50 ANS POINT PAR POINT

Dans son atelier, Jean-Charles de Castelbajac en est persuadé : " Ce sera mieux demain. " © JO-ZOU

Avec Fashion, Art & Rock’n’Roll, Jean-Charles de Castelbajac revient sur sa carrière dans un ouvrage qui lui ressemble : inclassable, généreux et coloré. L’occasion d’évoquer avec le styliste polymorphe ses bons souvenirs, mais aussi ses moins bons… dont la couture.

Coqueluche de Madonna ou Diana Ross dans les années 80, puis de Beyoncé ou Kanye West trente ans plus tard, ce  » créateur d’images  » a traversé les décennies avec tant d’aisance que l’on se surprend à déjà parler de son jubilé. Car pendant près d’un demi-siècle, JC/DC aura prôné une mode fun et flashy, anticipé les tendances – arty, kiddy, tournée vers l’upcycling, pour ne citer qu’elles – et sera passé maître dans l’art du mélange des genres et du grand écart, qu’il pratiqua en travaillant tant pour le pape Jean-Paul II que pour Lady Gaga. Constamment tourné vers un avenir qu’il ne s’imagine que radieux, cet éternel optimiste a toutefois pris le temps de jeter un regard en arrière, le temps d’élaborer ce livre retraçant cinq décades d’une carrière sans pareille.

Mais pour l’heure, Jean-Charles de Castelbajac est surtout en train d’essayer de trouver un moyen de répondre à nos questions tout en occupant ses mains. A la recherche d’un crayon et d’un papier. Pas pour la pose, ni par simple habitude, mais par absolue nécessité :  » Si je ne dessine pas pendant une semaine, je ne progresse pas et mon dessin n’évolue pas. Même en vacances – c’est terrible d’ailleurs, je ne sais pas s’il existe un nom à cette maladie -, dès que je vois quelque chose, je me demande comment le changer, le transformer ou l’améliorer. Le mettre dans la lumière.  »

Commençons par votre livre, et surtout son titre…

Ça aurait pu être 50 années de création ou un truc bateau comme ça… On l’a échappé belle, hein ?

Fashion, Art & Rock’n’Roll, c’est votre sainte trinité à vous ?

Exactement. Chacun de ces trois caractères a vraiment compté dans ma vie ; et le plus important est peut-être le rock’n’roll.

Mais vous le citez en dernier. Est-ce parce que celui-ci chapeaute les deux autres ?

Oui, en effet, le rock’n’roll fait le lien avec le reste. C’est le chemin de ma vie, ce qui a déclenché mon envie de quitter la province, de commencer autre chose, ce qui m’a confirmé cette intuition de faire les choses pour soi, sans avoir peur du regard des autres.

N’est-ce pas un peu le propre des baby-boomers, même si certains se sont exprimés de façon moins flamboyante que vous…

C’est vrai que ça correspond au baby-boom. Un chemin de création, ce n’est pas que la création en elle-même. C’est aussi comment on emmène les choses ailleurs, en restant fidèle à des principes tout en voyant l’époque évoluer. Comment on s’adapte, on bouge, on s’inspire. Comment on s’approprie. C’est un exercice très intéressant.

Est-ce que votre réponse à tout ça, c’est de rester insaisissable, entre la mode et l’art ?

J’adore cette notion de no man’s land. Je l’ai retrouvée quand j’ai peint l’aéroport d’Orly récemment. Dans tout ce qui m’a emmené durant ma déjà longue vie, il y a cette passion pour le travail des autres, pour le mystère, pour tout ce qui n’essaye pas de plaire, qui est de l’ordre du trouble. Depuis des semaines, j’évoque mon histoire, mon passé, et ce qui me touche, c’est qu’il n’y a rien de mélancolique ou de nostalgique, pas de  » C’était mieux avant « . Parce que je pense que ce sera mieux demain.

C’est un discours qu’on n’a plus l’habitude d’entendre…

C’est pourtant ce qui nourrit ma passion, mon énergie chaque matin. Quand j’entends de groupes comme The Soft Moon ou Calypso Valois, la fille de Jacno, toute cette nouvelle génération, des jeunes photographes comme Mathieu Cesar ou d’autres, j’ai la même envie d’aller les chercher que celle qui m’a mené à découvrir le photographe Robert Mapplethorpe en 1982.

Qu’est-ce que ça dit sur votre évolution ?

J’ai eu une longue carrière, avec des moments d’utopie ou de dystopie, des moments où j’étais in, d’autres où j’étais résolument out. Mais c’est durant tous ces instants qu’on prend conscience de notre envie de rebond, de cette force oubliée. Dans les années 90, j’ai vu apparaître ce chiffre mythique de l’an 2000 et je me suis dit :  » Mais qu’est-ce que c’est que ça ? L’an 2000, déjà ? !  » C’était comme le Nautilus de Jules Verne et là, ça arrivait dans trois ans ! J’ai pensé :  » Regarde ton boulot, demande-toi pourquoi tu n’es plus au coeur des choses.  » C’était une époque où tout était noir et plein de logos – Prada ou Fendi n’en étaient pas encore aux couleurs de l’arc-en-ciel. Et j’ai constaté que ce n’était pas moi, je ne pouvais pas succomber à ça.  » Donc j’ai réécrit mon travail de manière plus sensuelle, à l’attention d’un public qui cherchait des vêtements, et pas forcément des oeuvres d’art.

Vous confiez avoir pris conscience de verser dans l’art contemporain au détriment de la mode…

Complètement. En dehors de mes collaborations avec MaxMara ou Iceberg, j’avais la chance de travailler avec une mère exceptionnelle, pour qui ce n’était pas un problème si les choses ne se vendaient pas. A partir du moment où je créais, ça allait dans quelques musées, et directement dans nos archives . J’avais un territoire expérimental extraordinaire. J’ai fait des accumulations, des détournements, des choses embossées, rivetées… Le propos était de pousser l’idée de création textile au-delà de ses frontières, que ça devienne des images, des films, des reflets, des flaques de mercure. Il n’y avait plus de limite.

Est-ce pour ça que le tournant de l’an 2000 vous a vu défiler en haute couture ?

Oui, mais là, par contre… J’ai deux rendez-vous ratés dans ma vie. D’abord, ma carrière de comédien, quand je suis arrivé à Paris, et que Michèle Rosier m’a offert un petit rôle. Je m’ennuyais entre les prises. C’était trop long, alors que j’étais dans la fulgurance. Pour la couture, ça a été pareil. Cette espèce de démultiplication, ce déploiement de savoir-faire, de technicité, d’extraordinarité pour un client unique… En fait, le climax pour moi, c’est le vêtement unique que j’ai réalisé pour Jean-Paul II, le plus beau que j’aie jamais fait.

Ce n’est pas forcément la première image que l’on a en tête quand on parle de couture…

En tous cas, ça me vaut de figurer dans la plus belle vitrine du monde : le trésor de Notre-Dame de Paris. C’est un souvenir fort. Je créais pour le pape dans l’unicité mais c’était une chasuble rassembleuse, une notion importante pour moi. Quand j’analyse mes vêtements, ils racontent des histoires, mais possèdent surtout cette capacité à faire réagir. Que ce soit le pull Snoopy de 1981 ou le trench zippé, appelé french coat, l’idée c’est que ces accidents de création soient provocants, ou au moins qu’ils provoquent l’inconscient et nous amènent à voir les choses différemment.

D’où votre envie de  » parler de la mort avec des nounours  » ?

Voilà. On pourrait croire que la mode a été créée pour oublier la mort. Elle inscrit la célébration de la vie au sein d’une célébration de la beauté. Alors qu’il y a aussi cette dualité des vêtements troublants, différents. Quand j’ai fait mes robes avec le texte de Carte postale du Fantôme de l’artiste Robert Malaval ou le visage de Jackie Kennedy couvert par un voile, c’était vraiment des fantômes… Pour aller plus loin, si l’on regarde la force que conserve l’habit d’un disparu qu’on aime, c’est un lien extraordinaire. C’est cette force de lien qui m’a fait devenir créateur, un élément central et omniprésent dans mon travail.

On habite nos vêtements plus qu’on les porte ?

Définitivement. Je suis venu à la mode par ma passion pour l’histoire. Il n’y a rien de plus bouleversant que de voir des tenues qui ont été portées dans les siècles antérieurs, ou même plus proche de nous. Quand j’entre dans ces symposiums d’âme que sont les magasins vintage, je sens des vibrations comme d’autres dans les vieux châteaux d’Ecosse. Aujourd’hui, je suis un créateur heureux, j’ai des projets, mon travail est dans la lumière et, bizarrement, il n’est pas marqué par le passéisme. Il est contemporain, alors qu’il avait tendance à être trop en anticipation auparavant.

Et vous ne regrettez pas d’avoir été rattrapé ?

A moi de jouer pour reprendre de l’avance.

Comment ?

Déjà, l’idée très importante de préparer une nouvelle collection, et de l’envisager comme un acte fort, un manifeste. J’ai commencé à dessiner. Et j’ai déjà envie d’entamer le deuxième tome d’Art, Fashion & Rock’n’roll, qui sera plus concentré sur les aventures menées avec des artistes.

Ça fait quoi d’avoir lancé des tendances qui ont pu faire scandale mais sont désormais dans l’air du temps ?

C’est un melting-pot de sensations. Même si je ne défile plus, ni en prêt-à-porter ni en couture, quand je vois les résumés des shows, j’ai l’impression d’avoir défilé moi-même. Je suis touché de m’y retrouver en tant qu’inspiration d’une jeune génération de créateurs, mais je comprends moins quand ça se propage à des maisons emblématiques qui, avant, ne revendiquaient que le noir pour faire chic. Il y a les hommages et les dommages. On a qualifié mon travail de ridicool, mais aujourd’hui, où est la force ? Où est le luxe ? Où est l’excellence ? Où est le lien ? Il n’y a plus de tendances. L’un fera les années 30, l’autre du karaoké des années 80. Comme le disait mon ami, le musicien Malcolm McLaren,  » c’est l’authenticité contre le karaoké « . Alors quel est le rapport entre tout ce travail que l’on voit ? C’est la prise de pouvoir de la couleur. Parce qu’en dehors de Pantone, personne ne peut déposer un arc-en-ciel. Comme me l’avait dit Monseigneur Lustiger, au moment des Journées mondiales de la jeunesse, en 1997,  » il n’y a pas de copyright sur l’arc-en-ciel « . Ce sera le titre du recueil d’anecdotes sur ma vie sur lequel je travaille : There Is No Copyright on the Rainbow. C’est la couleur qui est devenue ce lien entre les êtres et les communautés. C’est ça que je considère comme la chose la plus forte de ma vie.

Votre héritage ?

Oui, je pense que c’est ça. Ma mère était allée voir une voyante quand j’étais petit, et elle lui avait déclaré :  » Votre fils sera un roi.  » Et quand elle me l’a dit, je lui ai répondu :  » Alors, je pourrai changer le monde.  » J’aime cette idée d’y participer avec mon don, mon talent, mon partage – je ne suis que la pointe visible de l’iceberg, la somme d’une armée d’artistes talentueux. D’ailleurs, vous aussi, vous vivez dans un pays plein de talent et de créativité. Je trouve ça formidable, je l’ai toujours aimé, de Delvaux à Magritte, en passant par la musique avec Telex et évidemment la mode avec Jean-Paul Lespagnard, qui fait partie de ma descendance. Ce qui est touchant chez tous ces jeunes talents, que ce soit Jacquemus, Wanda Nylon ou Giles Deacon qui a été mon assistant, c’est qu’ils ont un style très précis, ils sont dans leur propre écriture.

Cette pratique d’un langage si particulier n’est-elle pas liée à l’absence de tendances fortes que vous évoquiez ?

Je crois que c’est surtout venu d’un tsunami d’images et de la précipitation du marché. Désormais, la volonté de présenter une collection mise en vente immédiatement a détruit ce processus de mystère, lié à la création et l’élaboration. C’est le signe de notre époque, celui d’une autre relation à la durée. Moi, je suis très étonné d’être constamment très occupé, de ne plus avoir de temps. Alors j’en prends.

Jean-Charles de Castelbajac, Fashion, Art & Rock’n’Roll, teNeues and YellowKorner, www.teneues.com, www.yellowkorner.com Disponible sur le site et dans les galeries YellowKorner.

PAR MATHIEU NGUYEN

 » LE CLIMAX POUR MOI, C’EST LE VÊTEMENT UNIQUE QUE J’AI RÉALISÉ POUR JEAN-PAUL II, LE PLUS BEAU QUE J’AIE JAMAIS FAIT. « 

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