Sur les cartes anciennes de la ville, serpentent canaux et ruisseaux. Aujourd’hui, ces cours d’eau coulent toujours… mais sous terre. De nombreuses rues et places leur doivent d’ailleurs leurs noms. En route pour une promenade sur les traces de cette hydrographie du temps passé.

C’est équipés de combinaisons imperméables, de bottes en caoutchouc et d’une lampe torche que nous retrouvons notre guide, Toon Livens, à la Ruihuis, sur la Suikerrui. Avant de s’enfoncer dans les entrailles de la métropole flamande, il nous apprend d’entrée de jeu que la ville est construite sur une colline et que l’amplitude des marées de l’Escaut est, ici, de 5 à 6 mètres… En route pour une visite atypique dans les profondeurs !

PORCS GRAS

Pas de risque de souffrir de claustrophobie…. Les allées que nous emprunterons sous terre font 10 mètres de largeur pour 4 mètres de hauteur. Pas de craintes non plus de rencontrer l’une ou l’autre bestiole qui peuplerait, selon les légendes urbaines, ces catacombes modernes.  » Les serpents et les crocodiles sont des mythes, rigole l’accompagnateur. Et les porcs gras, dont on parle souvent, sont en fait… des cloportes. On risque évidemment d’en voir, au même titre que des vers de terre et de petites araignées, les callobius claustrarius. Quant aux rats, on devrait en croiser très peu. En 1999, lorsqu’un réseau d’égouts a été aménagé sur la base de ces canaux souterrains, nous avons eu peur d’être envahis par ces rongeurs. Des dératiseurs ont été engagés mais ils n’ont pas eu beaucoup de travail…  » Dans l’enfer sombre et humide du ventre d’Anvers, la température est constante tout au long de l’année, autour des 16 °C, un biotope idéal pour toute cette faune de petits animaux appréciant la pénombre. Le début du circuit se fait sur un petit bateau électrique, la suite à pied. Durant près de trois heures, nous marcherons dans la boue et les flaques, au fil des récits de Toon.  » Lors de fortes averses ou d’orages, nous vivons de vraies crues. Si l’eau commence à rentrer dans nos bottes, nous devons nous précipiter vers une sortie de secours « , avertit-il avant de se lancer dans ses premières explications historiques.

VIDANGE DES CANAUX

 » Le Duché d’Anvers a été créé par Otto, deuxième du nom, entre l’Escaut et le Burchtgracht. Il faisait à peine 2,5 hectares. Au XIe siècle déjà, la ville commençait à sortir de ses remparts et un canal fut creusé rapidement. En 1200, ce dernier était déjà trop petit et on en traça un nouveau. La cité comptait alors huit kilomètres de canaux, ruisseaux et autres cours d’eau ayant chacun une fonctionnalité propre, telle que la décharge des ordures ou la navigation des péniches.  » Le spécialiste nous apprend encore qu’il y a longtemps, il y avait des poissons dans ces canaux, mais qu’avec la croissance urbaine, les eaux sont devenues impropres et donc hostiles à la vie aquatique.  » Les artisans les utilisaient pour se débarrasser de leurs déchets, les Anversois en firent leurs égouts et dépotoirs privés malgré les interdictions strictes. Au XIVe siècle, on commença à construire des écluses. Elles étaient fermées lors des crues, empêchant les eaux de l’Escaut de noyer les rues. Et quand le niveau de l’eau était bas, elles s’ouvraient afin que les eaux usées puissent descendre vers l’Escaut. On appelait ça la vidange des canaux.  »

TRI SÉLECTIF

L’histoire de la ville peut être lue sur les murs et les voûtes qui constituent le réseau souterrain. Du moins, pour des experts comme Toon Livens.  » Un enchevêtrement de voûtes fantaisistes montre qu’il s’agissait de travaux privés, explique-t-il. Au Moyen Âge, la population a continué à augmenter. La vidange des canaux ne suffisait plus. Du XVIe au XIXe siècle, la ville a dû faire face, régulièrement, à des épidémies – la peste, mais aussi le choléra, la dysenterie, la rougeole, la fièvre typhoïde ou la variole. Même les gens riches, qui ne buvaient pas d’eau mais de la bière, n’étaient pas épargnés. Ils possédaient généralement une résidence extérieure à la ville dans laquelle ils pouvaient se réfugier si nécessaire. Comme Rubens qui possédait un château dans la région de Malines. Mais Isabella Brant, sa première femme, mourut en 1626, l’année de la grande épidémie de peste, car ils étaient revenus vivre en ville trop tôt.  » Pour réduire le nombre d’épidémies et assainir Anvers, la ville a pris des mesures qui ont permis, à partir du XVIIe siècle, de récompenser les habitants qui décidaient de voûter canaux et ruisseaux devant leurs portes. Mais aussi en organisant une collecte des déchets. Un maître des décombres était chargé de ramasser les gravats tandis qu’un autre responsable récoltait les ordures ménagères pour les vendre comme engrais aux agriculteurs locaux.

HISTOIRE DE RELIGIONS

Le XVIe est considéré comme le siècle d’or pour Anvers. Prospère, elle atteindra les 100 000 habitants, devenant la plus grande ville d’Europe après Paris, et ce malgré les maladies, mais aussi la lutte des religions qui y faisaient rage. A l’époque, Luther et Calvin y prêchaient la doctrine protestante et le catholicisme y était interdit. Cela conduisit, en 1566, à la Nuit des iconoclastes, lorsque les Calvinistes détruisirent toutes les représentations des saints.

Anvers fut aussi impliquée dans la Contre-Réforme, ce qui fut pour certains une excellente chose. Rubens, Van Dyck et consorts croulèrent sous les commandes servant à décorer les édifices religieux. Du temps de la Réforme, les Jésuites furent expulsés par les Calvinistes, mais ces derniers n’eurent pas le temps de partir que les Jésuites étaient déjà de retour pour bâtir leur église Sint-Carolus Borromeus.  » Nous sommes juste en dessous de celle-ci, précise lors d’une pause Toon Livens. Les Jésuites ont commencé cette église en 1614, après avoir voûté les deux premiers canaux. Sept ans plus tard, le chantier était terminé, alors que pour bâtir la cathédrale Notre-Dame d’Anvers, il a fallu 170 ans !  » Un exploit que notre chef de file explique facilement :  » L’architecte était lui-même jésuite. Il put également travailler avec des hommes productifs. Rubens, par exemple, a réalisé trente-neuf peintures de plafond qui ont malheureusement disparu dans l’incendie de 1718. Il a également peint deux gigantesques oeuvres pour l’autel, mais celles-ci ont été volées par l’empereur Joseph II de Habsbourg et sont conservées dans un musée, à Vienne. Sint-Carolus Borromeus était considérée à cette époque comme la huitième merveille du monde, à cause de son marbre venant d’Italie. L’incendie de 1718 a détruit beaucoup de choses, mais la chapelle et le choeur sont restés d’origine. Le reste a été reconstruit avec des matériaux moins onéreux.  »

LANGE WAPPER

Quelques mètres plus loin, nous atterrissons juste en dessous de la statue de l’écrivain Hendrik Conscience, sur la place éponyme.  » Il était gravement malade lorsque cette sculpture fut érigée, en 1883. Il n’a pu être présent lors de l’inauguration. Il est décédé un mois plus tard. Il fut l’un des premiers auteurs à écrire en néerlandais, ce qui fait dire que c’est lui qui a appris à lire à son peuple. Notamment à l’aide du plus célèbre de ses livres, Le Lion des Flandres, un ouvrage sur la bataille des éperons d’or.  » Hendrik Conscience est né en 1812 dans la Pompstraat, à Sint-Andries, au sein de la Paroisse de la Misère, à l’époque où Napoléon voulait faire d’Anvers un port de guerre. Là où l’on peut voir aujourd’hui le musée MAS, Napoléon avait fait construire deux docks pour y loger sa flotte navale. Le père d’Hendrik, Pierre Conscience, était un charpentier français, venu à Anvers pour travailler à la construction de ces bateaux. Il y épousa Cornelia, une habitante du coin, et eut huit enfants. À la mort de sa femme, il se remaria et eut encore neuf bambins. Hendrik avait donc seize frères et soeurs, dont la plupart d’entre eux sont morts jeunes. Il s’en est d’ailleurs fallu d’un cheveu qu’Hendrik ne puisse jamais apprendre à lire à son peuple puisqu’il a failli mourir noyé dans le Burchtgracht. Gamin, il a en effet aperçu un oiseau en train de se noyer dans l’eau et il n’a pu résister à l’envie d’aller lui porter secours. Sauf qu’il ne savait pas nager. Heureusement, on a pu le repêcher. C’était l’époque de la légende du Lange Wapper, un géant qui jouait des mauvais tours aux enfants et aux ivrognes. On dit qu’il se cachait dans les canaux et qu’il pouvait se faire aussi bien tout petit que très grand, à tel point qu’il dominait toutes les maisons. Aujourd’hui encore, si quelqu’un est trempé, on dit que Lange Wapper a mis la main sur lui. Cette légende s’est estompée lorsque la dernière parcelle de canaux a été voûtée. Bercés par ces légendes, nous remontons à la lumière du jour, éclairés sur tout un pan de l’histoire de cette ville.

Ruihuis, 21, Suikerrui, à 2000 Anvers. Tél. : 03 232 01 03. www.ruihuis.be Visite guidée, en néerlandais, le samedi et le dimanche à 11 et 13 heures. Possibilité de visite en français pour des groupes, sur réservation.

PAR GRIET SCH RAUWEN / PHOTOS : WOUTER VAN VAERENBERGH

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