Neil Harbisson, rencontre du troisième type avec un cyborg

Neil Harbisson © VIOLAINE CHAPALLAZ
Elke Lahousse
Elke Lahousse Journaliste

Atteint d’une forme extrême de daltonisme, l’artiste Neil Harbisson voit les couleurs grâce à une antenne implantée dans son crâne. Entretien avec un cyborg.

Il ne s’agit pas d’un canular. Encore moins d’un accessoire fashion pour surfer sur la tendance cosmique du moment. Implantée dans son crâne, l’antenne arborée par Neil Harbisson convertit les couleurs en sons que le Britannico-Catalan capte alors par résonance via son oreille interne. Atteint d’achromatopsie – ou daltonisme absolu – depuis sa naissance, l’homme peut ainsi  » entendre  » les teintes qui l’entourent, et ce depuis 2003.

Je peux désormais écouter un Picasso.

L’artiste, qui habite désormais New York, se définit comme un cyborg, un être humain qui enrichit son corps d’éléments électroniques ou mécaniques.  » Je considère cette antenne comme le prolongement de moi-même, au même titre que mes bras « , nous confie-t-il lorsque nous le rencontrons à Amsterdam. Vêtu d’un jeans noir et d’une chemise à carreaux noir et blanc – des tons qui l’apaisent car ils n’activent aucun bruit dans sa tête – il remarque immédiatement que nous regardons son excroissance high-tech.  » J’ai l’habitude, nous rassure-t-il. Certains se moquent de moi ; d’autres me posent des questions et font des suppositions. En 2004, ils croyaient que c’était une lampe de lecture ; en 2009, une Go Pro et en 2015, une perche à selfie !  » Pour sa part, le trentenaire décrit son appendice 2.0 comme son sixième sens… Explications.

Petit, comment viviez-vous votre daltonisme ?

J’avais une amie proche, Moon Ribbas – avec qui je travaille encore aujourd’hui -, et nous comparions souvent notre perception du monde. La nuit, je vois mieux, et la journée, mon regard porte plus loin. En revanche, Moon avait une avance énorme sur moi dans la vie quotidienne, car la couleur y est omniprésente. Les cartes de métro utilisent des codes colorés, le rouge et le bleu symbolisent l’eau chaude et froide, et quand on vous apprend les drapeaux à l’école, on part du principe que vous savez les distinguer. Pour moi, ceux de la France, de l’Italie et de l’Irlande sont identiques. Je sentais que j’étais différent.

Est-ce cette frustration qui vous a poussé à chercher une solution ?

Plutôt la curiosité. Je voulais vivre une expérience sensorielle. Je ne considère pas mon daltonisme comme un handicap. Pour moi, il est tout à fait normal de tout percevoir en nuances de gris. Je ne voulais pas discerner les couleurs pour leur beauté mais pour en parler avec les autres. La dimension sociale était plus importante à mes yeux.

Comment vous est venue l’idée d’entendre les couleurs ?

Lors de mes études de piano en Angleterre, en 2003, j’ai assisté à un exposé d’Adam Montandon, un informaticien venu nous expliquer que la technologie peut être utilisée pour améliorer notre perception de ce qui nous entoure. Je lui ai demandé s’il pouvait inventer quelque chose pour moi. Je savais que certains scientifiques, comme Isaac Newton, avaient déjà établi un lien entre les couleurs et les sons, les uns comme les autres se transmettant à travers l’air sous forme d’ondes. Adam a dès lors conçu un logiciel qui transforme les ondes lumineuses propres à chaque ton en ondes sonores uniques. Dès fin 2003, j’ai eu sur le front une caméra reliée à un ordinateur que je portais dans un sac à dos. Ce prototype enregistrait les images et le logiciel les traduisait en sons, que j’écoutais via un casque.

A quel moment la conversion est-elle devenue naturelle ?

Lorsque j’ai commencé à entendre des couleurs en rêvant. Ensuite, je me suis mis à en préférer certaines et à les associer à des émotions. Grâce aux mises à jour du logiciel, j’ai pu observer un nombre croissant de tonalités. Trois ans plus tard, je pouvais relier 360 nuances à une note, soit autant que l’oeil humain. En outre, je peux aussi entendre l’infrarouge et l’ultraviolet. Autrement dit, je sais si l’alarme est activée dans un magasin ou une banque.

Pourquoi avoir remplacé la caméra par une antenne ?

Un dauphin peut percevoir des ondes sonores dans sa mâchoire inférieure. Une fourmi utilise ses antennes. Je me suis inspiré du règne animal pour trouver un système plus compact. En 2010, ma caméra a ainsi été remplacée par une mini-webcam équipée d’une antenne et vissée sur ma tête. Je n’utilise plus mes oreilles mais les os de mon crâne qui laissent facilement passer les vibrations jusqu’à l’oreille interne.

Vous avez ensuite décidé de vous faire implanter la puce de manière permanente…

J’ai dû soumettre ma demande à un comité de bioéthique, mais il l’a rejetée parce que l’intervention n’avait pas pour but de rétablir des sens et aurait augmenté mes capacités par rapport au commun des mortels. Heureusement, certains membres ont compris mon problème et grâce à eux, j’ai finalement trouvé un médecin disposé à m’opérer illégalement. Ce chirurgien a fixé la puce et l’antenne dans mon os occipital avec quatre implants.

Désormais vous ne connaissez donc plus le silence, d’autant que votre puce est connectée à Internet et que quelques amis ont l’autorisation de vous envoyer des images…

C’est formidable. Je peux m’ennuyer ferme à une réunion et entendre subitement du rouge et de l’orange dans ma tête, parce qu’on vient de m’envoyer la photo d’un coucher de soleil en Australie !

Vous ne craigniez pas que l’opération tourne mal ?

Ma mère s’inquiétait car ma tête recevrait en permanence des signaux dont on ne sait pas encore s’ils sont nocifs. Pour ma part, je comparerais cette intervention à un voyage dans l’espace ou à la conquête de l’Everest : dès que l’on quitte sa zone de confort, on s’expose à des risques.

Qu’est-ce qui a changé depuis ?

Autrefois, je portais des vêtements parce que j’aimais leur look ; aujourd’hui, parce que j’apprécie leur son. Visiter une galerie d’art est devenu une tout autre expérience : je peux désormais écouter un Picasso. J’adore aussi aller au supermarché parce que les mélodies s’enchevêtrent. L’allée des produits d’entretien émet un son formidable.

Vous êtes conférencier, mais aussi artiste. Comment utilisez-vous ce nouveau sens dans vos créations ?

Je donne régulièrement des concerts spatiaux. Grâce à ma connexion Internet, je me connecte à la chaîne de la NASA et je fais écouter les couleurs de l’espace aux spectateurs. Je trouve aussi intéressant de convertir en tableaux de couleurs les discours de personnalités célèbres telles que Martin Luther King ou des chansons de Justin Bieber.

Votre antenne vous a-t-elle déjà causé des problèmes ?

Quand j’ai dû renouveler mon passeport, j’ai négocié pendant des mois avec les autorités parce qu’elles interdisent le port d’appareils électroniques sur les photos d’identité. J’ai fini par les convaincre que je ne porte pas de la technologie, mais que je m’identifie à un cyborg : je suis un être technologique.

Pourquoi avoir fondé la Cyborg Foundation ?

Moon Ribbas et moi l’avons créée pour aider toute personne se définissant comme cyborg ou souhaitant en savoir plus sur la question. Un nombre croissant de personnes ont déjà recours à la technologie pour améliorer leurs capacités naturelles. On ne trouve plus étrange de porter des capteurs et de l’électronique. Les uns les utilisent comme outils de navigation, les autres pour faire du sport ou mesurer leur stress. De là à passer à l’implant, selon moi, il n’y a qu’un pas. Je pense qu’il nous paraîtra de moins en moins angoissant de fondre la technologie dans notre corps. Pourquoi ne pas mettre au point des yeux plus performants pour améliorer notre vision nocturne et cesser de gaspiller l’électricité le soir ? Aujourd’hui, beaucoup de gens associent encore les cyborgs à des robots Terminator. Mais avec mon antenne, je me sens au contraire mieux en phase avec les animaux et la nature.

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