à New York mais depuis que nous avons rejoint Kenzo, nous venons à Paris tous les quinze jours, nous y avons un pied-à-terre. Notre regard sur Paris s’est modifié et cette collection est aussi le reflet de notre nouvelle expérience. Nous voulions jouer avec les codes traditionnels que certaines personnes imaginent typiquement parisiens comme le tee-shirt rayé, les teintes pastel des macarons, et rendre hommage à notre manière à la tour Eiffel et à la statue de la Liberté, symbole de New York mais que l’on peut voir en version miniature sur la Seine aussi.

La collection Homme printemps-été 2015 pour Kenzo, présentée en juin dernier, dans un lieu d'exception détrempé par la pluie, le pont Alexandre III à Paris.
La collection Homme printemps-été 2015 pour Kenzo, présentée en juin dernier, dans un lieu d’exception détrempé par la pluie, le pont Alexandre III à Paris. © imaxtree

Comment définiriez-vous l’homme Kenzo ?

Humberto Leon : C’est un gars plutôt ouvert, qui s’approprie l’univers de la marque à sa manière. Tout dépend de l’occasion. Il peut avoir envie un jour de mettre un costume et le lendemain un blazer sur un jogging ou à l’inverse enfiler un sweat sur un pantalon en laine. Chaque pièce de son vestiaire peut être portée différemment. Ce n’est jamais aussi premier degré qu’on ne l’imagine.

C.L. : Notre point de départ, ce sont les essentiels du dressing masculin. Dans une penderie, vous trouverez toujours de tout : des vêtements pour aller travailler, voyager, traîner le week-end, sortir le soir. Certaines personnes portent le même uniforme tout le temps, mais c’est de plus en plus rare. La maison Kenzo a toujours été réputée pour son tailoring donc nous avons bien sûr poursuivi dans cette voie. Mais tous les mélanges sont permis. Les frontières entre un look strict et casual sont devenues floues, ce qui autorise plus de fantaisie.

Diriez-vous que vous veillez à ce que l’homme et la femme Kenzo se répondent au travers de vos collections ?

H.L. : Complètement ! Avant notre arrivée, ils avaient des univers totalement distincts, comme s’il n’y avait aucun lien entre eux. Aujourd’hui, ils interagissent constamment, ils ont le même esprit, les mêmes goûts. Ils partagent les mêmes influences. Et c’est logique ! C’est le reflet de la génération Kenzo d’aujourd’hui.

C.L. : C’est aussi comme cela que nous fonctionnons tous les deux. Nous pouvons aimer le même sweat et avoir envie de le porter. Même si nous créons des collections Homme et Femme distinctes, ces deux mondes ne sont pas hermétiques. Les mecs et les filles s’empruntent facilement des vêtements aujourd’hui, une chemise, un pull. Et nous gardons cela à l’esprit dans notre processus créatif. Ce qui plaît à l’un peut aussi plaire à l’autre, il n’y a pas de raison de s’imposer des restrictions.

Rencontre avec Carole Lim et Humberto Leon, le duo qui a réveillé Kenzo
© imaxtree

Certaines de ces pièces mixtes – on pense aux sweat-shirts « tigre », aux casquettes… – sont très vite devenues iconiques. Cela faisait partie du plan ?

Rencontre avec Carole Lim et Humberto Leon, le duo qui a réveillé Kenzo
© DR

H.L. : Depuis trois ans, nous créons un alphabet dans lequel on retrouve la tête de tigre mais aussi les yeux, les tigres volants, les imprimés léopards. Ils peuvent être là, disparaître et revenir ou être remplacés par d’autres motifs en fonction des saisons. Quand nous sommes arrivés, nous avons opté pour un parti pris très fort : celui d’en finir avec les fleurs, au moins momentanément, car la marque s’était vraiment enlisée dans ces imprimés. Elle était devenue unidimensionnelle. En interne, on nous a pris pour des fous ! Je suis sûr que certains se sont même dit qu’il y avait eu erreur de casting ! Nous leur avons tout de suite promis de leur donner de nouveaux codes, des formes, des motifs que les gens regarderaient en se disant immédiatement : « Waouw, ça c’est du Kenzo. »

C.L. : Nous voulions rendre une identité marquée à Kenzo, que la griffe soit reconnaissable, grâce à des imprimés forts, une silhouette du défilé qui frapperait les esprits, une campagne originale. Chaque collection est comme un chapitre. Le sweat « tigre » fait partie de l’histoire mais n’a jamais été une fin en soi.

Trouvez-vous aussi votre inspiration dans les archives de la maison ?

C.L. : Oui, mais pas de manière littérale. Pour démarrer, nous nous sommes plongés dedans et nous le faisons encore pour regarder les formes et scruter les petits détails. Le tigre, par exemple, qui est devenu l’emblème de Kenzo, nous l’avons découvert dans une doublure de pantalon. Il ne s’agissait même pas de la tête telle qu’on la connaît aujourd’hui mais d’une esquisse que nous avons modernisée. Dans notre toute première collection, l’idée de réversibilité des vêtements est également venue des archives : l’intérieur de certains modèles était tellement sublime que nous avons eu envie d’exploiter le concept de double sens. Ces références sont comme des clins d’oeil à Kenzo Takada.

Vous avez aussi tenu à ajouter Paris dans le O de Kenzo…

H.L. : Même si cela n’a pas non plus tout de suite été bien compris en interne, il nous paraissait essentiel de redire que Kenzo était une marque parisienne. Bien qu’elle ait été créée par un Japonais, cela s’était passé à Paris. C’était vraiment un plus dans l’histoire de cette maison et ce sont ces racines que nous avons vraiment voulu célébrer cette saison. Les premiers sweat-shirts avec le motif tour Eiffel arrivent dans les boutiques et nous sentons déjà qu’ils vont devenir aussi identitaires que le tigre ou les yeux. Que nos clients souhaiteront le conserver. C’est ce qui restera de notre passage chez Kenzo, ce dont les gens se souviendront dans vingt ans.

Rencontre avec Carole Lim et Humberto Leon, le duo qui a réveillé Kenzo
© DR

Est-ce pour ces collectionneurs que vous proposez aussi des éditions limitées ?

H.L. : Oui. Nous voulons que certaines pièces soient plus exclusives, ce qui les rendra vraiment spéciales aux yeux de ceux à qui elles plaisent. L’idée n’est pas de créer de la frustration. Plutôt de l’excitation. Savoir qu’une fois que la collection est vendue, c’est fini. Qu’il faut saisir l’occasion.

Cela fait vingt-deux ans maintenant que vous vous connaissez. Est-ce toujours facile de bosser en duo ?

H.L. : C’est devenu tellement organique que nous n’avons pas toujours conscience que nous sommes en train de travailler ! Nous passons énormément de temps ensemble – 70 heures par semaine au moins, rien qu’au boulot – mais nous habitons aussi le même immeuble à New York. Le mari de Carol et mon partenaire sont amis eux aussi et nos enfants respectifs jouent constamment ensemble. Nous prenons des décisions en permanence mais nous avons toujours l’impression de nous amuser.

On a du mal à croire que vous soyez tout le temps d’accord, que vous ne vous disputiez jamais !

C.L. : Oui, peut-être qu’on chipote parfois sur ce que l’on va manger le soir mais c’est tout !

H.L. : Il n’y a pas assez de temps dans une journée pour le perdre à chicaner.

Pourtant, vous l’admettez vous-même, vous avez des personnalités très différentes…

C.L. : Et complémentaires. Je connais Humberto tellement bien que je sais même sans avoir à lui parler ce qu’il attend. C’est comme si nous avions continuellement une conversation muette l’un avec l’autre. Je devance ses questions et j’y réponds avant même qu’il ne les pose. Nous nous faisons totalement confiance.

H.L. : Même quand Carol n’est pas à côté de moi, je sais ce qu’elle dirait car je connais ses goûts, ce qu’elle préfère. Nous rationalisons les choses de la même manière. Nous apportons bien sûr notre point de vue personnel mais sans que l’ego l’emporte. Il faut penser plus large que cela. Nous avons des valeurs identiques, nous savons ce que nous voulons. Il n’y a pas de place pour le « moi je », pas de gagnant ou de perdant dans une discussion. C’est un travail d’équipe, une mise en commun. Il ne suffit pas non plus d’aimer ou pas quelque chose. Nous nous interrogeons sans cesse sur la durée de vie potentielle de ce que nous sommes en train de créer.

Vous vous êtes lancés dans la mode en 2002 en ouvrant Opening Ceremony, ce que l’on pourrait appeler un concept store. Pensez-vous que votre regard d’acheteur/vendeur influence votre travail de création ?

C.L. : Vous n’êtes pas la première à nous poser cette question et je ne sais pas vraiment comment y répondre. Nous ne mettons jamais des petites croix dans des cases pour être certains d’avoir les « bons » produits dans nos collections, qu’il s’agisse de Kenzo ou d’Opening Ceremony d’ailleurs. Pour nous, l’histoire que nous avons envie de raconter prime systématiquement. Tout part toujours d’une conversation, sur une expo, un artiste, une image, un voyage que nous avons pu faire. Bien sûr, nous essayons de regarder la ligne dans son ensemble, nous avons la chance d’être deux donc nous faisons attention à ce que le tout soit équilibré. Nous raisonnons en termes de fonction et d’occasion. C’est la fonctionnalité qui l’emporte sur le prix ou la question de savoir si cela pourrait se vendre ou pas.

En parlant d’histoire justement, vos défilés sont spectaculaires. Ils ont lieu dans des endroits souvent exceptionnels, parfois même inaccessibles au public d’ordinaire. Pourquoi de telles mises en scène ?

C.L. : A nos yeux, le décor mais aussi la musique, l’ambiance générale qui se dégage du show sont presque aussi importants que la collection elle-même, car cela fait partie du récit que nous sommes en train de raconter. Nous aimons aussi exciter la curiosité de nos invités. En tant qu’acheteurs, nous savons ce que c’est que de voir plus de dix présentations chaque jour. Tout commence dès l’accueil, nous servons quelque chose à boire ou à manger, nous aimons ces petits détails qui font que les gens se souviennent de nous, de nos shows, qu’ils soient fiers d’en avoir fait partie, d’avoir vécu l’expérience du défilé le long du pont Alexandre III ou à la Philharmonie de Paris alors qu’elle venait à peine d’ouvrir !

Votre première rencontre – vous Carol déjà en pyjama, vous Humberto prêt à tout pour la convaincre de sortir – fait un peu partie de votre légende. Cela vous arrive-t-il de penser que si vous ne l’aviez pas suivi ce soir-là, rien de tout ceci ne serait jamais arrivé ?

H.L. : Pour moi, cet instant est juste le reflet de notre manière d’être ensemble. Nous nous encourageons mutuellement à faire des choses avec lesquelles nous ne sommes pas nécessairement à l’aise.

C.L. : Bien sûr notre rencontre est le point de départ essentiel ! Mais quelle que soit la décision que vous preniez à un moment donné, vous ne pouvez pas deviner ce qu’elle va engendrer. Si vous m’aviez dit quand j’étais à l’université que j’ouvrirais un magasin avec Humberto, je vous aurais prise pour une dingue. Idem, il y a dix ans, si vous m’aviez dit que nous allions travailler pour une maison parisienne, je vous aurais ri au nez ! Vous ne savez jamais ce qui vous attend et c’est très bien ainsi. C’est pour cela d’ailleurs que nous ne faisons pas de plans à long terme. Il n’y a rien de pire pour rester figé au même endroit. Kenzo est une marque qui célèbre le changement et c’est ce qui rend ce job si excitant.

Interview originale publiée dans Le Vif Weekend du 6 mars 2015

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