Yasmina Khadra

Avec Ce que le jour doit à la nuit, Yasmina Khadra place la rentrée littéraire sous le signe de la générosité. L’auteur de L’Attentat nous offre un grand roman d’amour sur fond de guerre d’indépendance algérienne. Une saga magistrale. Rencontre chez lui, à Paris, sa nouvelle ville d’adoption.

Après trois romans campés au coeur de l’actualité moyen-orientale, vous placez votre nouveau récit au coeur l’histoire algérienne. Qu’est-ce qui vous a motivé pour retourner ainsi sur votre terre natale ?
C’est tout à fait naturel : je suis Algérien. Et l’Algérie n’a pas été totalement racontée. Il reste beaucoup de choses à dire sur ce pays de miracles et de mirages. Ce livre était une promesse que je m’étais faite il y a plus de deux décennies. Et puis je le devais à mon lectorat qui m’a suivi dans des récits atroces, L’Attentat, Les Hirondelles de Kaboul, Les Sirènes de Bagdad. Il était de mon devoir de lui offrir une saga romanesque, un grand moment de lecture.

Ce que le jour doit à la nuit est effectivement une grande fresque romanesque qui court des années 1930 à nos jours. Qu’est-ce qui vous attirait dans ce genre littéraire de longue haleine. Qu’avez-vous aimé dans cet exercice ?
Exactement ce que j’ai aimé en lisant les grands romans d’amour comme Docteur Jivago, Anna Karenine, Autant en emporte le vent… Ce sont des livres qui m’ont tellement apporté dans ma solitude, qui m’ont tellement éclairé sur le monde, sur les gens, l’inconsistance des certitudes, la fragilité des convictions. A mon tour j’essaie de faire partager ces initiations aux autres.

Était-ce un plaisir d’écriture différent ?
Absolument. J’ai écrit 22 livres et c’est le seul qui m’a fait pleurer, de bonheur. J’ai l’impression d’avoir écrit tous mes livres pour mériter d’écrire celui-là, phrase par phrase, pendant un an. Quand on sait que j’ai écrit L’Attentat en deux mois, Les Hirondelles de Kaboul et Les Sirènes de Bagdad en quatre mois, une année c’est énorme. Je suis très fier de ce livre. Vous ne pouvez pas imaginer comme je suis heureux. J’ai le sentiment d’être un enfant qui a réussi à avoir son meilleur cadeau de Noël. Ce cadeau, je veux le partager avec mes lecteurs qui m’ont toujours soutenu dans les moments les plus difficiles. Pour moi, ce roman, c’est celui de la gratitude que je leur dois, de l’amour que j’ai pour eux.

En intitulant votre roman Ce que le jour doit à la nuit, nous dites-vous que la lumière est redevable à la noirceur ?
Le jour ne se fait pas comme ça. Cette lumière qui nous éclabousse, qui nous éclaire, qui nous donne envie de courir, d’oser, de rêver, d’espérer n’est pas une fabulation ou un leurre. Elle est une réalité jalonnée de sacrifices, de peines, de concessions, de serments indéfectibles… Appuyez sur un commutateur et d’un seul coup vous avez la lumière chez vous. Pourtant, ce geste banal, ce réflexe, l’homme a mis des millions d’années pour l’atteindre. Des gens ont passé leur vie dans des laboratoires uniquement pour améliorer notre sort. Des êtres splendides ont donné leur vie pour nous permettre de vivre libres. Or, nous savourons nos moments de grâce comme si c’était un don du ciel… Oui, le jour qui nous émerveille doit beaucoup à la nuit qui a rendu les rêves possibles.

Prenons le personnage central de votre roman : Younes, arabe de sang, « adopté » par la communauté pied-noir. Il est écartelé. Peut-on le voir comme le véhicule de votre horreur du manichéisme, comme le représentant d’une hybridation identitaire qui n’est amenée qu’à se développer dans un monde de plus en plus mondialisé ?
Une identité unique est un leurre. Je trouve même que c’est arbitraire de vouloir réduire l’homme à une ethnie ou à une identité. Nous avons une terre en partage. Cette terre devrait nous rassembler autour d’un même idéal. Essayer de vivre pleinement notre vie, là où l’on est avec tous les gens que l’on rencontre sur son chemin. C’est tellement facile de bien vivre. Au lieu de cela, on préfère la discorde, le rejet systématique de l’autre. Nous nous laissons tous les jours diluer dans notre instinct grégaire, ramenant l’univers à notre territoire communautaire, tribal, clanique, familial, personnel. C’est fou ce nous perdons au change. Au lieu d’aller à la conquête de tous les bonheurs de la Terre, on se contente de se replier sur soi, de se retrancher derrière ses frontières, derrière sa porte.

N’est-ce pas un brin angélique ?
J’aimerais demeurer angélique. C’est un grand défi. Continuer d’aimer et de croire dans un monde de haine et d’abjuration, au milieu de ces frénésies prédatrices, de ces tsunamis de la cupidité et de la violence, là est le vrai défi, la belle performance… Tout est défiguré de nos jours. Les valeurs humaines se sont disloquées. La morale est devenue une vieille chipie, l’angélisme une attitude débile, le courage une grossière manoeuvre. Résultat : c’est la jungle tous azimuts. L’absence de ces repères d’antan nous fragilise, fait qu’aujourd’hui nous n’arrêtons pas de nous égarer, de nous éloigner de nous-mêmes, des choses simples de la vie.

Vous couchez de très belles lignes sur la femme. J’ai lu que vous la considérez supérieure à l’homme…
(Rires) Elle l’est en tout. Elle est plus lucide que l’homme. Elle est plus proche de la vie que l’homme. Elle est plus belle que l’homme. Et puis, elle est l’idéal de l’homme. Un idéal est toujours supérieur à celui qui s’engage, qui s’investit pour lui. Si l’homme voulait être heureux un jour, il lui faudrait d’abord apprendre à mériter la femme.

Vous vous inscrivez par là dans une longue tradition littéraire d’ode à la femme avec un grand F. On pense entre autres à l’amour courtois…
La femme est l’inspiratrice de nos fantasmes, faiseuse de rêves, l’instigatrice de nos exploits. Elle fait le poète et le tyran, le rebelle et le soldat, les mythes et les désastres. Je suis persuadé que l’homme n’a appris à écrire que pour la chanter ou la cerner. C’est donc naturellement que je m’installe dans cette vocation millénaire. Qu’est-ce qu’un écrivain sinon la somme de tous les écrivains qu’il a lus. On ne peut pas devenir écrivain ex-nihilo. Nous sommes tous les néophytes de nos aînés. On n’a rien inventé. Tout vient d’eux. Des anciens. Ce sont eux qui nous ont inculqué l’amour du verbe, l’amour de l’imaginaire, de la poésie, des femmes. Ce sont eux qui nous ont initiés à la vie. Je suis redevable de tous les écrivains que j’ai lus. Chacun m’a appris à aimer une héroïne issue de sa générosité ; tous ont peuplé mes grandes solitudes.

L’écriture est-elle une rédemption ?
Absolument. La littérature, c’est une rédemption perpétuelle … Chaque livre nous réconcilie avec l’humain, nous apprend des choses sur nous-mêmes, nous familiarise avec nos vérités. C’est l’extension du domaine de l’expérience. La vie ne suffisant pas à nos curiosités et à nos besoins de conquête, nous avons créé l’imaginaire. Pour franchir certaines portes dérobées vers un ailleurs sans cesse renouvelable. La littérature, c’est quelque chose que l’on invente et à laquelle on finit par croire plus que tout au monde. C’est magique : vous inventez un monde et ce monde finit par compter à vos yeux plus que tout autre chose.

Votre livre est tiré à 60 000 exemplaires. Un des plus gros tirages de la rentrée. A quoi attribuez-vous ce succès exponentiel ? Qu’éveillez-vous chez les lecteurs ?
Sans doute l’amour. J’écris par amour et je pense que les gens le perçoivent. Vous savez il y a beaucoup de gens qui disent : on n’arrive pas à cerner ce bonhomme, on ne sait pas qui il est… Pour moi ces gens-là n’ont rien à voir avec la littérature. Car tout est dans le livre. Le livre, c’est la transparence par excellence de son auteur. C’est la vérité toute nue, absolument nue de l’écrivain. Quand je lis quelqu’un, je sais qui il est, comment il est pendant qu’il écrit. Je devine même les moments où il s’est levé pour aller fumer une cigarette ou traquer une idée récalcitrante. Il s’agit de savoir lire. Savoir connaître l’autre, le comprendre, le sentir, le reconnaître entre mille. C’est un art la lecture. Elle est l’aptitude à adhérer à une fiction, à accéder à une oeuvre. J’ai la chance d’être bien perçu par mes lecteurs. Ce que j’éveille en eux est exactement cette émotion, cette raison qui m’a amené à écrire : le besoin de partager, de se solidariser, de grandir, d’être humain.

Quel regard portez-vous sur la rentrée littéraire. Avez-vous déjà fait votre choix ?
La déferlante pourrait occulter des livres majeurs. Chaque année des livres sublimes sont oubliés, des auteurs naissants sont étouffés dans l’oeuf. Les libraires ne peuvent pas tout défendre, et les critiques non plus. J’ai lu quelques livres de cette rentrée, mais c’est trop tôt pour faire un choix. Par ailleurs, en dirigeant le Centre culturel algérien, je m’applique à lire les Algériens pour les introduire dans notre programme. Nous avons d’excellents romanciers qui ne demandent qu’à élargir leur audience.

L’Attentat va être adapté à Hollywood et Les Hirondelles de Kaboul au cinéma français. Dites-nous en plus…
Les Américains vont commencer le tournage dans quelques semaines, probablement en Israël, en langue hébraïque avec des acteurs arabes et israéliens. Le scénariste est Jeremy Brook, celui qui a écrit le dernier roi d’Ecosse… Côté français, je suis aussi très confiant pour Les Hirondelles de Kaboul. J’ai rencontré le réalisateur Sébastien Tavel, les producteurs et l’ancien ambassadeur afghan à Bruxelles, devenu le conseiller à la sécurité du président Karzaï. Tous sont enthousiastes et veulent absolument que le film se fasse à Kaboul. Par ailleurs, j’ai un petit scoop pour vous : la télévision américaine s’intéresse au commissaire Llob. Des négociations sont en cours avec Zodiak International pour l’achat des droits TV sur Double blanc.

Finalement, ce n’est pas très étonnant que vous séduisiez le grand et le petit écran. Votre écriture passe facilement à l’oralité…
Je suis un Bédouin, un fils de l’oralité. Les gens du Sahara sont des gens de l’oralité. Je n’ai aucun mérite, sinon celui d’être à la hauteur de ce que m’ont légué les poètes de ma tribu.

Lorsque vous avez dévoilé votre masculinité en 1999 puis votre visage en 2001. Vous avez déclaré : « Je vais enfin pouvoir me connaître. Vous n’imaginez pas à quel point je m’ignore ». Vous connaissez-vous aujourd’hui ?
Oui, je crois que je commence à me connaître : je suis quelqu’un de bien (rires).

Vos livres vous ont-ils révélés à vous-même ?
Sincèrement, j’ai toujours su qui j’étais. Mais c’était un jugement assez subversif. Il me fallait des épreuves, des situations conflictuelles pour prouver la teneur de mes convictions. J’ai été copieusement servi dans ce sens. Maintenant, je sais que je ne me suis pas trompé sur moi-même.

Comment vivez-vous votre passé de militaire aujourd’hui. Est-ce une autre vie ? Quelque chose que vous tentez d’oublier ? Ca a suscité pas mal de polémiques quand on découvert votre identité. Vous avez dû vous défendre d’être vous…
On parle de mon passé militaire comme d’un passé honteux, un crime de jeunesse. J’ai beaucoup de tendresse pour ce passé. Beaucoup de fierté aussi. J’ai servi mon pays en toute honnêteté. L’habit ne fait pas le moine, l’uniforme pas le soldat. Sous chaque vêtement, chaque déguisement, il y a notre vérité. Et j’aime regarder la mienne avec les yeux grands comme des soucoupes. Car elle est celle de quelqu’un d’intègre, de brave. Mes livres le prouvent de façon très claire. Les gens veulent savoir plus, au-delà de votre talent, de votre générosité. Certains finissent pas s’incliner devant votre probité, d’autres refusent d’admettre ce qui pourtant crève les yeux. Le monde est ainsi fait.

Ces questions vous gênent-elles ?
Ce qui me gêne, ce sont les stéréotypes, les clichés, les raccourcis. Ce qui me gêne, c’est cette cécité qui empêche les gens de voir le parcours exceptionnel d’un enfant. Mon histoire, c’est une très belle histoire littéraire, c’est un conte de fée. Il était une fois un enfant de 9 ans que son père enferma dans une caserne pour faire de lui un officier. Et cet enfant de 9 ans rêvait par-dessus tout d’écrire. En évoluant dans un pays allergique à la culture, et dans une institution aux antipodes de la vocation littéraire, il réussit quand même à devenir un écrivain traduit dans 32 langues, dans 34 pays, salué par des Prix Nobel et les plus grandes plumes de la planète, en Inde comme au Brésil, aux USA comme au Japon, et de Bruxelles à Singapour.

N’est-ce pas merveilleux, la plus belle revanche sur le destin, le plus fabuleux pied de nez adressé à l’adversité ?
Sur les forums de journaux algériens, vos détracteurs se lâchent. Parmi ceux-là certains disent que vous donnez à l’Occident ce qu’il attend : une vision exotique de l’orient. Quand je prends les occidentaux par la main en Afghanistan, ils me font confiance parce qu’ils savent que je suis quelqu’un de sincère et de lucide. Ceux qui disent que je fais dans l’exotisme sont généralement des gens qui ne me lisent pas. Ils partent d’un principe simpliste : quand on est encensé par la presse occidentale, c’est que l’on est forcément un traître. La presse arabophone de mon pays me qualifie de « mensonge littéraire fabriqué par la France ». Quand j’ai reçu la Légion d’honneur on a crié que Sarkozy m’a récupéré. Quand j’ai accepté de diriger le Centre culturel algérien, on a crié que le président Bouteflika m’a dévoyé. Nous sommes carrément dans la schizophrénie. Et cela ne date pas d’aujourd’hui. Rappelez-vous Camus, et ses contingents de détracteurs. Sartre le traitait de « philosophe pour classe de Terminale ». D’autres lui déniaient le droit d’être un génie. L’excellence a toujours remué les hostilités, la réussite et le courage ont toujours dérangé les partisans du moindre effort. Ce qu’il m’importe désormais est de mériter la confiance et le soutien de ceux qui me lisent. Ils sont de vrais amis, ma vraie famille, et ils ne seront jamais déçus.

Propos recueillis par Baudouin Galler

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content