Jean Boghossian, artiste, mécène, joaillier: « L’art est la réponse »

Jean Boghossian, artiste, mécène, joaillier © Laetitia Bica
Anne-Françoise Moyson

Jean Boghossian, tout à la fois artiste, mécène et joaillier a sauvé la Villa Empain d’une destruction honteuse et cofondé la Fondation qui porte le nom de cette lignée de joailliers rescapée du génocide arménien.

Génocide

Certains n’aiment pas parler de leur malheur. Mon grand-père Ohannes était de ceux-là. Il était rescapé du génocide arménien, il avait 15 ans à l’époque. Il était très pudique, il n’évoquait jamais ce pan de sa vie. La première génération, celle qui a subi l’horreur, est et reste vraiment sous le choc. Elle baisse la tête et se cache sous la table. La seconde baisse encore la tête et se cache, parce qu’elle n’est pas sûre de pouvoir exister ni subsister. Et puis arrive la troisième, qui veut s’affirmer, je fais partie de cette génération-là.

Exil

Le déracinement est une cassure. J’avais 12 ans quand j’ai quitté Alep, toutes mes amitiés d’enfance ont été brisées. Et celles de mon adolescence aussi, quand je suis parti de Beyrouth en 1976, c’est la guerre civile au Liban qui m’a forcé à venir m’établir à Bruxelles. La guerre civile est la pire de toutes les guerres. Votre voisin devient votre ennemi. La veille encore, vous vous serriez la main ; le lendemain, vous vous tirez dessus.

Etudes

«Arrête tes conneries, viens au bureau.» C’est ce que mon père me disait quand j’étais étudiant. Je m’étais inscrit en économie à l’Université Saint-Joseph à Beyrouth mais il ne voulait pas que j’étudie. «On n’a pas le temps pour ça», affirmait-il. J’avais beau lui dire «Mais Papa, je suis le premier de la classe», il répétait «Arrête tes conneries, viens au bureau». J’ai donc fait ce que me l’on me demandait de faire et j’ai appris la joaillerie…

Peinture

On peut être homme d’affaires et étudiant à l’Académie des beaux-arts. Je ressentais un manque, j’avais commencé à apprendre à dessiner à 6 ans et puis j’avais abandonné puisqu’il fallait travailler, subsister, exister. Un jour, c’était il y a plus de trente-cinq ans, comme cadeau de Noël, j’ai offert à l’un de mes fils tout l’attirail du peintre… Le soir même, je le lui empruntais, il n’y a jamais touché. Pour entrer dans la peinture, j’avais eu besoin de me cacher derrière lui parce qu’«un homme d’affaires ne peint pas». Cela a pris de la place dans ma vie, je me suis inscrit à l’Académie à Uccle et à Boitsfort.

‘Je voulais passer de l’humanitaire à l’humanisme.’

Art

Il faut se donner à la peinture. C’est le conseil que m’a donné Françoise André, une artiste de 70 ans, alors que je pataugeais un peu. Le premier cours, elle a posé une banane et une pomme sur une assiette en disant: «Peignez-moi ça.» J’étais choqué, elle se moquait de moi, je n’allais pas peindre ça. Et elle m’a rétorqué que la première leçon dans l’art, c’est de découvrir que ce qui importe, ce n’est pas ce que vous peignez mais comment vous le voyez.

Feu

Le feu est créateur. Et rédempteur. Je suis passé par toutes les étapes – l’expressionnisme, l’abstraction, le collage, l’arrachage… – avant d’arriver au feu. Je voulais expérimenter, voir ce que donne le jaune passé au chalumeau, je connaissais l’outil, je l’avais utilisé pour faire des bagues. On dirait que j’ai trouvé ma voie, j’y suis depuis 2010. En revanche, on ne fait pas ce qu’on veut avec le feu, j’affirme qu’il faut être deux pour danser.

Dialogue

L’art est la réponse, dans un Orient désorienté et un Occident accidenté. Il faut lancer des ponts, c’est ce que nous faisons avec la Fondation. J’ai acheté la Villa Empain, à Bruxelles, sans trop savoir que j’allais en faire un centre d’art et de dialogue, je savais juste que je voulais passer de l’humanitaire à l’humanisme. Quand je l’ai visitée, j’ai vu que c’était un joyau même si elle faisait peur du dehors, elle était abandonnée, taguée, vandalisée. J’ignorais alors qu’elle pourrait œuvrer au rapprochement. Car l’art est fédérateur par la liberté d’interprétation et d’expression, par le dialogue qu’il crée, sans violence.

Héritage

Il n’est pas sûr que ce que l’on donne soit reçu de la même manière par nos enfants. Les miens ont reçu la même éducation mais ils sont tous les trois très différents. Dans la famille, on est joaillier depuis six générations, trois avant le génocide et trois après… Mais je me suis retiré et mes enfants ont pris ma place, c’est bien ainsi. J’ai voulu leur léguer des valeurs, l’honnêteté et la joie de vivre, j’espère y être arrivé.

The Sea is Green, La mer est verte, à Monaco, montecarlosbm.com Jusqu’au 4 juin.

Family Matters, Fondation Boghossian, Villa Empain, à 1050 Bruxelles, boghossianfoundation.be Jusqu’au 28 mai.

Boghossian, Expertise, craftmanship, innovation, par Vivienne Becker, introduction d’Albert Boghossian, préface de François Curiel, éditions Assouline.

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