Peut-on s’aimer toute la vie?

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C’est le défi de la longévité: les couples sont appelés à vivre ensemble de plus en plus longtemps. Un demi-siècle ou davantage, comment faire durer l’amour au temps de l’ego roi? Psys, sociologues, sexologues se penchent sur le bonheur conjugal et tracent la voie d’une nouvelle sagesse. Enquête.

Paris, mai 2012. Entre deux cuites et un prix littéraire, Marc Marronnier, la trentaine désinvolte, se lamente à l’écran sur son petit coeur qui saigne. Le héros de L’Amour dure trois ans, premier film de Frédéric Beigbeder, est un romantico-sceptique, inconsolable à l’idée de voir la passion lui filer entre les doigts. »L’amour est un combat contre le temps perdu d’avance », professe-t-il d’une voix alcoolisée. De retour chez lui, un peu sonné, le spectateur pense à un autre opus de cette génération de trentenaires 2.0 : Infidèles, sorti quelques mois plus tôt. Une série de sketchs sur l’incorrigible besoin masculin d’aller coucher ailleurs, co-écrite par Jean Dujardin, dont le couple formé avec Alexandra Lamy emballe les Français, d’après le magazine Gala. Il y aussi cet ancien numéro de la revue Technikart consacré aux aléas conjugaux postmodernes, qui traîne sur l’étagère. « A l’essai, ce côté eau de rose cheap, j’me meurs d’amour et va-z-y qu’on s’installe sur une île déserte se révèle être une vraie escroquerie », râle l’auteur du dossier. A l’évidence, le journaliste Philippe Nassif ne va pas beaucoup mieux que l’ami Marronnier.

Mais que nous faut-il de plus? Le mariage arrangé, catafalque des couples depuis l’Antiquité, n’a pas survécu au XXe siècle, du moins en Occident. Rousseau et ses épigones romantiques ont fait entrer les sentiments dans le nid conjugal. Les années 1950 ont consacré le mariage d’amour. Résultat, aujourd’hui, on aime comme on veut: on vit à la colle, avec ou sans la bague ; on fusionne ou on se « fissionne ». C’est la libre disposition des corps et des âmes. La « pluralité des modèles », disent les sociologues. Pourtant, les couples brisés se ramassent à la pelle. L’Institut national de la statistique (Insee) regorge de chiffres déprimants: depuis cinquante ans, la proportion de divorces a été multipliée par cinq. Même les seniors veulent en être : le taux de séparations des plus de 60 ans a crû de 28 % chez les femmes, et de 39 % chez les hommes. Le démon de midi sonne maintenant à toute heure… Quant aux mariages, ils ont décliné de 18 % depuis l’an 2000.

L’amour, « un émerveillement quotidien »

Journal d’Antenne 2, mai 1989. Le duo Renaud-Barrault reçoit le prix Amour 89 – avec un nom pareil, pas étonnant que personne ne s’en souvienne. Le journaliste veut connaître la définition d’un couple réussi ; la frêle et souriante Madeleine répond : « C’est un couple qui n’a pas cessé de s’aimer depuis le premier jour. » Notre Platon au micro se tourne alors vers Jean-Louis : « Qu’est-ce que l’amour? – L’émerveillement quotidien, lui répond le comédien. Ça paraît naturel. C’est le bon Dieu qui veut ça. »

Tout n’est donc pas foutu au royaume de l’Amour. La preuve encore avec le journaliste André Gorz, qui publia en 2006 une lettre poignante à sa femme malade, avant de se donner la mort à ses côtés l’année suivante: « Tu vas avoir 82 ans. Tu as rapetissé de 6 centimètres, tu ne pèses que 45 kilos et tu es toujours belle. […] Je porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant que seule comble la chaleur de ton corps contre le mien. » Il est des élégies qui donnent du coeur à l’ouvrage. Et il en faut, du courage, lorsqu’on songe à ce qui nous attend. Des années et des années à vivre ensemble…

D’après le dernier rapport de l’Insee sur l’espérance de vie, paru en janvier, les femmes peuvent tabler sur un flambant 84,8 ans; les hommes, 78,2 ans. Il y a un siècle, le couperet tombait à la cinquantaine. Il y en a trois, on prenait congé à l’orée de la trentaine. Autant dire que la question de la durée du couple ne se posait pas dans les mêmes termes. « A l’époque de nos parents, fêter ses noces d’or était exceptionnel. Aujourd’hui, nous sommes appelés à nous projeter au-delà de trente ans de vie commune, note la psychanalyste et thérapeute Martine Teillac (J’ai mal à mon couple !, First Editions). C’est la première fois dans l’histoire de l’être humain. » Vertige de l’amour, chantait Bashung dans ses volutes de clope. Perspective inconcevable, incroyable, terrifiante. « J’ai peur du divorce, mais pour l’instant, je ne me fais pas de souci, nous verrons bien », dit Marjorie, 24 ans, très « carpe diem ». Laurence, quadra DRH en couple depuis dix ans avec Pascal, ingénieur, est plus mesurée : « Je n’ai pas peur de rester cinquante ans avec mon mari à condition de partager, d’échanger, de découvrir et d’évoluer ensemble. Sinon, c’est cinquante ans de prison! » Martine Teillac a remarqué que les couples recourant à ses services faisaient de plus en plus souvent comptes séparés. Signe, dit-elle, « de leur inquiétude ».

La passion dure 3 ans

Himalaya, 17 mai 2012. Les alpinistes Stéphane Benoist et Patrice Galiron-Rappaz atteignent le sommet nord du Chomo Lonzo à 7 199 mètres d’altitude, après avoir ouvert, en trois jours, une voie directe dans la face ouest du massif. Si l’être humain peut tutoyer les cimes, il doit être capable de payer un peu de sa personne pour faire durer son couple.

Certes, les obstacles sont nombreux. A commencer par la nature. Comme le souligne l’anthropologue et sexologue Philippe Brenot (Le Sexe et l’amour, Odile Jacob), notre origine est « polygame ou multipartenaire. Seulement 30 % des sociétés humaines sont de droit polygame. » Et, si l’on en croit la neurobiologiste Lucie Vincent (Petits Arrangements avec l’amour, Odile Jacob), la passion dure trois ans, le temps qu’un enfant soit moins vulnérable aux agressions extérieures. Passé cette période bénie, l’addiction à l’autre, créée par certains neurotransmetteurs du cerveau, disparaît. C’est le choc du réel. Et là, ça passe ou ça casse. L’ego roi, lui aussi, cause quelques soucis. A force de clamer qu’il a des besoins, des humeurs, des revendications, l’individu moderne se rend la vie à deux impossible.

Bien sûr, s’il n’avait pas lutté pour imposer sa volonté au fil des siècles, nous n’aurions peut-être jamais connu le couple fondé sur l’amour et le libre choix. Mais comment marcher d’un même pas lorsque chacun aspire à la satisfaction personnelle, à la réalisation de soi? Lorsque triomphe l’hédonisme, l’idée qu’il faut saisir le bonheur, ici et maintenant, partout et par tous les moyens? Lorsque l’on veut tout et son contraire, en même temps? « C’est cette ambiguïté qui caractérise le couple contemporain, souligne Serge Chaumier (La Fission amoureuse, Fayard). On a envie de vivre une union qui dure, mais on veut aussi des aventures ; du sexe et du romantisme. » Continuons la liste: des enfants et une carrière; de la surprise et du confort… Mais il y a autre chose encore, un élan moins explicite, impérieux parfois, niché loin dans notre inconscient : le rêve de l’amour absolu.

Les siècles ont passé et, pourtant, l’idéal platonicien des deux moitiés complémentaires n’a pas dit son dernier mot. « On a détruit les murs, nous portons la prison en nous-mêmes, elle s’appelle l’amour parfait, écrit le philosophe Pascal Bruckner dans Le mariage d’amour a-t-il échoué? (Grasset). [Nous] le vénérons à la façon d’une divinité. » Le romantisme serait-il devenu notre pire ennemi ?

Cannes, 27 mai 2012. Jean-Louis Trintignant est heureux. Il n’avait pas tourné depuis très longtemps, il revient et son film rafle la Palme d’or. Le bien titré Amour, de Michael Haneke, met en scène un vieux couple qui surmonte magnifiquement les affres de l’âge et de la paralysie. C’est la bonne nouvelle que l’on pourrait tweeter à Marc Marronnier/Frédéric Beigbeder: s’aimer toute la vie n’est pas réservé à quelques veinards pistonnés par Cupidon. Cette fois, psys, sociologues, philosophes, s’accordent : on peut repenser le couple.

Et en quoi consiste cette nouvelle sagesse de l’amour? Dans le retour, c’est tout le paradoxe, à une très vieille idée : celle de la tempérance. Mediocritas, disaient les Anciens. Oubliez l’Eros passionnel, séduisant mais à durée de conservation limitée ; misez sur l’agapè – l’élan inconditionnel vers l’autre dans le don de soi – et sur la philia, l’amour doux, qui n’entraîne pas le manque. Pour le sociologue Jean-Claude Kaufmann, qui connaît L’Etrange Histoire de l’amour heureux (Armand Colin), la règle d’or réside dans la confiance mutuelle et la reconnaissance réciproque. « Quoi que fasse l’autre, quoi qu’il dise, [le conjoint] a raison et ses faits et gestes sont dignes d’être admirés. [Lui-même] est notre soutien inconditionnel, notre fan absolu. » Une démarche « subversive », estime ce grand spécialiste du sujet, dans notre société rationaliste et calculatrice où tout se soupèse et se critique.

Les couples ambitieux veilleront également avec un soin extrême à se créer une bulle de bien-être faite de petits bonheurs quotidiens, ponctuée de parenthèses. Inestimable en période de crise. La psychothérapeute Martine Teillac précise : « Les couples qui durent sont ceux qui s’apprêtent sans regret à voir le sentiment d’amour devenir un vrai sentiment d’attachement. Ils ont conscience d’être responsables du duo qu’ils forment, ils savent les crises inévitables, ils veulent les surmonter et font tout pour. L’essor des thérapies de couple montre d’ailleurs qu’ils sont de plus en plus nombreux à adopter cette démarche. » A force d’ajustements mutuels, ces amants sages tanguent sans sombrer, si rude soit la tempête: le premier enfant, un changement de carrière, le corps qui se fane. « Le dur désir de durer », comme l’écrivait Paul Eluard, les oblige autant qu’il les habite. A bas bruit. Mais non sans une pointe d’héroïsme.

Claire Chartier

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