Un an à filmer Dries Van Noten, un documentaire inédit

Un centième défilé lors de la dernière Fashion Week parisienne, point d'orgue d'un parcours exemplaire. © GETTY IMAGES

Figure emblématique de la mode, le Belge a toujours préféré s’effacer derrière la flamboyance de sa création. En salle le 5 avril prochain, le documentaire Dries pose sur lui un regard aussi inédit qu’inespéré – jamais cette brillante énigme n’avait été examinée de si près. Rencontre avec son réalisateur, Reiner Holzemer.

Bien que son nom ne soit pas sur toutes les bouches dans le grand public, Dries Van Noten suscite l’unanimité des professionnels depuis bientôt trente ans. Un relatif anonymat qu’il entretient par la rareté de ses apparitions médiatiques, le créateur ne donnant à voir que ses collections, sans campagne de pub tapageuse, ni égérie hollywoodienne.

Prédestiné, il naît dans une famille dédiée au vêtement depuis trois générations, avant d’intégrer l’Académie des beaux-arts, section Mode, où il deviendra un des fameux  » Six d’Anvers « , aux côtés d’Ann Demeulemeester, Dirk Bikkembergs, Walter Van Beirendonck, Dirk Van Saene et Marina Yee ; soit de jeunes visionnaires portés par une certaine émulation collective, qui placèrent la Belgique sur la carte de la mode au milieu des années 80.

Mis sur orbite, l’homme domine son sujet avec une maîtrise qui frôlerait l’insolence s’il n’avait pas le triomphe résolument modeste. Jaloux de son indépendance comme de sa vie privée, Dries ne doit pourtant son explosion à personne d’autre qu’à lui-même, contrôlant chacun des aspects de son travail avec une absolue minutie.

Les imprimés du créateur ont immédiatement inspiré Reiner Holzemer.
Les imprimés du créateur ont immédiatement inspiré Reiner Holzemer. © SDP

Le Belge défile depuis 1991 – ce 1er mars, son centième show fut un des moments forts de la Fashion Week parisienne – sans avoir jamais connu le creux de la vague. Sans doute parce qu’il a su maintenir une identité forte tout en se réinventant sans cesse, accumulant les imprimés avec une audace et un raffinement qui confinent au sublime, et puisant son inspiration à des sources toujours plus variées ; Rothko ou Bacon, Cobain ou Hendrix, Orange mécanique ou La leçon de piano… Inspirations, c’est précisément l’intitulé de l’exposition que lui consacrèrent les Arts déco en 2014. Un succès monstre – 160 000 visiteurs dans la capitale française, puis près de 100 000 au MoMu d’Anvers, un record. Une des expos mode les plus prisées, malgré la forte concurrence qui sévit ces dernières années : Gaultier, Saint Laurent ou Lanvin dans la Ville lumière, McQueen à Londres, Lagerfeld à Bonn… le genre est dans l’air du temps.

 » Dries Van Noten n’est pas du genre à aimer être filmé mais il s’est montré plutôt à l’aise devant la caméra « , raconte le réalisateur. © SDP

Dries Van Noten se nourrit de l’art qui le lui rend bien, et contribue au rayonnement d’une fashion industry désormais invitée dans des cénacles qui autrefois la snobaient. Le cinéma aussi succombe à l’aura des grands couturiers, et le documentaire de Reiner Holzemer nous arrive après le Dior et moi consacré à Raf Simons, les films de Loïc Prigent ou les biopics siglés YSL ou Chanel, en attendant les mises à l’écran des destins tragiques d’Alexander McQueen ou du clan Gucci, annoncées également pour 2017.

Le vif engouement qui se développe ces dernières années aurait justement pu refroidir un franc-tireur tel que Dries Van Noten, peu enclin à accepter qu’une caméra indiscrète se glisse par-dessus son épaule, pour tirer plus loin le coin du voile levé par Inspirations. Il aura fallu la candeur du réalisateur allemand, spécialisé dans la photo et pas modeux pour un sou, donc doté d’un oeil à la fois acéré et dénué d’a priori, pour vaincre les réticences du créateur. En lui répétant notamment que, selon son point de vue,  » Dries n’est pas un film de mode, c’est un portrait « .

Quand avez-vous entendu parler de Dries Van Noten pour la première fois ?

C’était très tard, pour être honnête. En 2010, je réalisais un docu sur le photographe Juergen Teller, et je le suivais lors d’un shooting dans le jardin de Dries avec l’actrice Dakota Fanning. On y a passé trois jours et j’ai été fasciné dès l’instant où j’ai vu les robes du créateur.

En tant que spécialiste de l’image, cinéaste et pro de la photo, qu’avez-vous ressenti en découvrant son travail ?

Un an à filmer Dries Van Noten, un documentaire inédit
© SDP

La première chose que j’ai vue, c’était la Flower Collection et je l’ai adorée ; le style, les imprimés, tout était magnifique. Je ne suis pas un expert, mais j’ai trouvé ça très classique et très moderne à la fois, avec ce mélange de genres et ce côté  » camouflage « . Son travail, sa maison et son jardin, sa façon d’y vivre, tout en lui était beau et inspirant. Je ne connaissais pas grand-chose à la mode, mais j’ai toujours été intéressé par les différentes expressions artistiques, et comme j’étais un peu en train de tourner en rond au niveau esthétique ou créatif, j’étais ouvert à d’autres choses.

Comment se sont passés les premiers contacts ?

Dès la première rencontre, ce que j’ai immédiatement apprécié chez lui, c’est qu’il était  » normal « . On attend d’un créateur de mode qu’il soit un peu fou ou au moins extravagant, lui ne l’est pas. De retour en Allemagne, je me suis documenté, j’ai compris qui il était et d’où il venait, et je me suis dit qu’il y avait là un bon sujet.

Un sujet un peu spécial, quand même…

Sans même en avoir parlé à Dries, j’ai appelé Arte pour leur proposer l’idée, en pensant qu’ils auraient peut-être un créneau pour moi dans leur grille spéciale Fashion Week. Ils m’ont tout de suite répondu:  » Evidemment ! Si tu parviens à shooter Dries Van Noten, on signe sur-le-champ ; ça fait des années qu’on tente de l’avoir.  » Et c’est en gros la même réponse de la part de toutes les télés approchées. Il restait à demander l’accord du principal intéressé, mais j’étais plutôt optimiste.

En un an, Reiner Holzemer a emmagasiné des centaines d'heures de rush, dans les coulisses et lors des shows de Dries Van Noten... Pour finalement raconter un homme et son oeuvre.
En un an, Reiner Holzemer a emmagasiné des centaines d’heures de rush, dans les coulisses et lors des shows de Dries Van Noten… Pour finalement raconter un homme et son oeuvre. © SDP

Et comment a-t-il réagi ?

C’est là que j’ai vraiment compris à quel point ça allait être difficile de le convaincre. Sa première réaction a été très polie, il n’a pas dit oui, mais il n’a pas non plus dit non. Ce qui m’a un peu encouragé, parce que je savais qu’il avait déjà catégoriquement refusé de nombreuses offres auparavant. Il me restait donc un espoir. Il m’a écrit une très belle lettre, de sa main, pour m’expliquer que le moment était mal choisi, qu’il était absorbé par son livre, son expo et par tout son boulot, mais que  » peut-être, un jour « , on pourrait concrétiser ce projet. Puis  » un jour  » est devenu trois ans. En tant que réalisateur, on apprend à être patient. On est restés en contact, il m’a invité à ses défilés…

Comment l’avez-vous convaincu ?

Par ma patience. Après trois ans d’indécision, je lui ai demandé de poser un choix. Il préparait son expo à Paris, son livre, vers 2013-2014, et je lui ai dit :  » Si un jour on devait faire ce film, tu aimerais qu’on y voie l’expo, alors pourquoi ne pas commencer ? Même si on ne poursuit pas, au moins on aura des images et tu verras comment je bosse.  » J’avais le sentiment que si on loupait l’occasion et que l’on finissait par tourner plus tard, on aurait manqué quelque chose. Et il a accepté.

Les débuts n’ont pas été trop difficiles ?

La collection automne-hiver 17-18, présentée dernièrement à Paris.
La collection automne-hiver 17-18, présentée dernièrement à Paris.© IMAXTREE

C’est la personne la plus discrète que j’aie jamais connue, il n’est pas du genre à aimer être filmé. Pourtant, il s’est montré plutôt à l’aise devant la caméra, et une fois qu’on avait commencé, c’était parti. D’ailleurs, il m’a encore surpris : normalement, un film de mode, ça démarre par une idée de collection et ça s’achève par le show, et tout le monde est heureux, ou pas, on montre tous les petits désastres qui surgissent entre les deux et ça fait un documentaire de 90 minutes. Quand Dries m’a demandé comment on allait procéder, j’ai expliqué que l’on suivrait l’élaboration d’une collection, et jetterait un oeil en arrière, sur son parcours. Il a répondu :  » Tu ne capteras jamais l’essence de mon travail en ne suivant qu’une collection. Il en faut quatre au minimum, donc une année complète.  » Et j’ai dit  » Ok, génial.  »

L’aventure venait de prendre une autre tournure…

Oui, et j’ai apprécié qu’il veuille un film parfait, à son image. Mais une année, c’était un vrai challenge. Quatre collections, et un retour sur la carrière, comment dévoiler tout ça convenablement et raconter l’histoire en une heure et demie ? Après le troisième défilé, j’avais des centaines d’heures de rush, et cela devenait répétitif. J’ai eu le sentiment de disposer de suffisamment de matière. Puis il m’a dit que le quatrième show aurait lieu à l’Opéra Garnier, un endroit qu’il avait attendu pendant seize ans, et je n’ai pas voulu rater ça. Cela faisait un bon climax.

Alors que la mode s’invite dans les grands musées et que lui-même s’inspire de toutes les disciplines artistiques, peut-on dire qu’il contribue à faire de la mode un art ?

Dries ne se décrirait jamais comme un artiste. Pour lui, c’est aux autres d’en décider. Par contre, il est absolument conscient de faire partie d’une industrie. Il peut produire ce qu’il veut, au niveau des détails, des couleurs ou de l’artisanat – et dans un sens, c’est artistique – mais si cela ne se vend pas, c’est un échec. Les robes doivent être portées, pas affichées aux murs ou cachées dans les dressings.

Un an à filmer Dries Van Noten, un documentaire inédit
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Il détient tout de même une réelle spécificité par rapport aux autres…

Oui, dans le process. Saint Laurent ou Dior commençaient à développer leurs idées sur papier. Dries, lui, ne dessine pas. Il commence avec le tissu. Je le voyais comme un sculpteur, c’est la première impression qu’il m’a faite. Il adorerait avoir le coup de crayon de Saint Laurent, mais c’est très bien qu’il ait cette particularité.

Quand je filmais des photographes, ils n’aimaient pas que l’on révèle l’envers du décor, mais ils n’avaient jamais peur que cela altère la magie. Dries, par contre, s’en souciait beaucoup, tellement il était concentré sur la perfection du résultat final. Or, en tant que documentariste, j’enregistre 99 % d’erreurs et 1 % de perfection. Quand il était occupé, je n’interférais pas, j’étais un observateur silencieux, une mouche sur le mur, pour capter sa réalité. Je vais au plus près. Lui a toujours été très naturel, même s’il se sentait peu à l’aise, forcément observé.

Pensez-vous avoir percé une partie du mystère Dries Van Noten ?

Un an à filmer Dries Van Noten, un documentaire inédit
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On ne peut pas tout révéler en un long-métrage, mais on en apprend beaucoup sur sa personnalité et son approche si particulière. On voit un homme qui vit et travaille avec son partenaire, sa façon de prendre soin des choses ou de regarder les gens, la mode… C’est un tout. Il m’a dit :  » Quand je rentre chez moi, je suis le même. Ce que je mange, la musique que j’écoute, l’art auquel je m’intéresse, ça reste la même chose.  » Il y a chez lui une intégrité qui force l’admiration. Et quand je regarde ses créations, c’est comme si j’appréciais les oeuvres d’un grand artiste : on y retrouve des idées, des lignes, des références à son travail antérieur. Et il est loin de la fin de son parcours, on a encore de bonnes choses à attendre de lui. Je crois qu’il n’arrêtera jamais.

Qu’a-t-il pensé du documentaire ?

Il l’adore. Des spectateurs m’ont dit avoir pleuré lors de la projection, mais il n’y avait pas de quoi : c’est une histoire heureuse. Il a réussi à réaliser ce qu’il voulait. Bien sûr, il se plaint du stress, des nuits sans sommeil, mais il oublie tant que son show a du succès – et ce n’est pas une question de vente, il veut réussir à créer ce moment spécial et intime dont tout le monde va parler. Car son honnêteté ne trompe pas.

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Dries, de Reiner Holzemer, en avant-première à Bozar, à Bruxelles, le 4 avril prochain et en salle dès le 5 avril. www.bozar.be

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