S’il se revendique anti-mode, le mouvement grunge ne cesse d’inspirer, jeans déchirés et chemises de bûcheron en tête. Flash-back vingt ans en arrière, sur fond de rébellion.

Ces mannequins-là pourraient être les filles de Courtney Love, la compagne de Kurt Cobain, chanteur du groupe Nirvana, suicidé en 1994. Elles ont le regard charbonneux, la mèche collée par la sueur, une moue boudeuse. Leur look se veut rebelle et destroy : microjupe en cuir ou robe baby-doll bousculée par une chemise à carreaux, bas résille, bottines à talons plats. Dans le Grand Palais, à Paris, où est organisé le défilé automne-hiver 13-14 de Saint Laurent, les rédactrices de mode restent dubitatives, certaines n’hésitant pas à qualifier la collection d’affreuse, de cheap.  » Les professionnels du secteur n’ont pas compris ce défilé, considère Florence Müller, historienne de mode à l’IFM, l’Institut français de la mode. Pour eux, il n’avait aucun sens. Ils ont eu l’impression que ce retour en arrière stylistique ne permettait pas d’aller de l’avant.  » Cette référence claire aux années 90 et au style grunge déroute.  » Pourtant, la création se nourrit toujours du passé, poursuit l’historienne de mode. Et ce, sans faire de copier-coller strict, ce qui serait d’ailleurs scientifiquement impossible. Très souvent, les personnes qui font ce genre de faux procès ont elles-mêmes vécu l’époque qui est réinterprétée. Cela provoque chez elles une réaction épidermique, liée à leur histoire personnelle.  »

A y réfléchir davantage, ce come-back des nineties n’a pourtant rien d’étrange. Pour s’en convaincre, il suffit de s’attarder sur le parcours d’Hedi Slimane et sur les motivations premières d’Yves Saint Laurent. Le premier cité, engagé en 2012 pour dépoussiérer la maison parisienne dotée jusqu’alors du sigle YSL, puise dans la décennie qui lui est chère. Celle de sa jeunesse, celle durant laquelle le créateur débutait sa carrière, comme directeur du prêt-à-porter Homme chez Yves Saint Laurent, déjà. Ici, avec ses silhouettes contestataires estampillées  » California grunge « , il entend prendre de la distance avec la bourgeoisie, bousculer l’establishment. Comme un certain Yves, qui affirmait en son temps :  » Ce que je veux, c’est choquer, pousser les gens à réfléchir.  » Et puis surtout, Hedi Slimane prouve, une fois encore, sa capacité à retranscrire l’air du temps.  » Ce retour du mouvement grunge fait écho à quelque chose de palpable en rue, indique Florence Müller. Il correspond à une vraie réalité, très jeune, croisée dans la vie quotidienne. En s’inspirant de cette mode, les marques comme Saint Laurent montrent leur souci d’être connectées à l’esprit du temps.  »

LE GOÛT DES JEUNES

Quels sont les goûts de cette jeunesse inspirante ? Elle adore les bottes plates (aux semelles épaisses), qu’elle combine avec des collants, pourquoi pas plumetis. Elle se confectionne un look un rien décomposé, fait de bric et de broc. Le noir domine, les touches rock et grunge aussi. Question make-up, la couleur lie-de-vin – dernier rouge avant le noir – a la cote et contraste avec un teint blafard. Dans les boutiques de vêtements vintage – apparues durant les années 90, rappelons-le -, elle se pâme devant les shorts en jeans ultra-courts, les salopettes, les pantalons déchirés taille haute et les chemises à carreaux, les imprimés kitsch ou décalés, l’inspiration sportswear… Soit autant de références claires au style grunge des nineties, qui se retrouvent en masse dans les collections automne-hiver 13-14 des grandes et petites griffes.  » C’est un mix entre la culture metal-grunge-gothique et le style British « , interprète Elena Van Ginderdeuren, consultante en tendances, styliste accessoiriste et conseil en image, qui s’est prêtée pour nous au jeu de la check-list des années 90 (lire ci-contre).

A noter cependant que cette nouvelle dégaine rebelle et négligée est bien moins extrémiste qu’à l’époque. Si ce courant fait son retour, c’est dans un format plus chic. Le jeans troué est toujours présent, mais les pulls larges, mal ajustés, sont désormais coupés plus près du corps et tricotés dans de belles matières. Idem pour la chemise à carreaux, qui se porte moins XXL.

LE MINIMALISME AUSSI

A côté de la mouvance grunge, la dernière décennie du XXe siècle marque aussi l’avènement du sportswear. Le jogging descend dans la rue, des marques jusqu’alors cantonnées aux stades et salles de fitness, comme Nike et Adidas, sont portées aux nues. Une influence qui se retrouvera d’ailleurs dans plusieurs collections, l’été prochain – Gucci, Prada, Marni ou Alexander Wang en tête. Ce dernier assume même complètement les citations littérales de cette période de son enfance. Avec une bande-son hip-hop en arrière-fond, mixant Pharoahe Monch, Mary J. Blige et Method Man, rappeurs mythiques de l’époque, le créateur américain a fait défiler des tenues de sport, des looks constellés de logos géants et des tops au-dessus du nombril.

Autre tendance à avoir émergé durant les années 90 et à connaître un revival depuis quelques saisons déjà ? La vague minimaliste, dont la chef de file n’est autre que Phoebe Philo, chez Céline. Nombreuses sont ainsi les marques à proposer une silhouette épurée, qui met l’accent sur la qualité des coupes et des matières, ainsi que sur la construction du vêtement. A nouveau, la réinterprétation est moins extrême que la version originale, lorsque Belges et Japonais révolutionnaient la sphère fashion à grands coups de looks architecturés.  » Pour un oeil non averti, cet état d’esprit peut même être considéré comme très classique et sobre, analyse Florence Müller. Il est vrai que dorénavant, il n’est plus question de se limiter à faire de la mode pour la mode, à la façon d’un geste artistique. Il s’agit de rencontrer son public, d’imaginer des vêtements qui seront portés.  »

UN MÊME TERREAU

L’attrait pour les tendances grunge, sportswear ou minimaliste n’est pas le seul point commun entre les années 90 et 2010. Ces décennies surviennent après une période superficielle, voire bling-bling, et adoptent dès lors des comportements plus authentiques. Dans les deux cas, le climat économique et social est morose. Chute du Mur de Berlin et de l’Union Soviétique, il y a vingt ans. Crise écologique et menaces de conflits dans le monde actuellement. Les débuts de l’innovation technologique, d’une part – GSM, jeux vidéo, CD… L’explosion de la communication virtuelle, d’autre part.  » L’histoire se répète, constate Elena Van Ginderdeuren. Que ce soit pour la génération Y (les trentenaires) ou celle de leurs parents (les babyboomers), ce climat de récession laisse progressivement la place à une quête d’épanouissement et à la découverte de nouveaux horizons, modes de vie et dynamiques économiques, culturelles et sociales. Ce sont cette volonté de changement et cette envie de faire évoluer ses repères qui expliquent aussi ce besoin actuel d’explorer ses souvenirs d’enfance.  »

Mais un revival à peine vingt ans plus tard, n’est-ce pas un peu trop tôt ?  » Généralement, on constate que ce délai est suffisant pour réinterpréter le passé, analyse Florence Müller. Ce n’est ni trop tôt, ni trop tard. Il faut attendre le juste moment, pour que cette période soit digérée. S’inspirer d’anciennes tendances nécessite d’avoir une vision distanciée des événements.  » En d’autres mots, le temps de décantation nécessaire pour ne plus avoir de souvenirs trop précis de l’époque en question, pour pouvoir la considérer de façon romantisée, est aujourd’hui écoulé. Et ce, que ce soit pour la mode ou la musique, autre secteur à connaître un nouvel intérêt pour les années 90 actuellement.  » Pas mal de groupes se reforment ou sortent un nouvel album « , confirme Arnaud Rey, chef de produits chez Universal Music Belgique. Citons les Pixies, Pearl Jam, Smashing Pumpkins, Placebo ou les Pet Shop Boys.  » A côté de ces retours, nous ressortons également plusieurs albums cultes dans une version de luxe, comme In Utero de Nirvana. Vingt ans, c’est suffisant pour la pérennisation du nom. Et cela nous permet de toucher les fans de l’époque, mais aussi la jeune génération.  »

Reste à savoir si cette nostalgie est partie pour durer… ou pas.  » Certains éléments, comme les carreaux écossais rouges, les clous ou la tennis compensée ne devraient être qu’une passade, prédit Elena Van Ginderdeuren. Par contre, l’influence sportswear, les tissus techniques, les volumes  » boîtes « , les jupes longues, la superposition, l’asymétrie et des teintes comme le bleu, vert ou gris sont davantage susceptibles d’être une lame de fond.  » Un argument qui devrait sans doute convaincre les ados et jeunes adultes de la fin du siècle passé à renouer avec leur vestiaire d’antan…

PAR CATHERINE PLEECK

 » Un mix entre la culture metal-grunge-gothique et le style British.  »

 » Il n’est plus question de se limiter à faire de la mode pour la mode. Il s’agit d’imaginer des vêtements qui seront portés. « 

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content