Les métiers dits manuels commencent (enfin) à avoir la cote

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Philippe Berkenbaum
Philippe Berkenbaum Journaliste

Près d’un élève francophone sur deux suit une formation technique ou professionnelle à partir de la 3e secondaire. Rarement par choix, souvent par relégation, après avoir échoué dans le général. Mais ils y prennent de plus en plus goût : les métiers dits manuels commencent à avoir (enfin) la cote.

« Si l’on écoutait les petits garçons et les petites filles, le monde serait peuplé de pompiers, de pilotes, d’infirmières et de maîtresses d’école. Si l’on écoutait leurs parents, il n’y aurait que des médecins et des avocats. »

C’est ce qu’avançait il y a quelque temps WorldSkills Belgium dans sa campagne. L’ASBL s’est donné pour mission de valoriser les professions techniques et ceux qui s’y engagent. Elle organise chaque année le Championnat belge des métiers, dont la finale de l’édition 2016 se déroulera les 14 et 15 mars prochain dans notre capitale, ainsi qu’à Liège et Charleroi. « Plus de 750 jeunes Wallons et Bruxellois s’y sont inscrits pour cette édition, se réjouit son directeur Francis Hourant. C’est une progression constante qui traduit un engouement croissant pour les filières techniques et manuelles. »

Du carreleur au dessinateur industriel, en passant par le tailleur de pierre, le soudeur, le styliste, le maréchal-ferrant, l’infographiste ou le cuisinier, une bonne trentaine de jobs sont à l’honneur et les vainqueurs de chaque discipline défendront les couleurs de notre pays au championnat européen de Göteborg en Suède, début décembre prochain.

Organisé tous les deux ans, en alternance avec la même compétition au niveau mondial, cet EuroSkills est à chaque fois l’occasion d’une belle moisson de médailles pour nos compatriotes. De quoi redorer le blason de ces professions qui restent mal considérées – c’est du moins ce qu’espèrent les promoteurs du projet ! « Pénibles, mal payés, peu valorisés : les métiers manuels ont mauvaise presse chez nous. Trop de gens croient encore qu’il faut avoir fait des études pour arriver socialement. Finissons-en avec ces préjugés », répète inlassablement Francis Hourant.

EN PÉNURIE

« Je ne suis jamais parvenu à m’intégrer dans le système scolaire classique, témoigne Dylan, 22 ans, qui s’épanouit aujourd’hui comme ébéniste et restaurateur de meubles anciens. Je n’arrivais pas à me concentrer sur des matières qui ne m’intéressaient pas, j’avais besoin de bouger, d’utiliser mes mains. Mais comme j’étais en échec, je pensais que j’étais nul ! Mes parents voulaient que je termine mes études ; ils disaient que sans diplôme, on est condamné au chômage. Résultat, j’ai perdu de précieuses années avant de trouver ma voie, alors que j’aurais pu passer dans l’enseignement technique et professionnel dès mes 16 ans. Sans parler des tensions que tout cela a provoqué. »

Dylan n’achèvera jamais ses secondaires. C’est un menuisier, ami de la famille, qui le prend sous son aile et lui transmet son art, dans le cadre d’un contrat d’apprentissage. Que le jeune homme complète par une formation en alternance de chef d’entreprise à l’IFAPME, pour pouvoir un jour devenir son propre patron. Motivé comme jamais… et submergé de boulot : il ne sait déjà plus où donner de la tête ! Car le plus étonnant, dans un pays qui compte près de 10 % de chômeurs (et plus encore à Bruxelles et en Wallonie), c’est que la plupart de ces jobs techniques, si peu valorisés, sont en pénurie : il y a partout trop peu de candidats pour le nombre d’emplois disponibles. Au point que les entreprises sont souvent contraintes d’aller recruter à l’étranger dans des secteurs aussi variés que la construction, l’informatique, les fabrications métalliques, les soins de santé ou l’électromécanique.

PLUSIEURS FILIÈRES

Les derniers ministres en charge de la compétence ont multiplié les mesures censées revaloriser l’enseignement technique et professionnel dit de qualification pour signifier qu’il oriente les élèves vers une formation qui ne nécessitera pas de longues études supérieures. Car lorsqu’un ado se voit confronté à des résultats qui ne lui permettent plus de poursuivre sa scolarité dans le général mais l’obligent à bifurquer dans cette voie, il le ressent généralement comme une relégation, pas comme un acte positif. « La majorité des élèves qui entrent dans ce type de section ne l’ont pas choisi. Et le vivent difficilement, confie Anne Jongen, directrice de l’institut Emile Gryzon qui forme aux métiers de bouche et de la table au sein du Ceria, à Anderlecht. Pas forcément parce que cela ne correspond pas à leur envie profonde, mais parce qu’ils renvoient à leur entourage une image négative. » Au bout du compte, se réjouit-elle, beaucoup y prennent cependant goût et se découvrent des talents insoupçonnés.

Il existe de nombreuses filières pour se former et la qualité ne cesse de se renforcer. Dès l’école secondaire, dans le supérieur technique ou encore grâce aux centres de formation en alternance (CEFA) et aux contrats d’apprentissage, aux centres de validation des compétences, à l’IFAPME et à l’EFPME pour ceux qui veulent acquérir les moyens de devenir leur propre patron… Selon le dernier indicateur de la Fédération Wallonie-Bruxelles, plus de 110 000 élèves suivaient l’une de ces filières en 2013, contre 118 000 inscrits dans le secondaire général. Si tous ne sont pas formatés pour réussir dans le système scolaire classique, ça ne signifie pas qu’ils sont incapables d’apprendre. Et d’exceller un jour dans leur discipline.

RONJA FELL STYLISTE

Les métiers dits manuels commencent (enfin) à avoir la cote
© Frédéric Raevens

Quelques jours après notre entretien, Ronja Fell s’envolait pour Berlin. Elle y a décroché un stage de trois mois dans l’atelier d’une créatrice dont la carrière commence à décoller. « C’est exactement ce que je rêve de pouvoir faire un jour, nous avoue-t-elle. Créer mon propre atelier de mode. » A 23 ans, sa voie semble tracée et son talent reconnu, puisqu’elle a gagné sa place en finale du concours mondial des métiers à São Paulo, fin 2015, après avoir remporté le championnat de Belgique. Catégorie fashion technology, qui combine la créativité et les techniques du stylisme. « Au Brésil, je n’ai manqué que d’un point (sur 600) le médaillon d’excellence, sourit-elle. Il faut dire que le niveau était incroyablement élevé. » Adolescente, Ronja n’envisageait toutefois pas vraiment d’emprunter ce chemin. « J’ai toujours aimé la couture et, petite, j’imaginais déjà des pièces pour mes copines et moi. Mais au début de mes études secondaires, mes parents et la directrice de l’école m’ont convaincue de rester dans le général en disant que si ça ne fonctionnait pas, je pourrais toujours me tourner vers la couture. C’était présenté comme une alternative négative. » Le rêve est resté, diffus. Une fois achevées ses études secondaires auxquelles elle ne nie pas avoir trouvé de l’intérêt, Ronja est partie à l’étranger comme jeune fille au pair, ne sachant trop vers quoi s’orienter. C’est finalement sa mère qui l’a poussée à « ne plus penser à ce que j’avais fait mais à ce que j’aimerais faire, pourvu que ce soit possible ». Elle s’est alors tournée vers une haute école à Liège (HELMo) où l’enseignement combinait « la créativité et la technique, tout ce qu’il me fallait pour pouvoir, un jour, lancer ma propre marque. » Tout bien réfléchi, Ronja ne regrette pas son parcours. « C’est sûr que si j’avais pu commencer plus tôt, je serais sans doute déjà plus loin. Mais dans sa forme actuelle, l’enseignement technique n’est pas adapté. Ce n’est pas parce qu’on apprend un métier manuel qu’on n’a pas besoin de cours généraux. Comme les langues, en particulier. Dans mon domaine, sans elles, je n’irais nulle part. »

NICOLAS DELHAISE FLEURISTE

Les métiers dits manuels commencent (enfin) à avoir la cote
© Frédéric Raevens

« J’ai toujours été plutôt manuel, je préférais travailler qu’étudier, confesse Nicolas Delhaise. L’école, ce n’était pas mon truc. » Ado, il aimait déjà « faire les jardins du voisinage ». C’est donc volontairement qu’il s’est orienté dès la 3e secondaire vers l’enseignement qualifiant, en horticulture. Avec, souligne-t-il, « le total soutien de mes parents ». Mais ce n’était pas exactement ce qu’il cherchait. En 5e année, il a donc bifurqué vers le professionnel, section art floral : « Cette fois, ça m’a plu tout de suite ! »

Diplômé l’an dernier à l’issue d’une 7e professionnelle, Nicolas a décroché un job de… vendeur dans un magasin de vêtements. Mais en tant qu’indépendant complémentaire, il a installé chez ses parents l’atelier dans lequel il développe ses compositions végétales pour des particuliers et de nombreux événements : mariages, banquets, communions… Ses clients, il les recrute par le bouche-à-oreille. « Je n’avais pas envie de bosser pour un fleuriste car je veux pouvoir laisser libre cours à ma créativité. » Son ambition, c’est bien sûr de pouvoir se consacrer à temps plein à sa passion en se mettant à son compte.

Lui aussi a participé à plusieurs concours qui l’ont conduit à nous représenter au Brésil. De quoi augmenter sa notoriété, lui offrir une sacrée dose d’expérience… et lui donner l’occasion d’analyser son parcours : « Je ne regrette pas d’avoir choisi l’enseignement qualifiant malgré les préjugés dont il est victime en Belgique, contrairement à ce qui se passe le plus souvent à l’étranger. On y fait ce qu’on aime et on apprend à développer un métier. Mais c’est un peu tout ou rien. On manque parfois de théorie. » Nicolas pointe également la question des langues. L’anglais ou le néerlandais, il n’en a pas fait beaucoup. Et aujourd’hui, ça lui manque terriblement.

ROBIN HAQUENNE CUISINIER

Les métiers dits manuels commencent (enfin) à avoir la cote
© Frédéric Raevens

« A 15 ans, j’en avais marre de rester sur un banc à ne rien faire, se souvient Robin Haquenne. Mon père avait une entreprise de chauffage et espérait me voir prendre sa succession. J’ai essayé de me lancer dans la construction et la maçonnerie, mais sans succès : on a vite compris que je n’étais pas fait pour ça ! On a alors pensé à la restauration… » Robin obtient un contrat d’apprentissage dans un restaurant, où il travaille cinq jours par semaine, pour un jour d’école. C’est immédiatement la passion. Parti de rien, l’ado décroche ensuite un stage dans un établissement étoilé wallon (La maison Lemonnier du chef Eric Martin), où il restera deux ans avant d’obtenir une bourse qui le conduit dans un triple étoilé du sud de la France (L’auberge du vieux puits de Gilles Goujon). Puis, retour, ensuite, en Belgique pour achever sa formation dans des cuisines comme celles de Sang-Hoon Degeimbre (L’air du temps). Un parcours sans faute pour un apprenti cuisinier qui vient à peine de fêter ses 21 ans. « J’ai eu des moments de découragement, confesse-t-il. Dans un 3-étoiles, chaque service, c’est la guerre, le stress total. Mais j’ai eu la chance d’apprendre sur le tas et je sais aujourd’hui que je vise le haut de gamme. Je ne regrette pas d’avoir choisi la filière de l’apprentissage plutôt que l’école hôtelière. Les jeunes qui en sortent ont souvent encore beaucoup à apprendre. » Aujourd’hui, Robin a achevé sa formation en alternance de chef d’entreprise à l’IFAPME de Dinant et se donne du temps avant d’ouvrir sa propre adresse. Chaque année, depuis le début, il s’est présenté au championnat belge des métiers avec un double objectif : progresser et participer, au bout de cinq ans, au mondial, où il fut le premier Belge à décrocher une médaille d’excellence. Ce qui lui a permis d’obtenir un contrat de chef de partie à l’Hostellerie du Prieuré Saint-Géry. Et d’accrocher ainsi une nouvelle étoile à son palmarès.

PAR PHILIPPE BERKENBAUM

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