A la pointe sud de l’Inde, il existe un  » pays de cocotiers  » – la traduction littérale de Kerala – strié de rivières, de lacs et de canaux. Une contrée d’eau et de rêves où accosta Vasco de Gama et tant d’aventuriers après lui. On y navigue aujourd’hui au rythme lent de bateaux traditionnels aménagés en hôtels flottants. Un voyage contemplatif, qui apaise comme aucun autre.

Prendre le temps, et finir par l’oublier, c’est par là que commence tout voyage au Kerala. On ne le choisit pas par hasard, ce petit État côtier du sud-ouest de l’Inde. Y partir, c’est aller à l’encontre des clichés. Ici, pas de foule grouillante ni de mausolées mille fois photographiés, mais une profonde détente, des rires communicatifs dans une luxuriante végétation. L’autre monde de l’Inde.

En trois jours de croisière, nous parcourons moins de 150 km, 50 tout au plus en une journée, sur les Backwaters, un réseau de canaux (1 650 km, dont 900 navigables) qui borde la mer d’Oman et sinue à l’intérieur des terres. Cette « Venise de l’Orient  » a été façonnée par les crues naturelles et la main des hommes qui ont relié ses lacs et dompté ses 44 fleuves.

Avant de les parcourir, de prendre le large, il faut quitter Cochin, reine de la mer d’Arabie, qui, depuis six cents ans, attire à elle marchands et navigateurs sur la route de la soie et des épices. Sur sa presqu’île, à Fort-Cochin, havre de paix préservé des bruits de la ville – où Vasco de Gama, vice-roi des Indes, fut enterré -, on flâne dans les ruelles ombrées de palmiers et de demeures coloniales portugaises, néerlandaises et britanniques, de toutes les couleurs, de toutes les époques (XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles…). Sur River Road, le long du port de pêche, se balancent, de l’aube à la nuit, les filets géants installés en 1350 par les marins chinois (1).

Une ode à la contemplation

Nous levons l’ancre, tout près de là, au minuscule port de Taneermukam, et voguons à présent sur le lac Vembanad (le plus grand du Kerala : 200 km2), à bord de Sundari, qui signifie, en malayalam (2),  » superbe femme « . Et il est vrai que notre bateau est une beauté. Un vrai petit palais flottant. La réplique exacte des kettuvalloms, ces péniches artisanales qui, bien avant l’apparition des routes, transportaient des tonnes de riz, de noix de coco et de cajou, de poivre et de thé, d’un bout à l’autre du sud-ouest de l’Inde. Ces joyaux des eaux, depuis remplacés par les camions, ont été sauvés de l’oubli grâce à des voyagistes engagés qui les ont reconvertis en hôtels flottants, nommés aussi houseboats. Recouverts d’un toit de bambou, ils sont entièrement  » cousus  » à la main avec de la fibre de coco (pas un seul clou en vue), qui relie entre elles les planches en bois de jacquier.

Né après deux ans de labeur, notre houseboat mesure 31 m de long, 5 m de haut, et est doté de trois chambres avec salles de bains, d’une cuisine et d’un ponton pourvu de fauteuils en rotin pour bronzer et paresserà Une invitation à la contemplation. Devant nous, une frange de cocotiers émeraude se découpe en ombres chinoises dans l’obscurité naissante, et soudain… des guirlandes de lumière.

L’église de Vechor scintille, comme revêtue d’or, sur une jungle flottante. Puis la nuit éteint tout et colore l’eau d’encre de Chine, jusqu’à ce que les yeux habitués à la pénombre discernent une barque, puis trois, puis cinq… Ces fins croissants de lune frôlent notre coque sans le moindre clapotis, dans le noir total, habilement dirigés par des grappes de pêcheurs. Funambules des lagunes, acrobates nyctalopes, ils tiennent en équilibre, on ne sait comment, en demi-pointe sur l’étroit rebord de leur embarcation.

De l’esprit et du c£ur

Nous accostons bientôt à Champakulam, le plus ravissant de tous les villages que nous visiterons. Il est 16 heures, l’école est finie, des fillettes en uniforme bleu marine, rubans rose bonbon à leurs tresses, courent dans tous les sens devant la Saint Mary’s Church, l’une des églises les plus anciennes du Kerala. Reconstruite au xve siècle, elle est à la fois chrétienne et hindoue. Les deux religions cohabitent fraternellement en Inde du Sud depuis toujours, aux côtés du judaïsme et de l’islam. On retire ses chaussures pour entrer dans cette église-temple, dont les autels sont éclairés par la  » lumière divine  » des lampes à huile typiques du Kerala.

Sur le perron, Divya, 10 ans, haute comme trois pommes, joue les divas. Coupe garçonne et petite cravate, elle récite ses poèmes religieux, les bras ouverts comme une cantatrice. Demain, c’est le grand jour : elle participera au concours de maximes, et elle a toutes ses chances, selon ses professeurs, deux bonnes s£urs attentives à la moindre faute. On ne badine pas avec l’amour du savoir au Kerala. Le moindre hameau possède son école, plusieurs parfois, et le taux d’alphabétisation (91 %) est le plus élevé de l’Inde.

Juste à côté de l’église, une boutique grande comme deux placards loue des centaines de chaises empilées du sol au plafond… un matériel vital pour les si nombreuses fêtes de toutes les religions qui jalonnent les rives et les saisons. La plus importante des cérémonies est une course de bateaux : la Nehru Race Boat (3), dont les champions, les vrais rois du Kerala, plus connus ici que les vedettes de cricket, remportent jusqu’à un million de roupies (environ 15 000 euros).

Au village voisin de Pullangari, nous croisons justement un odi, drakkar noir qui transportait autrefois des armes, aujourd’hui formule 1 des eaux. À son bord, dix jeunes hommes torse nu, vêtus de leurs seuls dhotis, pagnes drapés autour des hanches, rament en cadence, ou plutôt en transe, en poussant des cris de galériens pour garder le rythme. Ils s’entraînent une heure chaque jour.

À l’ombre de Shiva età Che Guevara

Bientôt, le soleil du soir embrase les goyaviers et les fleurs de manguiers. Nous croisons une mosaïque de rizières entièrement recouvertes d’eau. Après les récoltes, les paysans ouvrent les digues des canaux pour nettoyer les champs de riz. Et les buffles paresseux, immergés jusqu’aux yeux, sont bien obligés de nager, au milieu des tracteurs rouillés et des pelleteuses qui font de même.

Au Kerala, tout ou presque est conçu pour flotter. Et la boue des fleuves, noire comme du caviar, vaut de l’or. Les hommes plongent pour ramener des paniers entiers, en forme de chapeaux chinois, de ce ciment d’ébène. Il servira à construire les maisons blanches recouvertes de pots de fleurs ou peintes en rouge pastèque, jaune citron, bleu électrique, au look rétro des années 1950. Sur leurs toits flottent parfois le drapeau communiste, le régime de cette région depuis 1957 (4), et le visage de Che Guevara, l’une des icônes du Kerala, avec Ganesh et Shiva.

Prochaine escale : Mannar. Ce village paisible, perdu dans la brousse, cache bien son jeu. On traverse à pied sa forêt dense, coupée net par une route folle aux airs de nationale. Soudain, c’est la cohue, le chaos des autorickshaws, ces pousse-pousse à moteur noirs et jaunes qui foncent sur nous comme des essaims d’abeilles, entre deux scooters surchargés de minibananes rouges, les plus goûteuses du Kerala. On ne devinait pas qu’à 100 m des eaux tranquilles grondait cette avenue, grouillante de bijouteries, au seuil desquelles ceux que l’on nomme les goldsmith, assis en tailleur, font briller l’or et l’argent de vos parures, à la manière des cireurs de chaussures de Manhattan.

Halte gourmande à la pâtisserie-salon de thé Thomson Bakers, où les laddus, des friandises jaune canari, flamboient près des dattes luisantes et des boules au lait concentré. En quittant Mannar, comme pour accompagner notre retour à la sérénité des eaux, un gamin chante, depuis le jardin d’enfants, un cantique du Kerala : l’histoire d’un homme qui cueille la plus belle des fleurs pour conquérir le c£ur de son aimée. En quittant les Backwaters pour rejoindre la terre ferme, on salue la statue du poète Kumaran Asan, disparu en 1924 dans un accident de bateau et célébré dans tout le Kerala comme un dieu englouti par les eaux.

Des couleurs pour fêter la paix

Notre voyage s’achève au paradis. Sur la plage de Chowara, à 8 km de celle de Kovalam – ex-fantasme des hippies – et à 18 km de Trivandrum, la capitale du Kerala. Un bout de rêve où la rumeur des vagues géantes, qui roulent et se brisent, réveille et endort les heureux habitants du centre ayurvédique qui la borde (voir page 108). En ce jour de fête, qui célèbre cette fois l’anniversaire du Mahatma Gandhi, les familles débarquent nombreuses, des ados et des pères en jeans remontés jusqu’aux cuisses se jettent dans l’écume sous le regard amusé des femmes drapées de leurs plus beaux saris. Bébés dans les bras, elles escaladent les rochers qui mènent à l’église, encastrée dans la pierre, où, accroupies sur le sable blond, elles murmurent leurs prières.

Au pied de ce mont sacré surgissent les croix noires et blanches du cimetière d’Adimalathura, l’un des plus beaux villages du Kerala, des plus secrets aussi, enfoui dans une forêt insoupçonnable, à quelques mètres des vagues. Romance, notre taxi rickshaw, garé près du cimetière de sable, nous conduit à son ponton préféré. D’où l’on admire les rivières du Kerala qui plongent doucement vers l’infini turquoise de la mer d’Oman.

(1) Les fameux carrelets chinois, dotés d’un ingénieux système de balancier et de poulies. (2) La langue du Kerala. (3) Le deuxième samedi d’août à Allepey, sur le lac Vembanad. (4) Le Kerala a la particularité d’avoir élu en 1957 un gouvernement communiste.

Le Kerala pratique, pages 108 et 110.

Marie Audran

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