Un dimanche à Salt Lake City. Le soleil, déjà haut dans le ciel noyé de bleu, éclabousse de sa lumière aveuglante les façades vitrées des shopping malls qui longent l’artère principale de la ville. Quand on lève le nez, on peut deviner le reflet des cimes blanches des Wasatch Ranges qui cernent la cité sur son flanc Est. Le cliquetis de l’unique rame de tramway qui remonte lentement la South Temple donne encore plus d’épaisseur à la torpeur dans laquelle est plongée la ville. Les portes des galeries commerçantes sont closes, les terrasses des cafés sont désertées par les clients en dehors de rares touristes penchés sur leurs guides ou leurs cartes postales.

La vie est ailleurs, au c£ur même de la ville, dans un immense parc ombragé, entouré par des murs de briques. C’est là que se dresse le Temple, un majestueux édifice de style néogothique, surmonté de six flèches de granit sculpté. Une foule nombreuse se presse devant le porche, heureuse d’échanger des salutations avant de se rendre à l’office. Les jeunes femmes portent de longues jupes foncées, rehaussées de jolis chemisiers brodés dont les manches sont resserrées au poignet par des boutons de nacre. Elles rassemblent autour d’elles des nuées d’enfants, fillettes sagement nattées et habillées de coquettes robes pastel qui leur cachent les mollets, garçonnets vêtus d’un strict pantalon noir retenu par une paire de bretelles qui se croisent sur une chemise immaculée. Les hommes, en costume noir et étroite cravate sombre, encadrent fièrement leurs familles. Une agitation souriante et tranquille, une réunion qui rappelle une autre époque, celle de la conquête du Nouveau Monde, célébrée par les plus beaux westerns de la légende de l’Ouest.

Nous sommes chez les mormons qui ont préservé intacts les préceptes rigoureux mis en place par le fondateur de la religion, Joseph Smith. Le dimanche est ainsi un jour entièrement réservé au sabbat, ce qui signifie des heures de prières, d’enseignements, de chants et de bénédictions. Personne ici, à Salt Lake City, n’imaginerait oser déroger aux pratiques rituelles, d’autant plus que la ville accueille le siège administratif de l’Eglise mormone qui n’hésite pas à comparer ses infrastructures à celle du Vatican romain.

Un exode épique vers la terre promise

Mais que serait Salt Lake City si les mormons n’avaient pas choisi de coloniser ce territoire occupé à l’époque par la tribu des Indiens Utes, une étendue aride enclavée entre un immense lac salé, un désert de pierre et une chaîne de montagne ? Tout a commencé en 1829, dans l’Etat de New York. Joseph Smith a 24 ans. Il publie le  » Livre des mormons  » qui serait l’expression d’un christianisme authentique dont il aurait eu la révélation grâce à l’ange Moroni, le dernier survivant d’une tribu biblique, les Lamanites. Ils auraient quitté Israël sur ordre du Christ ressuscité pour coloniser le Nouveau Monde et y fonder la Nouvelle Jérusalem. Un an plus tard, Joseph Smith crée son église dans le Vermont, mais il est contraint de s’exiler dans l’Ohio, puis dans le Missouri. Les violentes attaques de ses détracteurs, qui le traitent de charlatan et ne tolèrent pas la pratique de la polygamie, l’obligent à fuir une fois de plus. Il émigre alors dans l’Illinois où sa communauté va prospérer à un point tel qu’elle apparaît comme une menace pour l’ordre établi. Smith est lynché en 1844. Son successeur, Brigham Young, décide alors de mettre sur pied l’exode de toute la colonie vers les contrées inexplorées de l’ouest des Etats-Unis. Il quitte l’Illinois en février 1846, à la tête d’un premier convoi de 148 fidèles, 72 wagons, 93 chevaux, 32 mules, 66 b£ufs et 19 vaches. Un an plus tard, les disciples atteignent les abords désertiques du Grand Lac Salé où Brigham Young prononce la célèbre phrase  » This is the place «  , reconnaissant la terre promise que lui aurait révélé l’ange Moroni. Fin 1847, les premiers champs sont ensemencés. Vingt ans plus tard, ils sont plus de soixante mille à avoir rejoint le prophète. Et lorsque, en 1896, l’Utah devient le 45e Etat de l’Union, les mormons ont déjà capté l’eau de la montagne, creusé plus de 70 canaux et labouré 60 000 ha de terre.

Une ville XXL

Ce travail d’abeille, qui ne peut s’expliquer que par la foi profonde d’hommes et de femmes réunis autour d’un même idéal d’ordre et de civilisation, a fait de Salt Lake City une grande place commerciale. Construite en damier autour des quatre hectares du Temple Square, toute la ville porte l’empreinte de l’Eglise de Jésus-Christ et des Saints des Derniers Jours, la LDS Church, dont elle est le siège. Toutes les rues sont numérotées en fonction de la distance les séparant du Temple qui se dresse au centre de l’agglomération. Les artères, tirées au cordeau, mesurent exactement 44 mètres de largeur, soit la distance nécessaire pour qu’un attelage de b£ufs puisse y faire demi-tour. Salt Lake City se décline donc comme une ville étendue, très aérée, dont les avenues découpent de larges perspectives sur la montagne partiellement couverte de forêts ou sur des pans de ciel infiniment bleu.

Dans cet Etat vaste comme le tiers de la France, tout ce qui n’est pas grand ne compte pas. Un désert immense, des canyons vertigineux, des plateaux aux couleurs d’or et de sang, un lac étrange, huit fois plus salé que l’océan Atlantique et son ancien bassin aujourd’hui à sec, devenu une vaste cuvette de 400 km de longueur recouverte d’une croûte de sel dure comme du béton où des passionnés de vitesse viennent battre des records au volant de leurs engins, des stations de sport d’hiver aux portes de la ville où la poudreuse serait la meilleure du monde… Une immensité vertigineuse qui garantit toute tranquillité. Même le million d’habitants û la moitié de la population de l’Etat û qui vit à Salt Lake City semble dilué dans la ville, comme absorbé dans des espaces où triomphe le rythme paisible de la vie.

Retour au parc où touristes et fidèles se croisent à l’ombre des hauts peupliers qui bordent les allées. L’accès au Temple est malheureusement interdit aux  » gentils « , à savoir les non-mormons, mais deux centres d’accueil proposent dans toutes les langues des visites guidées du site afin d’initier le visiteur au credo de la religion mormone. La promenade dans le parc permet de découvrir ainsi un édifice de forme oblongue, avec un dôme en bois de pin recouvert d’aluminium : le Tabernacle, où trône un orgue de 11 600 tuyaux, un des plus grands ensembles du monde. C’est ici, dans ce lieu prestigieux, que s’est tenue la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques d’hiver en 1992. L’Assembly Hall est un autre bâtiment aménagé dans le parc. De facture plus classique, il accueille des concerts où se retrouvent avec plaisir les habitants de Salt Lake City. En face se dresse une colonne de bronze surmontée d’une mouette qui commémore l’intervention miraculeuse des oiseaux qui, en 1917, sauvèrent les colons d’une nuée de criquets qui ravageaient les récoltes.

D’autres constructions à l’extérieur du parc témoignent encore de l’empreinte mormone sur la ville. L’édifice le plus célèbre reste toutefois le Later Day Saints (LDS) Church Office Building qui abrite une étonnante bibliothèque généalogique, la plus grande du monde, que les visiteurs peuvent consulter gratuitement. Les mormons ont en effet imaginé de collecter de par le monde et de conserver sur microfilms tous les documents d’état civil pour permettre à chacun de retrouver ses aïeux et, le cas échéant, de les baptiser rétroactivement afin de les intégrer au peuple des  » élus « .

Pour parfaire la compréhension de la culture mormone, il est indispensable de se rendre au Pionneer Monument State Park, à deux kilomètres au sud de la ville. C’est là que Brigham Young aurait reconnu le site que lui avait désigné une vision pour y installer sa communauté. Une plongée dans le passé industrieux de la colonie. Le musée se veut une reconstitution fidèle d’un village mormon, avec son temple, son école, ses fermes. Il montre comment, avec la Bible dans une main et la pioche dans l’autre, les mormons sont parvenus à exploiter les richesses agricoles et minières de ce morceau de désert dont personne ne voulait.

L’autre facette de Salt Lake City est symbolisée par son capitole, directement inspiré de celui de Washington. Situé au sommet d’une colline, avec ses colonnes de marbre de style corinthien, ses fresques murales, sa vaste rotonde, sa collection de bustes d’éminents citoyens et son large escalier de granit, il affiche fièrement les signes extérieurs de la puissance des hautes instances législatives et judiciaires de l’Etat de l’Utah, face à la puissance spirituelle et économique de l’Eglise mormone. Mais quand on sait que la plupart des postes de l’Etat sont occupés par des  » saints « , comme se désignent entre eux les mormons, et que même les représentants de l’Utah aux instances fédérales sont des mormons, on peut affirmer qu’une forme de théocratie pèse sur la ville de Salt Lake City.

Sans doute peut-on y trouver la raison pour laquelle on n’y remarque pas les contrastes criants de pauvreté et de richesse qui caractérisent la plupart des grandes villes américaines. La charité et la frugalité sont, avec la décence et la soumission à l’autorité, les ingrédients fondamentaux de la personnalité mormone. Certes les shopping malls regroupent de nombreuses boutiques à la mode et certains restaurants deviennent d’autres lieux de rencontre à côté des jardins du Temple Square. Toutefois, il ne faut pas oublier que l’Utah est un des derniers Etats qui maintient la prohibition et il n’est pas question de consommer une canette de bière dans un lieu public. Les amendes sont lourdes et immédiates. En revanche, les restaurants sont autorisés à servir du vin et les clubs privés, où l’alcool coule à flots, sont légion. Mais ils ferment tous leurs portes à deux heures du matin. Serait-ce parce que la consommation d’alcool, de tabac, de café et de thé est très réduite chez eux ? Toujours est-il que les mormons bénéficient d’une espérance de vie supérieure de onze ans à celle des autres Américains… Ce n’est pas pour rien que Salt Lake City est classée comme une des villes les plus agréables où vivre aux Etats-Unis !

Christiane Goor

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