Barbara Witkowska Journaliste

Les créations dites  » de niche  » ont donné le ton. Aujourd’hui, les parfums de grandes marques commencent à flirter avec la mixité. Rien d’étonnant à cela, car, dans l’absolu, le parfum n’a pas de sexe. Explications.

Carnet d’adresses en page106.

Une fois de plus, c’est Jean Paul Gaultier qui relance le débat. Gaultier2 (prononcez Gaultier puissance deux), son nouvel opus olfactif, sorti cet automne, annonce clairement son identité : ce  » philtre d’amour « , mêlant muscs gras et ambre doux, s’adresse aussi bien à la femme qu’à l’homme. Une provocation ? Oui, si on se place du côté des marques institutionnelles. Ce sont elles qui ont introduit, il n’y a pas si longtemps, cette distinction entre parfum masculin et parfum féminin afin de rassurer une clientèle à la recherche d’une identité sexuée. Non, si on aborde la question d’un point de vue historique. Dans l’absolu, en effet, les odeurs n’ont pas de sexe.

L’histoire du parfum est une rencontre certaine avec l’histoire des religions et celle des mystiques. L’homme découvre le parfum dans la nature. Il l’utilise pour lui-même et pour les divinités. Les parfums, tels la myrrhe, l’encens, le santal, la rose, l’ambre et le nard, tiennent un rôle important en matière de magie, de croyances et de divination. Une véritable  » industrie  » du parfum existait déjà dans l’Egypte pharaonique. On peut voir, dans le temple d’Edfou, un  » laboratoire  » dont les murs sont couverts d’inscriptions donnant la recette de fabrication de différents produits. Hommes et femmes ne dédaignaient pas de se parfumer, en particulier pour les fêtes et les banquets.  » Le Cantique des cantiques « , l’un des livres de la Bible, est gorgé de parfums. Dans ce texte qui date du Ier millénaire avant Jésus-Christ et qui est attribué à Salomon, on trouve la description la plus complète des parfums connus des Hébreux. Toutes les  » tendances  » de la parfumerie actuelle y sont : les parfums d’ambiance, l’aromathérapie, la tendance  » gourmande « , céréale et lactée (miel, lait, vin et raisins secs) et, bien sûr, la tendance sacrée (encens, myrrhe). Le parfum a aussi une place particulière dans la tradition arabe. Le prophète Mahomet qui aimait, au même titre, la prière, les femmes et les parfums, affirmait que ces derniers fortifient les sens et que, lorsque ceux-là sont forts, les pensées sont droites.

Tout d’abord associé aux rituels sacrés, le parfum s’est répandu par la suite et à partir du Moyen Age, pour ses vertus thérapeutiques et prophylactiques. Dans ce contexte, le parfum était forcément toujours unisexe. Les premières distinctions apparaissent au cours du xixe siècle, avec l’avènement de la bourgeoisie bien pensante. Il ne viendrait jamais à l’idée d’une dame honorable de s’asperger avec des fragrances puissantes et exubérantes. Les femmes se permettent des senteurs subtiles et florales. Les hommes, eux, optent aussi pour la légèreté des Eaux de Cologne fraîches et discrètes. Seules, les demi-mondaines n’hésitent pas à porter des parfums plus opulents et plus capiteux. L’essor des grandes maisons, telles Guerlain, Houbigant ou Coty, s’accompagne de l’apparition de parfums très qualitatifs et marque la naissance de la grande parfumerie française. La distinction entre parfums féminins et masculins commence alors à se dessiner.

La clientèle ne suit pas toujours les règles de ce  » marketing  » naissant et, parfois, n’en fait qu’à sa tête. Pour preuve, le célèbre Jicky, composé en 1889, suite à un chagrin d’amour. Aimé Guerlain termine alors ses études en Angleterre et tombe amoureux d’une jeune Anglaise. Mais à 27 ans, il doit regagner la France, seul. Il crée alors Jicky, une composition semi-orientale et aromatique éclatante, hommage à Jicky, son amour de jeunesse. Destiné à l’origine à la clientèle féminine, il sera adopté par les hommes. Au cours du xxe siècle, beaucoup de femmes le (re)découvrent et y succombent. On peut affirmer que Jicky est devenu, involontairement, le premier parfum mixte dont le succès dure toujours. Tel ne fut pas le cas pour Le Sien. Lancé en 1929 par la maison Jean Patou, c’était réellement le premier parfum mixte, composé autour de la lavande et destiné à l’homme et à la femme. Il a fait long feu…

Côté matières, les différences s’esquissent clairement dès le début du xxe siècle. Chez les femmes, les fleurs restent une valeur sûre ; les parfums masculins privilégiant la lavande, les notes aromatiques ou épicées… sans oublier le bois, décrété viril. Mais, une fois de plus, certains s’amusent à brouiller les pistes. Coco Chanel, en l’occurrence, avec son N° 5, sorti en 1921. On n’a retenu que les notes fleuries (rose et jasmin), soulignées par les aldéhydes. Or, son sillage troublant est bâti avec du bois de santal et du vétiver… Dans un passé plus récent, il y a eu aussi quelques mélanges des genres. Eau Sauvage de Dior, un accord relativement masculin, hespéridé, chypré et aromatique est très apprécié par de nombreuses femmes. Ou encore l’Eau de Rochas. A sa création, en 1970, elle était destinée uniquement aux femmes. Mais les hommes l’ont chipée, séduits par sa fraîcheur fruitée méditerranéenne. Trente ans plus tard, Rochas a décidé de la décliner au masculin, avec les mêmes traits de caractère, mais complétée d’une verdeur mâle (cyprès, vétiver, cèdre) qui ne fait aucun doute.

Au tournant des années 1990, face aux avalanches fleuries voulues par le marketing, les femmes craquent carrément pour le bois et empruntent de plus en plus leurs fragrances aux hommes. C’est le moment que choisit Serge Lutens pour créer, en 1992, Féminité du Bois, décliné en une collection de moins en moins sexuée (Bois de Violette, Bois et Musc, Bois Oriental, Bois et Fruits). Dans la foulée, certaines maisons osent des incursions audacieuses, s’emparent, notamment, du vétiver, typiquement masculin, et l’interprètent au féminin : Baiser du Dragon de Cartier ou Hypnôse de Lancôme. De leur côté, les masculins flirtent de plus en plus avec les fleurs. Quelques pétales se glissent discrètement parmi les notes aromatiques et boisées. Pétales de jasmin dans Aqua Verde de Salvador Dali ou dans Arpège pour Homme de Lanvin et pétales de rose dans L’Eau Bleue d’Issey pour l’Homme.

Malgré ces quelques tentatives, les parfums  » institutionnels  » gardent leur sexe, marketing oblige. Seules les marques dites  » de niche « , qui revendiquent une parfumerie élitiste, veulent redonner du sens au parfum. Leur credo ? Le parfum n’est pas uniquement un produit de consommation, un accessoire à la mode pour être séduisant. Libérés des contraintes marketing, ces nouveaux créateurs de senteurs laissent vagabonder leur imagination et composent des parfums à cent lieues des courants actuels, riches d’extraits précieux et naturels, chargés d’amour, d’histoire, de sagesse et de sérénité. Quelques exemples ? Lorenzo Villoresi élabore ses parfums dans son propre laboratoire à Florence. Extrêmement séduisants, Yerbamate, Spezie, Incensi ou Sandalo sont pensés comme une rencontre entre sa Toscane natale et les essences de l’Orient. Chez Diptyque, les eaux de toilette très raffinées (L’Eau, L’Eau Trois, Olène, L’Eau Lente) exhalent des odeurs d’un passé très ancien : narcisse, cannelle, myrte, coriandre, ciste, cardamome. Et encore, chez Serge Lutens : Encens et Lavade, La Myrrhe, Le Santal de Mysore, Ambre Sultan,  » des odeurs divinisantes qui doivent élever l’esprit et sublimer le quotidien « , dixit leur créateur.

Barbara Witkowska

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