Casanova en aurait la chique coupée. En quelques années, les nouvelles technologies ont bouleversé les règles du jeu de la séduction. Le regard ? Eclipsé ! Le talent oratoire ? Réduit en miettes. Désormais, on papillonne en jaugeant les profils formatés des  » contacts  » comme on comparerait les mérites respectifs de machines à laver. Sauf qu’ici, le service après-vente n’est pas garanti. La désillusion est dès lors souvent au rendez-vous. Tournez manège !

Une publicité pleine page parue dans le quotidien français  » Libération  » ces dernières semaines en dit long sur l’art de la séduction au xxie siècle. Sous le titre  » Saint-Valentin 2006 « , illustré par un dessin d’un couple s’embrassant avec fougue tout droit sorti de l’univers pop de Roy Lichtenstein, cette annonce invitait les lecteurs à déclarer dans le journal leur flamme à leur bien-aimé(e) ou, pour les moins chanceux, à vanter par écrit leurs charmes dans l’espoir de rencontrer l’âme s£ur. Encore fallait-il avoir l’esprit concis et ne pas être accro à la plume d’oie comme la princesse de Clèves ou aux pneumatiques comme Simone de Beauvoir. Influence des nouvelles technologies oblige, le désir, la passion, le coup de foudre s’énoncent en effet, désormais, en mode télex –  » 20 mots et moins : 15 euros « , précisait la pub, les bavards (tout de suite 60 mots) devant débourser 45 euros -, et sont acheminés vers leurs destinataires par des estafettes pressées comme le Net ou le téléphone portable.

L’amour courtois a du plomb dans l’aile. Les Casanova de tous poils prendront bientôt la poussière au musée Grévin. Pour espérer décocher une flèche de Cupidon, mieux vaut en tout cas aujourd’hui maîtriser le sabir informatique et les formules aseptisées de l’amour désincarné – comme le fameux  » ASV  » pour  » âge-sexe-ville  » – que les subtilités envoûtantes de la langue française ou les arcanes tortueux de l’alchimie amoureuse. En une décennie à peine, c’est tout un savoir-faire, pour ne pas dire toute une science, mûrie, affinée, enrichie au fil des siècles, qui menace de disparaître, frappée du sceau fatal de la ringardise. Ovide serait bien marri de prodiguer ses conseils sur l’art d’aimer en 160 signes, la taille d’un SMS. Et don Juan n’étourdirait plus que sa plante verte avec ses poses incongrues et ses tirades emphatiques… Carnets intimes en ligne (blogs), messageries électroniques, forums ou encore  » chat  » ont pris les commandes du vaste bazar du c£ur. Et modelé du même coup l’art autrefois subtil de tendre ses filets, de tourner autour de sa proie pour l’un, de se laisser désirer, de feindre la résistance pour l’autre, pour ensuite mieux s’abandonner…

Les chiffres témoignent de ce coup de tonnerre (et pas coup de foudre…) dans le ciel rose de la séduction. Ainsi, une enquête Ipsos rendue publique en novembre dernier révèle que 44 % des Français de moins de 35 ans déclarent avoir déjà  » dragué  » par Internet ou être tentés de le faire. Si elles se montrent, sans surprise, particulièrement friandes de marivaudages électroniques, les jeunes générations ne sont plus seules à s’en remettre aux entremetteurs virtuels. Le succès fulgurant des sites de rencontres comme match.com ou rendez-vous.be l’atteste. Après seulement quatre ans d’existence, Meetic, le leader européen du flirt en ligne avec 23,16 % de parts de marché, totalise déjà plus de 14 millions de profils en stock. Soit autant de célibataires, de concubins ou même de maris et de femmes mariées en quête qui du prince charmant, qui de la Belle au bois dormant ou qui d’une simple passade.

La faute à Bridget Jones….

Dans un autre registre, mais tout aussi éloquent, on a vu ces dernières années émerger une littérature nourrie de cyber- aventures. On ne compte plus les récits de quidams relatant leurs expériences plus ou moins heureuses, plus ou moins glissantes sur les autoroutes du Net. Deux exemples récents parmi d’autres :  » Chasse @ C£urs  » (Editions Convaincre), où l’auteur, Chantal Bauwens, nous conte non pas fleurette, mais ce qui a poussé une femme divorcée dans la quarantaine à traquer l’Amour dans les méandres de la toile. Et surtout  » Des souris et un homme « , où Nick, alias Lewis Wingrove, confie cash  » un an de rencontres sexy sur le Net « . Une  » expérience érotico-socio- logique « , comme il la qualifie, déjà publiée sur son blog il y a un an et qui sort aujourd’hui sur papier. A l’époque, 500 000 visiteurs, et une poignée de médias, s’étaient régalés de ses frasques coquines. Il faut dire que le bonhomme, qui manie avec brio l’humour et le sens de la formule, revendique 52 rencontres en 365 jours (soit une par semaine), dont 27 se sont terminées sous la couette… Une  » performance  » qui ferait passer Eddie Barclay pour un amateur…

Autres temps, autres m£urs. La formule est plus que jamais d’actualité dans les affaires de c£ur. On est passé de la relation dynamique qui s’appuie sur le pouvoir ensorceleur des mots et laisse parler l’arsenal biologique des individus (les éthologues ont démontré que les émotions de base, comme le désir, s’expriment prioritairement par les mimiques faciales), à la relation Azerty (référence aux premières lettres du clavier) où l’on avance déguisé – du moins dans un premier temps – en suivant un schéma relationnel aussi fantaisiste qu’une notice de médicament.

Comment en est-on arrivé là ? Pascal Lardellier, professeur de sciences de la communication à l’Université de Bourgogne et auteur d’un ouvrage intitulé  » Le C£ur Net  » (éditions Belin) qui fait le point sur la question, identifie plusieurs causes. A commencer par le nombre sans cesse croissant de célibataires dans les villes, un effet collatéral direct de la multiplication des divorces et séparations (les Belges en savent quelque chose puisque notre pays figure dans le peloton de tête européen de la divortialité).  » C’est le  » syndrome Bridget Jones « , explique le sociologue, qui touche en particulier les 28-40 ans, la population la plus représentée sur les sites de rencontre.  » Il y a ensuite le changement d’attitude des jeunes, travaillés par deux décennies d’individualisme forcené.  » La drague traditionnelle qui prenait appui sur la danse de salon, le rock, le slow, les fêtes de quartier ou de village s’est ringardisée, poursuit l’enseignant. Aujourd’hui, 95 % des gens qui sortent en boîte dansent seuls.  » Un  » chacun pour soi  » qui ne facilite évidemment pas les contacts directs… Autre argument en faveur de la prospection en ligne : le bénéfice que certains en tirent. Bénéfice financier – un homme doit débourser grosso modo 30 euros par mois pour décrocher son ticket d’entrée au royaume des amours digitales, soit moins que ce qu’il dépensera en une soirée en discothèque -, mais aussi bénéfice émotionnel, notamment pour les timides.  » On s’implique à son rythme et on peut à tout moment disparaître « , précise Pascal Lardellier. Autant d’éléments qui ont contribué à faire du Net une sorte de  » Tournez manège  » planétaire.

Au-delà de la quête sincère ou non d’un partenaire, la manière dont s’orchestre la drague sur le réseau révèle une météo sentimentale instable, résultat probable d’une libération sexuelle mal digérée. La recherche de l’âme s£ur prend des allures d’obsession, presque de sport d’élite, mais se dissimule derrière un discours badin. Un pied dedans, un pied dehors en somme. Il suffit cependant de gratter un peu le vernis de la propagande amoureuse pour se rendre compte que les préoccupations profondes sont davantage tournées vers des idéaux types. Derrière le langage parfois cru qui fleurit sur le Net, sur les portables mais aussi dans la pub ou dans les chansons (de rap notamment), se cache en réalité une aspiration à la rencontre noble, voire à la bluette de conte de fées. Simplement, pour éviter d’être catalogué de mièvre, de niais ou de  » has been « , la plupart des internautes séducteurs(trices) n’assumeront jamais ouvertement cette position. C’est à peine s’ils oseront l’évoquer, et encore, uniquement sur le ton de la dérision. Conséquence : on patauge dans un pseudo-libertinage.  » Nous sommes dans l’ère de la séduction pour la séduction « , résume le sociologue Jean-Claude Kaufmann dans le magazine  » Technikart « . Pour l’auteur de  » Premier matin, la femme seule et le prince charmant « , ce qui compte avant tout aujourd’hui, c’est  » se montrer qu’on est capable de plaire, qu’on est dans la bonne case de la société, mais surtout sans jamais perdre pied.  » La peur de l’engagement a développé un double langage, à la fois très romantique et très lâche – un peu à l’image de notre époque -, qu’on pourrait ramasser en une formule ambigüe : j’ai envie de toi mais je rigole.

Un petit air de carnaval

Le fait d’avancer masqué n’aide pas à y voir plus clair. Car c’est là une autre particularité, et non des moindres, du batifolage numérique, et plus largement de la cyberculture : à l’abri derrière son écran, chacun est libre de s’inventer une identité, ou à tout le moins d’embellir celle dont la nature, pas toujours généreuse, l’a gratifié. Et les bourlingueurs du Net ne s’en privent d’ailleurs pas. Se conformant à une vision très sexiste du monde et des rapports humains, les hommes vont s’arroger indûment l’un ou l’autre diplôme, les femmes oublier quelques kilos. Ce qui fait dire à Pascal Lardellier que sur le marché du c£ur digital,  » on rencontre comme à carnaval tous les profils d’amoureux potentiels, néoromantiques transis, libertins en furie et autres zappeurs sentimentaux « . On joue à être son double en mieux. Le timide se proclame  » sex symbol « , la quinqua divorcée,  » demoizelle « , le mari volage,  » célibataire « . Car si le Net noue les fils de l’amour, il les dénoue aussi. Il n’a pas fallu longtemps pour qu’Internet devienne le royaume de l’adultère (la  » cyberinfidelity  » serait à l’origine d’un tiers des divorces aux Etats-Unis). Comme quoi, les vices ne connaissent pas les frontières, surtout quand leurs auteurs bénéficient d’un sentiment d’impunité… Quoi qu’il en soit, ces petits arrangements avec la réalité s’expliquent autant par l’envie d’embellir un quotidien morne et déprimant que par la nécessité de bluffer pour espérer décrocher la Lune. En effet, il n’y a pas de secret : que ce soit pour générer du trafic sur son blog, et donc multiplier les chances de se faire des amis –  » et + si affinités  » -, ou pour être repéré par un c£ur en chasse, mieux vaut avoir un profil engageant. Quitte à le corriger un peu plus tard, une fois que le poisson aura mordu à l’hameçon. Une mise au point incontournable pour éviter que la traversée du miroir, qui reste quand même le but ultime de l’opération, ne vire au fiasco…

Le Net bouleverse en profondeur les rituels de la séduction (par le simple fait que le pedigree – taille, âge, etc. – est affiché ici d’entrée de jeu) et impose même aujourd’hui ses codes dans le monde réel. Le  » speed dating « , par exemple, qui désigne ces rendez-vous éclairs jalonnant des séances de shopping affectif express, s’inspire des techniques de drague en ligne.

D’autre part, il n’échappera à personne que le Web modifie également le rapport de force homme-femme. Ou plus exactement il en accentue les traits. Plus encore que dans la réalité, au bout de la souris, si l’homme propose, c’est la femme qui dispose. Elles sont pourtant moins nombreuses. Mais davantage courtisées (des centaines de sollicitations les premiers jours pour les CV les plus attractifs). D’où une sensation de toute-puissance, voire de domination. Et l’obligation pour les mâles de s’armer de patience, d’user de subterfuges et d’aphorismes qui font mouche (les moins inspirés pourront toujours aller pêcher des slogans clé sur porte sur les sites spécialisés) pour espérer devenir  » l’as de trèfle qui pique son c£ur  » (MC Solaar).

Gare toutefois à l’illusion de la transparence totale qui pourrait réveiller le vieux fantasme de  » la société panoptique « , comme la surnomme les sociologues. Nous voulons tout voir, tout comprendre. Et tout contrôler.  » Cette obsession de visibilité et de toute-puissance nous pousse, a contrario, à fuir la profondeur, l’obscurité, l’épaisseur des choses « , met en garde le sociologue Pascal Lardellier. En d’autres mots, le Net pousse à vouloir tout voir mais à ne rien regarder, comme l’explique le pédopsychiatre Daniel Marcelli dans son essai  » Les Yeux dans les yeux  » (Albin Michel). On s’intéresse à l’autre, mais uniquement en surface. Certains sites ont poussé cette logique très loin. Comme hotornot.com qui mise tout sur la première impression visuelle en permettant de faire défiler rapidement les photos des prétendants. Bonjour le romantisme !

On peut regretter le déclin du marivaudage, pester contre l’appauvrissement de la langue. Reste que toute pratique dominante, ou en voie de l’être, sécrète son antidote. On peut donc parier sur la résurgence de formes de séduction plus raffinées. Le regain d’intérêt pour les danses de salon – tango et autres – en est peut-être le premier signe. Sans parler de la sortie au cinéma, il y a quinze jours, du film  » The Libertine « , inspiré de la vie de John Wilmot, bourreau des c£urs londonien qui a sévi au xviie siècle. Et qui sera suivi, en mars prochain, de…  » Casanova « . Quelques indices tout au plus, mais des indices quand même.

Laurent Raphaël

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