Histoire de ces belles de cire raconté par Erwan de Fligué, dandy, historien et antiquaire

Ces deux bustes américains des années 40 témoignent de l'influence du surréalisme outre-Atlantique. © NICOLAS DESCOTTES

Avec son emballante Histoire du mannequin de vitrine, le collectionneur de haute couture Erwan de Fligué rappelle la beauté oubliée de ces Vénus pétrifiées qui ont fait les beaux jours des magasins de luxe et échauffé l’esprit des surréalistes. Passionnant.

Histoire de ces belles de cire raconté par Erwan de Fligué, dandy, historien et antiquaire

Historien de l’art, antiquaire, spécialiste du vêtement ancien mais aussi dandy revendiqué, Erwan de Fligué, moustache en guidon, tendance IIIe République, est un drôle d’oiseau aussi subtil qu’énigmatique. Entretien à propos de son Histoire du mannequin de vitrine parue chez Flammarion, autour d’une tasse en porcelaine, dans son salon parisien.

D’où vous est venue l’idée de cet ouvrage ?

Cela fait de nombreuses années que je collectionne la haute couture, et comme je cherchais à remplir le vêtement, je suis venu naturellement aux mannequins de vitrine. Le premier modèle que j’ai acheté date des années 40, avec de beaux yeux en sulfure, sans paupières et une figure très lisse, avec un côté Les yeux sans visage, le film de Franju. La diversité de traitement selon les époques et les modes m’a toujours intéressé. D’autre part, le travail des surréalistes, qui ont beaucoup joué avec les mannequins pour des installations éphémères, m’a marqué. Dalí, avec son sens de la publicité, a composé avant-guerre plusieurs devantures de magasins de mode, entre autres pour Schiaparelli.

Dans quelles circonstances les mannequins font-ils leur apparition en devanture ?

Erwan de Fligué, spécialiste du vêtement ancien et des mannequins de vitrine.
Erwan de Fligué, spécialiste du vêtement ancien et des mannequins de vitrine.© RENAUD CALLEBAUT

Dans le livre, je dis qu’ils sont les enfants de la révolution industrielle. Ils vont s’imposer avec l’essor de la confection vers 1850 et la naissance des Grands Magasins. Mais l’objet était déjà au point avant la fonction. On savait très bien faire les mannequins au xviiie siècle. Et avant la confection, on trouve déjà des bustes en cire de bonne facture chez les coiffeurs et les modistes parce qu’ils ont un produit fini à présenter.

Le niveau de raffinement est étonnant.

Jusqu’à une époque récente, c’était un objet extrêmement complexe à réaliser. Il ne suffit pas d’accumuler tous les éléments pour que ça marche. Un vrai talent de sculpteur et des techniciens qualifiés s’imposent pour lui donner une âme. Imans, l’un des principaux fabricants de la première moitié du xxe siècle, a fait ses classes chez le statuaire Ludovic Durand, qui avait travaillé pour le musée Grévin. Les créations de la firme Siegel & Stockman, l’autre manufacture majeure, sont envisagées pendant la période moderniste comme des oeuvres d’art à part entière. Man Ray leur consacre tout un reportage dans Vogue pour l’Exposition des Arts décoratifs de 1925.

Qui conçoit ces Vénus des étalages ?

Un spécimen en cire des années 30.
Un spécimen en cire des années 30.© NICOLAS DESCOTTES

C’est très difficile de savoir qui fait quoi. Les fabricants estiment souvent que c’est une oeuvre collective et refusent que les mannequins soient signés d’un autre nom que leur marque. Mais les collaborateurs peuvent être des artistes de renom comme le peintre Jean-Gabriel Domergue ou Erté (NDLR : artiste d’origine russe, il a travaillé comme dessinateur de mode pour Harper’s Bazar et ensuite comme costumier pour les grands studios de Hollywood).

D’où vient l’attrait des grands photographes, de Brassaï à Newton, pour l’objet ?

L’aspect onirique est important. Ce qui est troublant, c’est que même lorsque les mannequins sont hors d’usage, réduits en mille morceaux, il y a toujours ce sourire figé qui perdure. C’est absolument effrayant ! On voit bien ce que cela peut contenir d’étrangeté.

Parmi les fabricants, vous consacrez un chapitre entier à Pierre Imans. En quoi est-il si important ?

Un présentoir en cérolaque datant de 1948-1950.
Un présentoir en cérolaque datant de 1948-1950.© NICOLAS DESCOTTES

Pierre Imans a fondé son atelier de mannequins de cire à Paris, en 1896. Il n’était pas le premier à utiliser ce matériau mais il a apporté un niveau de grâce et d’hyperréalisme inédit. Il est aussi à l’origine d’une croissance spectaculaire alors que ses produits sont restés artisanaux jusqu’à la fin des années 20. Au départ, Imans n’avait qu’un petit atelier, rue de Crussol. Son succès l’a poussé à annexer, un à un, tous les rez-de-chaussée de la rue. Il exportait ses produits jusqu’en Amérique du Nord et en Russie. Le client pouvait choisir son mannequin dans les moindres détails, de la couleur des yeux au type de cheveux. Il y avait même une option de taille articulée qui permettait de rectifier la cambrure. C’était véritablement du sur-mesure. Les modèles les plus perfectionnés, proches des automates, coûtaient l’équivalent à l’époque d’un an de salaire d’un ouvrier.

Et la célèbre manufacture Stockman toujours connue pour ses bustes de couturières ?

Stockman fut historiquement le premier fabricant industriel de mannequins. Il a dominé le marché mondial à la fin du xixe, avant d’être dépassé pour un temps par Imans. L’entreprise trouve une nouvelle vigueur à partir de 1923 avec la prise de contrôle de la firme par Victor-Emmanuel Siegel, un homme d’affaires canadien. Siegel & Stockman va aussi s’attaquer au marché du mannequin en carton laqué, moins cher que la cire. Au plus fort de sa production, la société emploie 2 000 personnes dans ses ateliers de Saint-Ouen et collabore avec 67 fabriques dans le monde. Dès 1926, elle va dépasser Imans en termes de chiffre d’affaires.

Le réalisme est-il toujours recherché ?

Un buste articulé en bois et cire.
Un buste articulé en bois et cire.© NICOLAS DESCOTTES

Pas nécessairement. Il y a parfois des options radicales, en particulier celles du designer et décorateur René Herbst, directeur artistique de Siegel & Stockman à partir de 1927. Il était surnommé l’homme d’acier parce qu’il utilisait le verre et le métal dans toutes ses créations. C’était un moderniste intransigeant. Il a réalisé des mannequins en tubes d’acier ou intégralement recouverts de facettes de miroir. C’était techniquement génial mais restrictif au niveau de l’utilisation. Les formes cubistes ne sont pas très faciles à habiller.

Comment les matériaux ont-ils évolué ?

La cire a été progressivement supplantée dans l’entre-deux-guerres par un retour au plâtre et par l’arrivée de la cérolaque, qui est proche de la cire sans en avoir pour autant la transparence. L’évolution s’est faite progressivement. Le passage au polyester, qui a l’avantage de ne pas casser, est plus tardif. Il a amené de nouveaux acteurs sur le marché dans les années 60, dont la firme danoise Hindsgaul, spécialisée dans ce matériau. L’effet pervers est que le polyester étant très solide, le renouvellement des modèles s’est fait moins naturellement, il y a eu moins d’émulation, moins de créativité. Pour abaisser les coûts de main d’oeuvre, les industriels ont ensuite commencé à employer le PVC ou le polyuréthane.

L’âge d’or est-il révolu ?

Les vitrines sont devenues ennuyeuses. Il n’y a plus beaucoup de travail de ce côté-là, mis à part un peu, pour les Grands Magasins. Même dans les maisons importantes, il n’y a quasiment plus de chefs étalagistes. Les chaînes de boutiques qui ont imposé une standardisation devraient réfléchir à un merchandising visuel plus élaboré et prendre des risques.

Une histoire du mannequin de vitrine, par Erwan de Fligué, Flammarion.

Par ANTOINE MORENO

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