La Suisse a l’art d’engendrer des prototypes uniques de dandys, skiant entre flamboyance artistique et rentabilité économique. Stephan Eicher, Jean-Luc Godard et Dieter Meier de Yello en sont les parfaites illustrations. Gros plans.

Eicher et chic

Stephan Eicher a balayé sa mèche, allumé une cigarette et souri aux enfants tziganes ou peut-être marocains qui sont derrière lui.  » Ah les enfants « , dit-il à la caméra avant d’explorer cet espace de jeu/terrain vague plutôt décrépi au centre de Bruxelles, une après-midi beige de la fin des années 80. Même dans cet espace décalé, le Suisse trouve sa place, ce qui est peut-être la définition du dandysme, façon de fondre un chic indéfini dans n’importe quel décor, sans prêter attention au rang social de celui-ci.

Belle gueule de pirate – même avant la moustache dartagnesque -, Eicher est devenu célèbre par ses chansons, son allure bohème et sa capacité à synthétiser en lui les codes de différentes tribus : rock, variété, tzigane, worldà Quand on le découvre pour la première fois, à Bourges en 1985, il est seul en scène avec des machines,silhouette noire filiforme et coiffure des années 50, reprenant In The Ghetto, la seule chanson engagée jamais chantée par Elvis Presley. C’est de ce côté-là, l’Amérique, que l’ado cherche des réponses : en 1976, le Bernois de 16 ans fuit à Hambourg voir Patti Smith et en ramène des images chrysalides qui fleuriront durant les décennies suivantes.

De son père, violoniste de jazz, Stephan a des origines yeniches – une peuplade semi-nomade européenne – et ce sens permanent du voyage qui va en faire, par excellence, le  » Suisse errant « . Carrière longtemps co-dirigée par Martin Hess, autre citoyen helvète, qui sait faire fructifier le succès d’Eicher, grand ami d’Antoine de Caunes et des médias puissants façon Canal +à Quand il cartonne avec Déjeuner en paix en 1989, il a scellé un pacte – non officiel – avec l’écrivain Philippe Djian, auteur bobo-bohème de divers romans déjà entrés dans la culture populaire, comme son 37°2 le matin, grand succès filmique de 1986.

L’image d’Eicher est un mix rare d’artiste précieux et grand public. Incarnant un migrant éternel, il enregistre dans des hôtels – étoilés à l’ancienne – comme au Kursaal d’Engelberg ou à l’Hôtel de la Cité de Carcassonne, pour deux albums respectivement sortis en 1991 et 1993. Une douzaine d’années plus tard, on croise Stephan dans les rues de Bruxelles – où il s’est provisoirement installé avec la mère de son enfant – pas loin des studios ixellois de l’ICP. On l’y avait vu alors qu’il enregistrait l’accompagnement de Moondog (1916-1999), multi-instrumentiste aveugle et maître du contrepoint, devenu célèbre pour avoir joué dans les rues de New York habillé en viking. Pas si loin du dandysme suprême.

God’art

« Un dandy est un homme se voulant élégant et raffiné, se réclamant du dandysme, courant de mode et de société venant de l’Angleterre de la fin du xviiie siècle, mais aussi d’une affectation de l’esprit et de l’impertinence.  » A priori, le plus fameux des cinéastes franco-suisses (1) est davantage un intellectuel qu’un affecté de l’esprit. Mais si l’on retient le critère du degré d’impertinence, il y a du dandysme débordant chez ce créateur-provocateur qui aura 80 ans en décembre prochain. Quand il marche sur les mains pour convaincre Brigitte Bardot de jouer dans Le mépris (1963), il lui met la tête à l’envers pour mieux garder les idées claires. BB accepte. Quand il baptise la nouvelle vague avec À bout de souffle (1960), il invente le tournage improvisé, dans la rue parisienne, avec un jeune premier dont la gueule boxée contredit les stéréotypes mâles de l’époque, Belmondo évidemment. Et God’art, en costard sans cravate, impose une nouvelle forme de coolitude, la boyard maïs au bec, son drôle de regard timide circulant sous des verres teintés. Le sourire parfois foudroyant.

De famille éminemment bourgeoise – sa mère est héritière des Monod, protestants suisses fortunés – Godard en tirera toujours des relents d’éducation pointue : son élocution savante couplée à un mini-zézaiement colporte une large connaissance de l’histoire et des sciences. Qu’il reprenne Flaubert, Delacroix, Moravia, Copernic, Socrate, Thalberg ou Howard Hawks dans ses films ou interviews, cette citation ambulante traque une obsession, celle de faire des films :  » Aujourd’hui, les festivals de cinéma sont comme les congrès de dentistes. C’est tellement folklorique que c’en est déprimant.  » (1997). Cette dialectique – il faut bien l’appeler comme cela – devient un jeu où la dextérité inspire ses admirateurs :  » Si le cinéma était un royaume, Godard serait son fou.  » (Serge Daney dans Libération, 1985).

À travers une filmographie qui compte une soixantaine de longs-métrages, Godard maintient un cap strictement perso, décrochant une réputation de réalisateur manipulateur, froid, caustique, incompréhensible, insensé, élitiste, étanche, aventurier, malicieux, politique, drôle et fascinant. Depuis au moins trente ans – date de son dernier succès commercial d’envergure avec Dutronc dans Sauve qui peut (la vie) – le cinéaste poursuit un parcours où son étoile dépasse de loin ses entrées en salle. À l’occasion de la projection de Film Socialisme, en mai dernier, à Cannes (lire aussi le portrait de l’acteur suisse Mathias Domahidy en pages 4 et 5), le maître des hauteurs est attendu sur la Croisette tel un gourou du rébus cinématographique. On espère l’une de ces fameuses conférences de presse où son débit légèrement traînant – suisseà – gratifie l’audience d’aphorismes déroutants, moqueries fines et autres sentences sauvages. Finalement, JLG se rétracte, annule sa venue et envoie un sibyllin message aux organisateurs :  » Suite à des problèmes de type grec (sic), je ne pourrai être votre obligé à Cannes. Avec le festival, j’irai jusqu’à la mort, mais je ne ferai pas un pas de plus. Amicalement. Jean-Luc Godard.  »

Son dandysme n’est pas de la catégorie extériorisée des Beau Brummel (2) mais au détour d’un acte -signer un contrat pour King Lear sur une nappe de resto – on perçoit une attitude frondeuse par nature. Curieusement, c’est à la télévision, médium qu’il bombarde de critiques acerbes (et le plus souvent) justifiées, que l’homme apparaît au summum de sa misanthropie universelle. Voyez sur YouTube ces images pêchées chez Ardisson en 1987, où après vingt ans, il retrouve sa muse des sixties, Anna Karina, et comment il règle le compte à leur histoire d’amour :  » Je pense qu’après (la séparation), on peut être beaucoup plus heureux « , lâche-t-il sans sourciller. Karina quitte le plateau, Godard reste seul, avec son chien. De sa maison-studio-laboratoire de Rolle, près du lac de Genève, le cinéaste-ermite sort parfois se promener en canine compagnie, dandy en veste de tweed, Helvète underground comme dirait Bashung.

Yello Submarine

L’interview réalisée avec Dieter Meier s’était passée dans le lobby grand genre d’une compagnie d’assurances bruxelloise. Le choix du lieu incongru n’a certainement pas froissé ce gentleman, né en 1945 dans une famille nantie, forcément impeccable dans un costume trois-pièces sombre, la chevelure attaquée par ses premiers fils d’argent, le sourire aussi synchro qu’une montre suisse. À l’époque, au début des années 90, Dieter Meier et son comparse Boris Blank (3), font encore l’événement de la nouvelle dance européenne. Le groupe sort un premier single I.T. Splash en 1979 et dès l’album paru l’année suivante, Solid Pleasure, confirme un ton ironique qui parodie les modes de consommation courante sur des beats foncièrement électroniques. Les textes à slogans et paraphrases sont plus proches du découpage zazou que de la théorie des ensembles.

Yello accentue son insularité par un look qui tutoie davantage celui des brokers de la City que des avant-gardistes dépenaillés formant alors les légions new wave. Le single Bostich – à une lettre près, on a la fameuse marque d’agrafeuses américaine – est le bon baromètre d’une démarche arty et industrielle. Humour et dilettantisme glissés dans une enveloppe post-moderne, Dieter Meier n’est pas seulement un vocaliste à voix de crooner cybernétique, il est aussi – surtout – un homme d’affaires. Cet héritier millionnaire fréquente simultanément les tournées rock et les tournois de golf, représentant même la nation suisse dans ce noble sport.

Au fil des années, Yello, devenu culte élargi, propulse sa discographie sélective – douze albums en trois décennies – dans les charts spécialisés mais aussi dans un nombre considérable de productions annexes. Par exemple, Oh Yeah, tube de 1985, se retrouve dans une pub pour Fiat, la version 4 de Gran Turismo ou encore dans une floppée de films hollywoodiens ( La folle journée de Ferris Bueller). Meier surfe sur la vague dorée du succès : joueur de poker quasi-pro, il tâte de toutes les formes de challenges visuels. Les nombreux clips bardés de second degré de Yello en témoignent : plus pointu encore, Meier s’essaie aussi à l’avant-garde conceptualiste. En 1972, lors de la Documenta de Kassel, il fait apposer une plaque dans la gare de la ville affichant :  » Le 23 mars 1994, entre 15 et 16 heures, Dieter Meier se tiendra sur cette plaque.  » Promesse dûment tenue vingt-deux ans plus tardà Aujourd’hui, quand il ne veille pas sur ses multiples business en Europe, le sexagénaire Meier vaque à ses occupations de ranchero fortuné sur sa propriété de 2000 hectares à quatre heures de route de Buenos Aires. Les productions du cru, b£uf et vin organiques, peuvent être dégustés en son restaurant Bärengasse de Zurich. Il est prudent de réserver !

(1) Godard a la double nationalité mais a vécu la majeure partie de sa vie en Suisse, à Rolle, entre Genève et Lausanne.

(2) George Bryan Brummel, dit Beau Brummel (1778-1840) est un précurseur du dandysme à l’anglaise.

(3) Le troisième larron, Carlos Perón, quitte le groupe en 1983.

Par Philippe Cornet

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