« Le dégoût est un mystère absolument passionnant »: Manger, un acte éminemment culturel

La Grande Bouffe (1973) reste pour Christine Ott la meilleure illustration de la surabondance de nourriture, dans notre société. © SDP
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

A l’heure où un nombre croissant de facteurs extérieurs perturbent notre rapport à l’assiette, Christine Ott signe Manger, c’est culturel, un ouvrage qui démystifie nos habitudes alimentaires, en s’inspirant de romans et films notamment.

Avoir faim. Manger et donc répondre à un besoin primaire. Difficile de trouver acte plus naturel que celui-là. Et pourtant. Dans un ouvrage paru au printemps dernier, la professeure de littérature Christine Ott montre à quel point rien n’est « naturel » quand il s’agit de passer à table. Publicités, normes religieuses et sociales, tendances, grégarisme des réseaux sociaux… autant de facteurs qui conditionnent l’image que nous nous faisons de la nourriture. Derrière des affirmations telles que « comment peut-on ne pas aimer la viande? » ou « les rognons, c’est répugnant! » se cachent des partis pris qui relèvent de constructions idéologiques. A partir de l’analyse de nombreux romans et films, de La Grande Bouffe de Marco Ferreri à Cibo d’Helena Janeczek, l’autrice propose un décryptage permettant de « savoir pourquoi on mange ce que l’on mange ». Il n’y a mieux pour devenir des… mangeurs intelligents.

Dans votre ouvrage, vous distinguez le corps humain « ouvert » du Moyen Age et celui fermé d’aujourd’hui. Ce dernier entend assurer un contrôle strict sur ce qui entre en lui. Peut-on dire que ce processus s’est intensifié à l’époque contemporaine?

La peur de nuire à l’intégrité du corps (individuel et social) en y faisant entrer de la « mauvaise » nourriture est de toutes les époques. Mais la médicine médiévale croyait pouvoir régler ces influences à travers un système harmonisant le microcosme humain avec le macrocosme. Cette pathologie humorale a influencé la médecine jusqu’au XVIIIe siècle. Aujourd’hui, nous en savons de plus en plus à propos des dangers de certains aliments, mais l’avalanche d’informations et le changement rapide des régimes à la mode nous désorientent. C’est pourquoi beaucoup de gens deviennent adeptes d’une religion alimentaire qui tranche nettement entre ce qui est bon et mauvais à manger. Réfléchir et choisir, chaque jour, ce qui est bon est harassant, tandis que la foi aveugle dispense de penser.

Christine Ott, professeure de littérature
Christine Ott, professeure de littérature© SDP

Sommes-nous dès lors condamnés à être des « perturbés de l’assiette »?

La perturbation du consommateur grandit en raison de ses possibilités économiques – donc de la multiplication des choix alimentaires – et de son information. La faim, par contre, est probablement ce qui nous rapproche le plus d’un rapport « normal » à la nourriture.

Nos sociétés occidentales vivent dans l’abondance. Jamais la question de l’approvisionnement n’a été si peu un problème. Quel effet cela a-t-il sur notre lien à la nourriture?

Je pense que La Grande Bouffe (NDLR: où pour rappel quatre compères s’offrent une vraie orgie gastronomique) est toujours le commentaire le plus impressionnant à cette situation. Le film fonctionne comme une allégorie du paradoxe consubstantiel à la société d’abondance capitaliste, dans laquelle le réalisateur Marco Ferreri démontre que l’accumulation du superflu ne conduit pas à une vie meilleure, mais à la mort.

L’accumulation du superflu ne conduit pas à une vie meilleure, mais à la mort.

Pourquoi allez-vous chercher dans la littérature et le cinéma les signes de notre rapport à la nourriture?

La littérature a le pouvoir d’un contre-discours. Elle est une critique des ordres politiques et cognitifs établis, des préjugés enracinés, des faux savoirs. Tout en dénonçant les gastronomythes et les constructions identitaires (racistes, élitaires, misogynes) qui se cachent derrière ces mythes, les romans que j’examine renoncent pourtant à endoctriner les lecteurs. Bien sûr, il y a aussi les films et les livres qui reprennent des clichés sans les discuter. Je les utilise alors parce qu’ils rendent très visibles et concrets quelques-uns de ces mythes, comme le mythe du lait dispensateur de vie, de la femme comestible, de la mère dévorante. Ces figures féminines me paraissant d’ailleurs des figures presque archétypiques, omniprésentes dans les médias. Il suffit de regarder une animation de Pixar ou une vidéo de musique pop pour le constater.

Pour quelle raison la professeure de littérature que vous êtes s’est-elle tournée vers la question de l’alimentation? Faut-il y voir un signe des temps?

Non, puisque j’ai découvert ce thème avant le grand boom des études alimentaires, en lisant les Confessions de Jean-Jacques Rousseau. J’ai été fascinée en constatant à quel point la nourriture était une véritable obsession pour ce philosophe. Son rapport aux aliments était plus complexe que ne le raconte Michel Onfray (NDLR: dans Le Ventre des Philosophes). Dans mon livre, je montre qu’à beaucoup d’égards, il a profondément influencé notre rapport à la nourriture. La façon dont il analyse sa propre honte envers le plaisir de manger n’a pas d’égal dans la littérature. De plus, il n’était pas seulement à l’avant-garde parce qu’il prônait le végétarisme (surtout pour les femmes et les enfants, pourtant ! ) et l’allaitement, mais aussi parce qu’il a été l’un des premiers à critiquer la mode de manger des fruits hors saison.

Appétissant ou repoussant? Le dégoût est aussi une question d'éducation et de culture.
Appétissant ou repoussant? Le dégoût est aussi une question d’éducation et de culture.© BELGA IMAGE

Vous expliquez que le « dégoût » peut être plus éloquent que le goût…

Le dégoût est un mystère absolument passionnant. Freud disait que refuser de manger, pour le petit enfant, est un premier pas vers l’affirmation d’un moi individuel. En même temps, le dégoût peut aussi être le produit d’une « éducation », ainsi l’enfant doit apprendre à être dégoûté par ce qui est « sale », par les insectes, etc. On peut également apprendre à être dégoûté par une viande proscrite à cause d’un tabou religieux. Mais une fois appris, le dégoût est difficile à surmonter. Sartre s’était posé ce problème du dégoût individuel, donc spontané, dans L’être et le néant. Il était convaincu de pouvoir résoudre l’énigme grâce à une interprétation structuraliste, qui dévoilerait les significations « objectives » des aliments. Malheureusement, ce que Sartre présente comme une symbolique « objective » relève, au mieux, d’une conception andro- et anthropocentriste de l’alimentation. Elle est fondée sur l’association subliminale du visqueux avec le naturel et avec le féminin – autrement dit avec le « dégoûtant » selon Sartre. Au contraire, Julia Kristeva, dans Pouvoirs de l’horreur, propose une interprétation féministe du dégoût et des tabous alimentaires – déclarer les femmes impures comme le font certaines religions est une manifestation du patriarcat.

Vous évoquez également la figure du « gastrosexuel » dans votre livre. Qu’entendez-vous par là?

C’est le philosophe Carsten Otte qui a écrit un livre sur l’homme gastrosexuel. C’est un terme calqué sur le modèle de métrosexuel qui décrit la façon toute particulière de certains hommes d’occuper un terrain traditionnellement considéré comme féminin – mais de l’occuper à leur façon. L’homme gastrosexuel est donc passionné de cuisine, mais cela ne veut pas dire qu’il cuisine tous les jours pour sa famille. Il cuisine pour son propre plaisir, dans des occasions où ça lui rapporte du prestige et avec un maximum d’ambition. L’homme gastrosexuel est un peu macho, il méprise la femme cuisinière, mais selon Carsten Otte il y a de plus en plus de gastrosexuels qui, au contraire, vont contribuer à une répartition plus juste des tâches ménagères… Si l’on en croit sa prévision optimiste, l’Allemagne serait sur la bonne voie pour ne plus être la nation du chou et des pommes de terre et devenir celle de l’avant-garde culinaire car « quand les hommes cuisinent, ils cuisinent vraiment ». Carsten Otte décrit bien (et avec beaucoup d’humour) la hype gastronomique actuelle, mais il s’en faut de beaucoup pour y voir un mouvement révolutionnaire. Ce phénomène ne touche en effet qu’une toute petite élite. Et il y a un monde entre le chef du dimanche passionné et l’homme qui cuisine en semaine.

Le racisme utilise les habitudes alimentaires d’un peuple pour le stigmatiser.

Au-delà de la personne derrière les fourneaux, d’autres révolutions culinaires sont en cours. On pense notamment à la crise du Covid-19 qui a bouleversé notre rapport à la nourriture, avec le boom de la livraison à domicile, l’hystérie autour du levain, les plats cuisinés en famille… Qu’en retenez-vous?

Ce qui m’a frappée tout au début, en mars, lorsqu’une certaine hystérie a amené les gens à faire des provisions dans les supermarchés, c’est de constater que le racisme utilise également les habitudes alimentaires d’un peuple pour le stigmatiser. Ainsi un article du Spiegel (28 mars 2020) a rapporté le tweet d’un politicien local de la CDU qui souhaitait que « certains peuples » en finissent de manger « des chauves-souris, des cerveaux de singes et d’autres bêtises ». Dans mon bouquin, j’essaie de montrer que les mouvements nationalistes et racistes se servent volontiers de l’alimentation pour favoriser des mécanismes d’exclusion. Lorsque Marine Le Pen, en 2012, a fait campagne en déclarant que toute la viande produite et consommée en Ile-de-France était halal – signe, selon elle, du mépris qui affecterait les Français dans leur propre pays – elle a abusé de l’appel à la laïcité pour stigmatiser une minorité. De même lorsqu’elle a annoncé que les cantines scolaires des communes ayant élu des maires de son parti ne serviraient plus d’alternatives au porc. Donc, même si je regarde d’un oeil critique les tabous alimentaires traditionnels et récents, je condamne toute forme d’intolérance.

Le philosophe Jean-Jacques Rousseau fut l'un des premiers à critiquer notre désir de manger des fruits hors saison.
Le philosophe Jean-Jacques Rousseau fut l’un des premiers à critiquer notre désir de manger des fruits hors saison.© UNSPLASH

Le fait de déjeuner copieusement à midi, à la française, disparaît avec les rythmes de travail tendus actuels. Les repas en famille semblent aussi souffrir de la présence des écrans à table… Est-ce un modèle en péril?

Oui, certainement, du moins pendant la semaine, le repas pris en famille est menacé dans sa valeur de moment d’échange social. Mais peut-être qu’il y a d’autres rituels et moments d’échange dans la journée, et assurément pendant le week-end. Aussi, je constate (mais c’est peut-être une impression subjective) que les jeunes gens, même déjà les adolescents, s’intéressent à la cuisine et parfois commencent à cuisiner eux-mêmes plus tôt que ce n’était le cas dans ma génération. Mais la cuisine de tous les jours reste la tâche des femmes.

Etes-vous optimiste ou pessimiste face à la manière de manger contemporaine?

Optimiste, lorsque dans mon entourage et surtout chez les jeunes, je vois une sensibilité très aiguë pour les problèmes éthiques et écologiques posés par l’alimentation. Pessimiste, si je pense que c’est plutôt une minorité qui y réfléchit.

Vous suggérez que nos sociétés racontent davantage la cuisine plutôt qu’elles ne la vivent. Faut-il en déduire que le storytelling s’est immiscé au coeur de cette relation avec la nourriture?

Absolument oui. Mais c’est justement dû au fait que manger n’est jamais simplement manger. Manger et cuisiner sont des actes bourrés de significations, de traditions, d’hypothèses implicites. Et parler de sa propre cuisine est devenu un élément indispensable du « self-fashioning ».

Finalement, ce livre est avant tout un constat. Vous n’esquissez pas de solutions par rapport aux problèmes que pose la nourriture. En avez-vous?

Non. Je ne suis pas un gourou de l’alimentation. On ne peut pas se nourrir sans nuire à quelqu’un ou à quelque chose: aux animaux, au climat, aux producteurs et productrices sous-payés. Mais cela ne dispense pas du devoir de faire des choix alimentaires très conscients.

Ecrire un tel ouvrage a-t-il eu un impact sur la façon dont vous vous alimentez personnellement?

Certainement. J’ai de plus en plus de mal à manger de la viande et je ne choisis pas de fruits ou de légumes qui ne soient pas de saison. Si je vivais seule, je serais végétarienne, mais je me trouve à vivre avec deux carnivores…

Manger, c’est culturel, par Christine Ott, éditions humenSciences, collection Société.

En bref

En 1972, Christine Ott naît à Rosenheim, en Allemagne.

En 2003, elle obtient un doctorat en littérature italienne. Son sujet: la poésie d’Eugenio Montale.

Entre 2007 et 2010, elle fait plusieurs séjours de recherche à Paris et à Harvard.

Elle devient professeure de littérature française et italienne à Francfort-sur-le-Main, en 2011.

Désormais, elle travaille à un nouveau livre sur les représentations du corps gras en littérature.

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